Le mensonge: vertu du politique? (fin)

Publié le par lenuki

Mensonge et démocratie

Mensonge et droit de mentir

N’y a-t-il qu’une morale dont l’empire s’étend sur toutes les activités humaines individuelles ou collectives, ou la politique constitue-t-elle un domaine qui lui est soustrait du fait de sa spécificité ?

Cf. Machiavel : c’est le succès qui légitime l’action politique, astreinte à une obligation de résultat. La politique a alors en elle-même sa propre justification. Affirmation du droit de la politique de s’affranchir du contrôle de l’éthique, reconnaissance de la règle morale dans les autres domaines, voilà 2 positions qui ne sont pas incompatibles, car elles recouvrent la distinction entre le public et le privé. L’Etat, dont la fonction est de substituer aux rapports de force un ordre réglé par la morale et le droit est, lui aussi, au-dessus de ces principes. Ainsi le pouvoir n’est pas tenu de dire la vérité et le secret d’Etat est une référence qui se suffit à elle-même. Autre distinction : le dedans et le dehors. Si les gouvernements se sentaient certaines obligations envers leurs sujets, il en allait autrement en ce qui concerne les rapports entre Etats. C’est le domaine de la Realpolitik. Dans leurs rapports, les Etats ne connaissent que leurs intérêts. Une des raisons de cela : les peuples sont plus menacés de l’extérieur que de l’intérieur. D’où l’obligation, pour les gouvernements d’assurer la survie de leur peuple. Mais tout cela permet-il pour autant aux gouvernants de mentir c’est-à-dire de tromper sciemment les citoyens ? Plutôt que de considérer, tel Machiavel, que la nature humaine est mauvaise, que les hommes sont naturellement méchants, et ce sans rémission possible, ne conviendrait-il pas de les considérer, tel St Augustin, certes pécheurs mais capables de rédemption, et donc de s’adresser en eux à leur raison plutôt qu’à leurs passions, manifestant par là la possibilité d’articuler politique et vérité ?

Comment ne pas se référer ici à la célèbre controverse sur le droit de mentir qui a opposé Kant à Benjamin Constant ? Que nous tentons de rendre bien modestement au travers de deux textes :

« Si tu as, par exemple, empêché d'agir par un mensonge quelqu'un qui se trouvait avoir alors des intentions meurtrières, tu es responsable d'un point de vue juridique de toutes les conséquenses qui pourraient en résulter. Mais si tu t'en es tenu strictement à la vérité, la justice publique ne peut rien te faire quelles que soient les conséquenses imprévues. Il peut toutefois se produire qu'après que tu as honnêtement répondu oui au meurtrier qui te demandait si celui qu'il voulait tuer était chez toi, celui-ci soit cependant sorti sans être remarqué et qu'ainsi il ait échappé au meurtrier, que le crime alors n'ait pas eu lieu; mais supposons que tu aies menti et dit qu'il n'était pas chez toi, et qu'il soit réellement sorti (bien qu'à ton insu); si le meurtrier le rencontrant en train de sortir, accomplissait son crime, tu peux alors être à bon droit accusé d'être la cause de sa mort. (...). Par conséquent celui qui ment, quelque bien intentionné qu'il puisse être, doit répondre des conséquenses de son mensonge. (...) et en payer le prix, quel que soit leur caractère imprévisible. Car dire la vérité constitue un devoir qui doit être considéré comme la base de tous les devoirs qui sont à fonder sur un contrat, et dont la loi, si on y tolère ne serait-ce que la plus petite exception, est rendue chancelante et vaine. »

                                                                     Kant, Sur un prétendu droit de mentir par humanité

 

« Le principe moral que dire la vérité est un devoir, s'il était pris de manière absolue et isolée, rendrait toute société impossible. Nous en avons la preuve dans les conséquences directes qu'à tirées de ce dernier principe un philosophe Allemand qui va jusqu'à prétendre qu'envers des assassins qui vous demanderaient si votre ami qu'ils poursuivent n'est pas réfugié dans votre maison, le mensonge serait un crime (...).

