Quel est le sens du besoin actuel d'éthique? Introduction

Publié le par lenuki

 

     

  Quel est le sens du besoin actuel d’éthique ?

 

Introduction

« L'intellectualisation et la rationalisation croissantes ne signifient donc nullement une connaissance générale croissante des conditions dans lesquelles nous vivons. Elles signifient bien plutôt que nous savons ou que nous croyons qu'à chaque instant nous pourrions, pourvu seulement que nous le voulions, nous prouver qu'il n'existe en principe aucune puissance mystérieuse et imprévisible qui interfère dans le cours de la vie ; bref que nous pouvons maîtriser toute chose par la prévision. Mais cela revient à désenchanter le monde.

Il ne s'agit plus pour nous, comme pour le sauvage qui croit à l'existence de ces puissances, de faire appel à des moyens magiques en vue de maîtriser les esprits ou de les implorer mais de recourir à la technique et à la prévision. Telle est la signification essentielle de l'intellectualisation. »

                  Max Weber, " Le métier et la vocation de savant " (l919),  in Le Savant et le Politique.

Pour évoquer les conséquences actuelles de la rationalisation scientifique et technique du monde (cf. au XVIIe la physique galiléenne) Max Weber parle dans ce texte de désenchantement du monde, conduisant au recul des croyances religieuses et magiques au profit des explications scientifiques. D’où, à ses yeux, une perte de sens et un déclin des valeurs, du fait que ce processus de rationalisation a de plus en plus tendance à s’imposer aux hommes. A ce propos on peut aussi faire référence à la « mort de Dieu » telle que la conçoit Nietzsche. Selon ce dernier, en effet, les valeurs traditionnelles reposent sur la croyance au divin, l’homme n’étant pas alors conçu comme le créateur de celles-ci, d’où hétéronomie et non pas autonomie de son statut. Car si Dieu est mort, les valeurs auxquelles l’homme adhère résonnent comme des récipients creux qu’il s’agit d’ausculter pour écouter ce qui se passe à l’intérieur et évaluer leur profondeur. C’est pourquoi l’homme d’aujourd’hui, en perte de croyance, éprouve un besoin de sens et de repères fiables pour orienter son action. On peut donc se demander si le besoin d’éthique, caractéristique de notre époque, ne répondrait pas à cette désorientation de l’homme, concernant le sens de son existence, tant dans sa signification que dans sa finalité. Or avant d’analyser ce besoin d’éthique, ne faut-il pas définir le sens du terme d’éthique par rapport à la morale, avec laquelle on a tendance à le confondre ? On verra, à partir d’un texte de Paul Ricoeur que seule l’étymologie de ces termes  peut justifier leur indifférenciation, alors qu’ils renvoient à des domaines bien distincts. De plus, ce besoin d’éthique n’est pas propre à notre époque. Socrate, par exemple, n’en a-t-il pas fait le point central de sa philosophie ? Mais ce besoin n’est-il pas devenu plus crucial encore aujourd’hui, du fait des progrès scientifiques et techniques ayant tendance à se développer actuellement de manière extraordinaire, non sans entraîner des interrogations telles que : « où va le progrès ? » ou encore « y a-t-il réellement progrès ? » par lesquelles l’homme prend conscience, en même temps, de la dangerosité de son action, à la fois sur son environnement et sur lui-même ? N’apparaît-il pas alors nécessaire, dans ce contexte, de limiter cette action ? D’où un paradoxe : cette limite de l’action humaine n’implique-t-elle pas un recours à cette même action pour que l’homme, se sentant responsable de ce qu’il est et de ce qu’il fait, agisse en conséquence, dans le cadre de ce qu’on peut nommer aujourd’hui, à la suite de Hans Jonas, une éthique de la responsabilité ?

 

 « Nous découvrons que ce dont manquent le plus les hommes, c’est de la justice certes, d’amour sûrement, mais plus encore de signification. »              

                                                                                                         Paul Ricoeur   Histoire et vérité

Or l’éthique ne constitue-t-elle pas une réponse possible à ce besoin de sens ?

Pour bien situer le propos avant d'aborder la réponse à la question:

Texte de Paul Ricoeur : Ethique et morale

« Faut-il distinguer entre morale et éthique ? A vrai dire, rien dans l'étymologie ou dans l'histoire de l'emploi des mots ne l'impose : l'un vient du grec, l'autre du latin, et les deux renvoient à l'idée de moeurs (ethos, mores) ; on peut toutefois discerner une nuance, selon que l'on met l'accent sur ce qui est estimé bon ou sur ce qui s'impose comme obligatoire. C'est par convention que je réserverai le terme d' « éthique » pour la visée d'une vie accomplie sous le signe des actions estimées bonnes, et celui de « morale » pour le côté obligatoire, marqué par des normes, des obligations, des interdictions caractérisées à la fois par une exigence d'universalité et par un effet de contrainte. On reconnaîtra aisément dans la distinction entre visée de la vie bonne et obéissance aux normes l'opposition entre deux héritages : l'héritage aristotélicien, où l'éthique est caractérisée par sa perspective téléologique (de telos, signifiant « fin ») ; et un héritage kantien, où la morale est définie par le caractère d'obligation de la norme, donc par un point de vue déontologique (déontologique signifiant précisément « devoir »). Je me propose, sans souci d'orthodoxie aristotélicienne ou kantienne, de défendre :

1 ) la primauté de l'éthique sur la morale ;

2) la nécessité néanmoins pour la visée éthique de passer par le crible de la norme ;

3) la légitimité d'un recours de la norme à la visée, lorsque la norme conduit à des conflits pour lesquels il n'est pas d'autre issue qu'une sagesse pratique qui renvoie à ce qui, dans la visée éthique, est le plus attentif à la singularité des situations. Commençons donc par la visée éthique. 

