Le déclin de l'homme blanc

Publié le par lenuki

par Eric Le Boucher

LE MONDE | 28.06.08 | 13h47  •  Mis à jour le 28.06.08 | 15h08

 

Vivons-nous le début du déclin inexorable de l'Europe, de ses valeurs, de l'humanisme ? La fin du monde grec ? Cette question est en arrière-plan des crises actuelles du capitalisme occidental, crise de la finance, crise de l'Etat-providence. Elle est sous-jacente à la montée de l'Asie, qui décolle sur un autre mode, chinois, pour résumer. Elle est évidente dans le monde arabo-musulman dans le rapport à la religion. Elle est aussi présente ici même en France dans les critiques portées sur l'identité européenne : l'"humanisme" ne serait que le cache-sexe de la volonté toujours "colonisatrice" de la race blanche, et il est temps de soutenir le relativisme culturel (thèses auxquelles veut répondre Jean-François Mattéi dans Le Regard vide. Essai sur l'épuisement de la culture européenne, Flammarion, 2007).

Le fond de l'affaire est que développement économique et démocratie politique ne sont plus liés. Plus liés indéfectiblement, comme on le croyait. Un ventre vide pousse à la barbarie, inversement, une assiette pleine permet le dialogue. Cette "évidence" permettait de penser tranquillement que la démocratie était nécessaire au développement et que, dans l'autre sens, le développement enfanterait nécessairement la démocratie. "Notre" modèle grec allait donc, un jour ou l'autre, s'imposer. Y compris en Chine.

Eh bien, c'est faux. En tout cas, ce n'est plus si sûr. La planète vient de connaître une décennie de très forte croissance, or la Banque mondiale, qui suit près de 200 pays depuis douze ans avec une batterie de critères politiques (élections, presse libre, corruption...), conclut froidement sa dernière livraison publiée cette semaine : "Il n'y a aucun signe qui puisse permettre de conclure que la gouvernance s'est améliorée dans le monde".

Sur la période (1996-2007), la démocratie s'améliore en Sierra Leone, au Ghana, en Indonésie, au Liberia, mais recule fortement en Biélorussie, au Zimbabwe et au Venezuela. Selon l'ONG Freedom House, plus optimiste, le nombre des Etats démocratiques dans le monde a progressé, de 75 en 1990 (46 % des pays), à 123 en 2006 (64 %). Mais parmi ces "démocraties", seule la moitié d'entre elles ont une presse libre. La plupart des études d'économistes se rallient à la conclusion de la Banque mondiale : en moyenne, la démocratie n'est pas une précondition au décollage économique d'un pays, et elle n'a ensuite aucun effet sur la croissance. Importer la démocratie (d'Occident) n'améliore en rien la vitesse de développement. Alors, pourquoi le faire ?

Le Koweït, rare démocratie de la région du Golfe, a élu en mai son Parlement. Quel était le débat central ? Le désenchantement : Dubaï fonce vers son avenir, le Qatar suit de près, tandis que le Koweït piétine. L'Assemblée fragmentée en multiples partis perd son temps en discussions, quand les monarques absolutistes des Emirats ne s'embarrassent pas de débats et investissent. Le modèle chinois s'impose là-bas aussi.

Notre déclin arrive : l'Europe est dépassée démographiquement comme économiquement, et l'humanisme politique recule avec nous. Le XXIe siècle n'est plus le nôtre.

Pas si vite ! Il faut élargir la notion de démocratie à celle de gouvernance. Dans sa batterie de critères, la Banque mondiale distingue la démocratie politique (élections libres, Etat de droit, liberté de la presse...), la démocratie économique (efficacité du gouvernement, régulation, liberté de contrat...), et le contrôle de la corruption, point essentiel et souvent oublié, y compris au nord. Ensuite, il faut regarder à long terme. Car la rapidité de l'actuel développement des pays émergents est due au phénomène de "rattrapage", celui-là bien connu des économistes : importer les technologies des Etats-Unis ou d'Europe vous permet de griller les étapes de la productivité. Mais arrive un jour où ce "rattrapage" est achevé , et où la courbe de croissance s'aplatit. Cela arrivera forcément à la Chine dans cinq, quinze ou vingt ans.

Vue ainsi, de façon élargie, la relation gouvernance-croissance redevient positive dans un sens : la croissance n'apporte pas forcément la démocratie, mais la croissance de long terme est liée à cet ensemble de critères énumérés par la Banque mondiale. Prenez l'exemple des pirates : les navires marchands et militaires dirigés d'une discipline de fer par un dictateur-capitaine, seul maître à bord, ne résistaient pas longtemps aux attaques des pirates, gérés pourtant sous le régime d'assemblées, avec un partage discuté et équilibré des prises. La contestation et la coopération libres, les libertés civiles, la distribution "sociale" étaient les meilleures chances du succès de la course.

Rien n'est mécanique. Le processus est complexe, hasardeux, fragile, la relation gouvernance-développement a de nombreuses exceptions et des rechutes. Mais la démocratie, le respect du droit, la liberté de la presse, la transparence, bref, l'"humanisme", conduisent en général et sur le long terme à un meilleur gouvernement, à une économie plus stable et une prospérité plus partagée. Blancs pirates européens, vous avez un avenir !

http://www.america.gov/st/democracy-english/2008/June/20080605094537ebyessedo0.3466913.html

 

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