Dire la vérité est un devoir. Qu'est-ce qu'un devoir ? L'idée de devoir est inséparable de celle de droits : un devoir est ce qui, dans un être, correspond aux droits d'un autre. Là où il n'y a pas de droit, il n'y a pas de devoirs. Dire la vérité n'est donc un devoir qu'envers ceux qui ont droit à la vérité. Or nul homme n'a droit à la vérité qui nuit à autrui. »

                                                                                      Benjamin Constant, La France de l'an 1797

 

Tout d’abord, selon Kant, le mensonge est répréhensible en toutes circonstances : les hommes (et donc les politiques aussi) ont un devoir de véracité. Mais sur quoi faire reposer l’interdit du mensonge, si ce n’est pas sur la Révélation ou des principes métaphysiques ? Pour répondre à cette question on peut se référer à la controverse qui opposa Constant à Kant. Selon Constant, faire de la vérité un devoir absolu, c’est rendre toute société impossible. En effet, l’idée de devoir est inséparable de celle de droits : un devoir est ce qui, dans un être, correspond aux droits d’un autre. Là où il n’y a pas de droits, il n’y a pas de devoirs. Donc dire la vérité n’est un devoir qu’envers ceux qui y ont droit. Or celui qui recherche la vérité pour nuire à autrui n’y a pas droit. Appliqué sans discernement, le devoir de véracité pourrait favoriser le crime et détruire le lien social. En réponse, Kant affirme d’abord que, par définition, un devoir moral est un impératif catégorique, qui vaut universellement, en vertu de la loi morale qu’énonce notre raison. Faire son devoir en l’adaptant aux circonstances, ce serait contredire l’idée même du devoir. De plus, on ne peut diviser l’humanité en 2 parties : celle qui aurait droit à la vérité et l’autre non, car cette division dépendrait de circonstances contingentes et non de la raison. Enfin, ce n’est pas le fait de dire la vérité qui détruit le lien social, mais au contraire le mensonge, car il détruit la confiance des hommes entre eux. Si on universalisait le mensonge, si tout le monde en faisait autant, quelle société aurions-nous ? Selon Nietzsche lui-même, le socle de la société, c’est la faculté qu’a l’homme de faire des promesses, et de tenir ses engagements. Sans quoi ce serait un retour à l’état de nature où l’homme était « un loup pour l’homme » ! Or si la confiance existe en société, cela signifie que l’homme est capable de vérité, que l’homme est un être raisonnable, porteur de dignité comme être moral (et donc pas fondamentalement méchant ou mauvais comme le pense Machiavel).

Mais si politique et vérité ont bien du mal à s’articuler, faut-il pour autant condamner irrémédiablement la politique ? C’est à cette question que tente de répondre Hannah Arendt.

Vérité de fait et opinion (Hannah Arendt)

« La véracité n’a jamais figuré au nombre des vertus politiques, et le mensonge a toujours été considéré comme un moyen parfaitement justifié dans les affaires politiques. Qui prend la peine de réfléchir à ce propos ne pourra qu’être frappé de voir à quel point notre pensée politique et philosophique traditionnelle a négligé de prêter attention, d’une part à la nature de l’action et, de l’autre, à notre aptitude à déformer, par la pensée et par la parole, tout ce qui se présente clairement comme un fait réel. 

Hannah Arendt associe action et déformation de la réalité. Or, comme l’homme politique est un homme d’action, cela permettra de mieux comprendre en quoi il est amené à déformer la réalité, voire à mentir.

Cette sorte de capacité active, voire agressive, est bien différente de notre tendance passive à l’erreur, à ­l’illusion, aux distorsions de la mémoire, et à tout ce qui peut être imputé aux insuffisances des mécanismes de la pensée et de la sensibilité.

Un des traits marquants de l’action humaine est qu’elle entreprend toujours du nouveau, ce qui ne signifie pas qu’elle puisse alors partir de rien, créer à partir du néant. On ne peut faire place à une action nouvelle qu’à partir du déplacement ou de la destruction de ce qui pré­existait et de la modification de l’état de choses existant. Ces transformations ne sont possibles que du fait que nous possédons la faculté de nous écarter par la pensée de notre environnement et d’imaginer que les choses pourraient être différentes de ce qu’elles sont en réalité. Autrement dit, la négation délibérée de la réalité – la capacité de mentir –, et la possibilité de modifier les faits – celle d’agir – sont intimement liées ; elles procèdent l’une et l’autre de la même source : l’imagination. 

Qui dit action dit destruction de la réalité existante pour créer autre chose, correspondant davantage à ce que l’homme d’action rêve de réaliser. Une telle création n’est rendue possible que grâce à une faculté : celle d’imaginer, fondée sur un constat : la contingence des faits, c’est-à-dire la conscience que ces derniers auraient pu être différents de ce qu’ils sont. Et c’est pourquoi capacité de mentir et celle d’agir sont étroitement liées selon Arendt, puisqu’elles ont une source commune. Cette remarque est très importante, semblant vouloir dire que l’homme d’action (l’homme politique) ne peut pas ne pas mentir, car sinon il serait réduit à l’inaction du contemplatif. Action et mensonge vont donc de pair.