1°) La visée éthique

Je définirai la visée éthique par les trois termes suivants : visée de la vie bonne, avec et pour les autres, dans des institutions justes. Les trois composantes de la définition sont également importantes. »

                                                                                              Paul Ricoeur Lecture I Ethique et morale                                         

                                                                                                                                                                                                                        

La morale renvoie à

+la région des normes, autrement dit des principes et du défendu,

+ le sentiment d’obligation en tant que rapport d’un sujet à des normes.

L’éthique est à situer par rapport à ce point fixe :

+ en amont pour enraciner les normes dans la vie et le désir

+ en aval pour insérer les normes dans des situations concrètes.

a) le royaume des normes. Point de départ : le caractère obligatoire du permis et du défendu. Or selon Kant ne peut être tenu comme obligatoires que les règles d’action universalisables. L’impératif, c’est le caractère obligé de l’action. Ce que requiert la morale c’est un sujet auquel on puisse imputer une action. Norme objective + imputabilité subjective = autonomie.

b) éthique antérieure : Le sentiment de se sentir obligé = marque du lien entre norme et désir. Pour faire son devoir, il faut faire appel à l’ensemble des sentiments moraux (honte, pudeur, admiration, courage, etc.) Cf. Aristote : la prahairésis comme capacité de préférence raisonnable = capacité de dire « ceci vaut mieux que cela » et d’agir en conséquence. On passe de cette préférence à la vertu par l’habitude. On peut relier ce point de vue aristotélicien (téléologique) à celui kantien (déontologique) par la volonté. Là encore ce sont les sentiments moraux qui peuvent incliner la volonté vers la vie bonne ou vers le vivre bien.

c) éthiques postérieures (ou sagesse pratique) cf. impératif catégorique selon 3 variantes :

  • Vers soi : « Agis seulement d'après la maxime grâce à laquelle tu peux vouloir en même temps qu'elle devienne une loi universelle. » Le soi = maintien de soi comme respect de la parole donnée, qui implique donc aussi autrui.
  • Vers autrui : « Agis de façon telle que tu traites l'humanité, aussi bien dans ta personne que dans toute autre, toujours en même temps comme fin, et jamais simplement comme moyen. » Traiter autrui comme une fin en soi et pas seulement comme un moyen.  Respect = un élément du rapport à autrui qui peut être défini plus généralement comme sollicitude.
  • Vers la cité : « Agis selon les maximes d'un membre qui légifère universellement en vue d'un règne des fins simplement possible. C’est la formule générale des rapports de citoyenneté dans un Etat de droit.

Ces formules générales ne deviennent des maximes concrètes que reprises dans des éthiques régionales (médicale, judiciaire, des affaires, etc.). Elles peuvent renvoyer à ce qu’Aristote nomme phronésis, c’est-à-dire prudence, capacité à discerner la droite règle dans les circonstances délicates et difficiles de l’action. Le phronimos, en ce sens, c’est l’homme avisé.

Pour Ricoeur, éthique est morale ne sont ni séparées ni opposées, mais complémentaires, dans la mesure où il y a dans l’éthique une aspiration que la morale ignore, et dans la morale des exigences que l’éthique ne peut satisfaire. L’éthique est première car elle parle le langage du désir : elle comporte un projet, elle est une dynamique par laquelle la vie tente de s’accomplir. L’éthique comme visée d’une vie sous la condition d’actions jugées bonnes est première par rapport à la morale, mais la morale est un complément nécessaire à l’éthique avant de revenir vers elle pour se réaliser en sagesse pratique.

Visée éthique : visée de la vie bonne, avec et pour les autres, dans des institutions justes. Ce que Ricoeur résume en souci de soi, souci de l’autre, souci des institutions.

Souci de soi : estime de soi. Or qu’avons-nous d’estimable ?

1. la capacité de choisir, de préférer ceci à cela, c’est-à-dire d’agir intentionnellement.

2. la capacité d’introduire des changements dans le cours des choses, c’est-à-dire la capacité d’initiative.

« C’est en appréciant nos actions que nous nous apprécions nous-mêmes comme en en étant l’auteur ».

Souci de l’autre : vivre bien avec et pour les autres = sollicitude. L’estime de soi comporte un risque : le repli sur soi. Or sollicitude et estime de soi ne peuvent se penser l’une sans l’autre (dire soi n’est pas dire moi). Le soi implique l’autre que soi, c’est-à-dire s’estimer soi-même comme un autre. Car l’autre comme alter ego est aussi capable d’initiative, d’agir selon des raisons, de s’estimer soi-même. C’est la règle de la réciprocité sans quoi il n’y a pas d’éthique. Cette réciprocité, c’est celle des insubstituables. L’est l’exemple ici est l’amitié, car la réciprocité y est complète.

Souci des institutions : (vivre bien, avec et pour l’autre, dans des institutions justes).  La justice, cic, étend la réciprocité à tout autre et pas seulement au tu (proche ou ami). La justice introduit alors une exigence d’égalité autre que celle de l’amitié. Institution = système de partage, de répartition, portant sur des droits et des devoirs. Cela suppose un caractère distributif consistant à donner à chacun selon sa part.

 

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article