Il faut ainsi nous souvenir, quand nous parlons du mensonge, et particulièrement du mensonge chez les hommes d’action, que celui-ci ne s’est pas introduit dans la politique à la suite de quelque accident dû à l’humanité pécheresse. De ce fait, l’indignation morale n’est pas susceptible de le faire disparaître. La falsification délibérée porte sur une réalité contingente, c’est-à-dire sur une matière qui n’est pas porteuse d’une vérité intrinsèque et intangible, qui pourrait être autre qu’elle n’est. L’historien sait à quel point est vulnérable la trame des réalités parmi lesquelles nous vivons notre existence quotidienne ; elle peut sans cesse être déchirée par l’effet de mensonges isolés, mise en pièces par les propagandes organisées et mensongères de groupes, de nations, de classes, ou rejetée et déformée, souvent soigneusement dissimulée sous d’épaisses couches de fictions, ou simplement écartée, aux fins d’être ainsi rejetée dans l’oubli.

Cf. l’opposition que fait Arendt entre vérité de raison (nécessaire) et vérité de fait (contingente). C’est pourquoi mentir à propos des faits est aisé. Ici, Arendt fait référence à l’histoire qui se charge d’établir la vérité de certains faits, qui n’a pas la scientificité des sciences de la nature.

C’est cette fragilité qui fait que, jusqu’à un certain point, il est si facile et si tentant de tromper. La tromperie n’entre jamais en conflit avec la raison, car les choses auraient pu se passer effectivement de la façon dont le menteur le prétend. Le mensonge est souvent plus plausible, plus tentant pour la raison que la réalité, car le menteur possède le grand avantage de savoir d’avance ce que le public souhaite entendre ou s’attend à entendre. Sa version a été préparée à l’intention du public, en s’attachant tout particulièrement à la crédibilité, tandis que la réalité a cette habitude déconcertante de nous mettre en présence de l’inattendu, auquel nous n’étions nullement préparés.

On peut se demander si Arendt ne suppose pas une certaine complicité entre le menteur et ceux qui le croient, dans la mesure où ils ont l’impression qu’il répond à leurs attentes (alors que celui qui prétend dire la vérité va souvent à l’encontre de ce qu’ils désirent, les empêchant de prendre leurs désirs pour des réalités). En fait, le mensonge est, en ce sens, moins déconcertant que la vérité.

En temps normal, la réalité, qui n’a pas d’équivalent, vient confondre le menteur. Quelle que soit l’ampleur de la trame mensongère que peut présenter le menteur expérimenté, elle ne parviendra jamais, même avec le concours des ordinateurs, à recouvrir la texture entière du réel. Le menteur, qui pourra peut-être faire illusion, quel que soit le nombre de ses mensonges isolés, ne pourra le faire en ce qui concerne le principe même du mensonge. C’est là une des leçons que l’on pourrait tirer des expériences totalitaires, et de cette effrayante confiance des dirigeants totalitaires dans le pouvoir du mensonge – dans leur aptitude, par exemple, à réécrire sans cesse l’histoire, à adapter l’interprétation du passé aux nécessités de la « ligne politique » du présent, ou à éliminer toutes les données qui ne cadrent pas avec leur idéologie

Ainsi, selon Arendt, l’élimination de Trotski des livres d’histoire annonce son élimination réelle… !

Aux nombreuses formes de l’art de mentir élaborées dans le passé, il nous faut désormais ajouter deux variétés plus récentes. Tout d’abord, cette forme apparemment anodine qu’utilisent les responsables des relations publiques dans l’administration, dont les talents procèdent en droite ligne des inventions de Madison Avenue. Les relations publiques ne sont qu’une variété de la publicité ; elles proviennent donc de la société de consommation, avec son appétit immodéré de produits divers à distribuer par l’intermédiaire d’une économie de marché. Ce qui est gênant, dans la mentalité du spécialiste de relations publiques, c’est qu’il se préoccupe simplement d’opinions de « bonne volonté », des bonnes dispositions de l’acheteur, c’est-à-dire de données dont la réalité concrète est presque nulle. Il peut ainsi être amené à considérer qu’il n’y a aucune limite à ses inventions, car il lui manque la faculté d’agir de l’homme politique, le pouvoir de « créer » des faits et, en conséquence, cette dimension de la simple réalité quotidienne qui assigne des limites au pouvoir et ramène sur terre les forces de l’imagination.

L’art de mentir ne serait-il pas l’art du politique ? Cf. Jonathan Swift : L’art du mensonge politique, ouvrage dans lequel Swift (qui n’en serait pas vraiment l’auteur) pose cette question : peut-on mentir au peuple pour son bien ? En fait, sur le mode satirique, il définit cet art comme celui « de faire croire au peuple des faussetés salutaires, pour quelque bonne fin ». L’art de mentir est aussi un art de la communication, qui peut s’apparenter à celui des publicistes, pour lesquels ce qui compte, ce n’est pas le produit à vendre, mais son image. En ce sens, l’homme politique est un inventeur de faits nouveaux, en fonction de l’idéologie qui est la sienne, et des interprétations de la réalité (voire des modifications de celle-ci) qu’elle implique. En fait, l’homme politique occulte la réalité.

Une seconde variété nouvelle de l’art de mentir concerne des hommes ayant reçu la meilleure formation, ceux que l’on trouve, par exemple, aux échelons les plus élevés de l’administration. Plusieurs d’entre eux ont participé pendant de longues années au jeu des tromperies et des allégations mensongères (dans l’affaire des documents du Pentagone). Pleins de confiance dans « leur situation, leur formation et leur réussite », ils ont peut-être menti par patriotisme erroné. Mais l’important est qu’ils ont ainsi menti, moins au bénéfice de leur pays – et certainement pas pour en préserver l’existence, qui ne fut jamais menacée – qu’au bénéfice de son « image ». En dépit de leur indubitable intelligence, qui apparaît avec évidence dans maintes notes personnelles, ils étaient persuadés que la politique n’est qu’une variété des relations publiques, et ils se sont laissé abuser par l’ensemble des bizarres prémisses psychologiques inséparables de cette conviction. » 

Ces hauts fonctionnaires de l’administration ne mentent pas délibérément, mais (par l’intermédiaire de la théorie des jeux, ou des analyses de systèmes) ils rationalisent (en les quantifiant) des faits qui ne sont pas de l’ordre du rationnel. Ils font donc entrer ces faits dans des schémas préétablis. Ici, Arendt fait référence aux Pentagon Papers, ces documents produits pour justifier de manière rationnelle, mais fallacieuse, la guerre du Vietnam en tentant de rétablir coûte que coûte l’image des USA passablement écornée par cette guerre (et les morts de plus en plus insupportables aux yeux du peuple qu’elle a entrainées).

                                                                                    Hannah Arendt   Du mensonge à la violence

 

H. Arendt. Cf. article Vérité et politique paru dans la crise de la culture. Le but de cet article est de montrer que, pour que la vérité ne soit pas étrangère au politique, il faut opérer une distinction entre vérité de raison et vérité de fait. Seule cette dernière est « politique par nature » tandis que la vérité de raison est apolitique, voire antipolitique. Le philosophe, attaché aux vérités de raison, ne les découvre que dans la solitude de la pensée, laquelle « transcende par définition le domaine de la multitude et le monde des affaires humaines ». Mais lorsque la vérité philosophique apparaît sur la place du marché, elle devient une opinion. Ce qui implique que la vérité de raison se pervertit lorsqu’elle investit le champ politique. Elle devient intéressée, et c’est pourquoi rien n’est plus dangereux qu’un système politique qui prétend prescrire la vérité. D’où la critique que fait Arendt de Platon cherchant l’oreille d’un tyran à tendance philosophique : la vérité devient alors despotique.

Est-ce à dire pour autant qu’il faille laisser la politique aux Sophistes, qui jouent avec la vérité et ne sont que des enchanteurs ?

Arendt nous invite, non sans provocation, à considérer que le mensonge a sa légitimité en politique. L’homme politique, en effet, est un homme d’action. Or l’action est la seule activité humaine adaptée au politique car elle manifeste notre liberté. Aussi Arendt n’hésite pas à dire que le menteur, lorsqu’il entre sur la scène politique, a un avantage : il est acteur par nature, il dit ce qui n’est pas parce qu’il veut que les choses soient différentes de ce qu’elles sont, c’est-à-dire qu’il veut changer le monde. Mais cet éloge du mensonge doit être nuancé. L’étude du totalitarisme a suffisamment montré combien le mensonge d’Etat pouvait manipuler des peuples entiers jusqu’à les détruire. Il faut donc chercher d’où vient cette ambivalence du mensonge, et c’est là qu’intervient l’analyse de la vérité de fait. Ce qui la caractérise, c’est qu’elle est livrée à la multitude, elle suppose des témoins, elle n’existe que si on en parle. Elle hérite de la contingence des faits eux-mêmes. En conséquence, elle est vulnérable : « la vérité de fait n’est pas plus évidente que l’opinion ». Elle peut donc être discutée, voire rejetée. Ce qui s’oppose à la vérité de fait, c’est le mensonge, non pas le mensonge traditionnel (celui de la diplomatie ou de l’habileté politique) mais le mensonge moderne « complet et définitif » qui trompe le menteur lui-même par la manipulation des faits, les images de propagande qui sévissent aussi bien dans les Etats totalitaires que dans les démocraties de masse. Mais les faits sont têtus, ce qui fait qu’on ne peut pas les changer à sa convenance : « La vérité, quoique sans pouvoir et toujours défaite quand elle se heurte de front avec les pouvoirs en place quels qu’ils soient, possède une force propre : quoi que puissent combiner ceux qui sont au pouvoir, ils sont incapables d’en découvrir ou inventer un substitut viable ». La culture du débat, le respect de la pluralité des opinions, impliquent-ils nécessairement de considérer que toutes les opinions se valent et que les faits n’ont aucun rôle dans les discussions politiques ? En effet, si la vérité n’est pas la seule valeur de la politique, une séparation totale entre vérité et politique reviendrait à condamner la démocratie au relativisme, voire au cynisme, en la soumettant au pouvoir des démagogues : tout serait permis, les politiciens pourraient mentir à loisir, l’important étant de persuader et non de dire vrai…. Or, pour Arendt, « les faits informent les opinions » et les opinions, en démocratie, doivent respecter la vérité factuelle. C’est la condition de tout débat authentique, et la limitation de l’exercice du pouvoir par l’Etat : il ne peut pas, par la propagande ou l’instruction, voire certains médias transformer les faits à sa guise, en fonction de ses intérêts. Tôt ou tard, la vérité factuelle rattrape ses mensonges. Cf. Arendt in La crise de la culture : « Durant les années 1920, Clémenceau, peu avant sa mort, se trouvait engagé dans une conversation amicale avec un représentant de la République de Weimar au sujet des responsabilités quant au déclenchement de la Première Guerre mondiale. On demanda à Clemenceau : “À votre avis, qu’est-ce que les historiens futurs penseront de ce problème embarrassant et controversé ?” Il répondit : “Ça, je n’en sais rien, mais ce dont je suis sûr, c’est qu’ils ne diront pas que la Belgique a envahi l’Allemagne.” Nous nous occupons ici de données élémentaires brutales de ce genre, dont le caractère inattaquable a été admis même par les partisans les plus convaincus et les plus sophistiqués de l'historicisme. » Arendt parle ici de « données élémentaires brutales » qui ne peuvent être niées, même par le plus relativiste des hommes (bien que cette limite puisse être franchie dans les Etats totalitaires). Arendt, tout en reconnaissant le péril d’une prétention au monopole de la vérité par le pouvoir, reconnaît aussi le danger d’un abandon de l’idée de vérité… ! De même qu’il y a deux formes de vérité, il y a deux formes de mensonge. C’est ce pluralisme qui permet de dégager un lien possible entre vérité et politique : seuls les vérités de fait et les mensonges traditionnels ont une légitimité politique. La vérité, en politique, ne peut être alors qu’un idéal. Mais quel rapport la démocratie comme exigence entretient-elle alors avec cet idéal de vérité?

Vérité et démocratie

Selon Etchegoyen (in La démocratie malade du mensonge) la structure du pouvoir politique conduit au mensonge. La démocratie qualifie essentiellement le mode d’élection des gouvernants ou des représentants des citoyens, alors que l’exercice du pouvoir ne lui est pas spécifique (délégation, nominations, administration, etc.). Une autre caractéristique de la démocratie : l’éloignement des représentants tout en maintenant l’illusion de la proximité. L’identité des gouvernants et des gouvernés est un principe structurant de la démocratie, qui fonde pour beaucoup sa légitimité. Or cette identité n’est plus respectée : l’écart entre les représentants et les représentés s’étend, tant dans les conditions de vie que dans les préoccupations, voire les caractéristiques sociologiques. L’un des premiers mensonges de la démocratie est de nier l’existence du microcosme politique. De plus, l’éloignement des représentants conduit à des mensonges inévitables. Cf. affaire du sang contaminé : le mensonge des trois ministres n’a pas consisté à dire qu’ils ne savaient pas (ce qui est sans doute vrai) mais de ne pas avoir dit qu’ils ne pouvaient pas savoir, et ainsi pas permis de produire une analyse de ce qui a favorisé leur ignorance. Il est vrai que l’avouer aurait jeté le discrédit sur la classe politique (mais mentir ne conduit-il pas aussi à un tel discrédit ?). Pour se faire élire, il faut savoir persuader et séduire, ce qui ne va pas sans mensonges. A en croire Etchegoyen, les mensonges qui en résultent sont acceptables, voire inévitables si le pouvoir est désiré pour lui-même mais impardonnables si le pouvoir est désiré pour tout ce qu’il permet de négocier (trafic d’influence, corruption, etc.). Au fond la communication politique n’échappe pas à une logique de l’apparence : une erreur peut être « réparée » par la reconnaissance d’un défaut de pédagogie, par exemple. Enfin, la contradiction est l’ennemie des politiciens. Mais une cohérence constante est difficile à assurer, d’où des exercices de style pour essayer de prouver qu’ils n’ont pas varié, souvent au mépris de l’évidence. Comme vu précédemment, selon Arendt le mensonge est la base de toute action politique. L’homme qui dit la vérité n’est pas un homme d’action, car il tentera de convaincre que cette vérité servira les intérêts de tous, ce qui ne manquera pas de paraître suspect. Au contraire, l’homme politique menteur dit ce qui n’est pas, car il veut que les choses soient différentes de ce qu’elles sont. C’est pourquoi notre capacité à mentir (et donc à agir) manifeste notre liberté. Au fond, la bonne foi ne contribue pas à changer le monde (cf. les exemples de mensonges au service de leur politique de De Gaulle et Adenauer évoqués précédemment).

Les mensonges sont donc utiles, voire nécessaires, que ce soit dans la négociation internationale ou dans les affaires intérieures s’ils se fondent sur l’intérêt bien compris des citoyens. Dire toute la vérité concernant les services secrets reviendrait ainsi, purement et simplement, à les faire disparaître.

Certains mensonges sont acceptables sans être indispensables cf. campagnes électorales qui conduisent à donner dans la surenchère pour l’emporter (embellir le bilan de son action pour un sortant, le noircir au contraire pour ses concurrents).

Enfin certains mensonges sont inacceptables. Comme tromperie, le mensonge contredit la vérité démocratique s’il va à l’encontre de l’intérêt des citoyens. C’est l’intérêt propre du représentant, mais pas celui des représentés. Exemple-type : la corruption, ou détournement d’argent public, qui conduisent les contribuables à se sentir lésés, ce qui casse irrémédiablement le lien de confiance entre les représentants et les représentés. Le non respect des programmes constitue aussi un mensonge inacceptable, car il sert les intérêts propres du responsable politique (il l’aide à être élu) tout en étant contraire à l’intérêt des citoyens, qu’il déçoit par rapport à leurs attentes. C’est le décalage entre les programmes et les actions qui contribue à l’usure du pouvoir. Mais il existe des circonstances atténuantes pour ce mensonge (tenir compte des minorités, ce qui implique de ne pas le respecter à 100%). La non application d’un programme constitue donc aussi une tromperie de la confiance des électeurs, et si elle apparaît moins grave, c’est parce qu’aucune disposition législative ne peut contraindre le responsable politique à appliquer son programme.

Conclusion

Dire systématiquement la vérité est un principe moral qui ne peut pas fonder la politique sans dommages pour elle, comme le démontre Machiavel. La politique est le terrain des opinions et des discours, et l’essence même du politique, ainsi que l’exercice du pouvoir, conduisent inévitablement au mensonge même - et peut-être surtout - en démocratie. Toutefois si certains mensonges sont acceptables, voire nécessaires, d’autres sont purement inacceptables, car ils contribuent à briser le lien de confiance entre les représentants et les représentés, en particulier les mensonges qui ne servent que les intérêts propres des responsables politiques. On peut se demander si le mensonge le plus grave ne consisterait pas à chercher à nier les carences de la démocratie (qui est davantage une exigence qu’une réalité effective), tout en étant conscient de celles-ci, ce qu’Hannah Arendt formule ainsi : « dans des conditions démocratiques, la tromperie sans tromperie de soi est quasiment impossible ».

 

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