"Nul n'est méchant volontairement" : objections

Publié le par lenuki

 

Mantegna Minerve chassant les Vices du jardin de la VertuPour déterminer les différentes objections auxquelles on peut soumettre la formule socratique, il faut d’abord établir quels sont les postulats qui la fondent.

Premier postulat : la volonté est orientée vers ce que l’homme connaît comme étant bon, c’est-à-dire vers un bien escompté. A souligner : il s’agit ici de ce que l’homme reconnaît ou connaît comme bien, et c’est à ce propos qu’il peut se tromper.

Deuxième postulat : le bien peut être connu par la seule raison, et c’est cette connaissance qui détermine le devoir moral. En ce sens, la morale est de l’ordre de la connaissance, et c’est cette dernière qui ordonne la pratique. D’où l’idée d’un double versant de la raison, à la fois théorique (comme principe de connaissance) et pratique (comme principe de la conduite morale). C’est pourquoi le premier mal, selon Socrate, est l’ignorance, car elle est à la source de tous les autres maux.

Troisième postulat : on ne peut pas commettre le mal sans motifs, c’est-à-dire gratuitement. Il faut le vouloir, mais comme on vient de le voir précédemment, cela est impossible si la volonté est pré-ordonnée au bien. Or le motif este l’ordre de la raison (cf. la différence entre motif et mobile).

origine du mal

C’est donc l’optimisme socratique, que manifestent ces trois postulats, qui peut être soumis à examen critique.


Si les valeurs morales sont connues par la seule raison, et si la raison est universelle, comment, en ce cas, la conception du bien ne serait-elle pas,  elle-même, universelle ? Or cette conception n’est-elle pas variable selon les époques et les lieux ? De plus, les valeurs morales (cf. Nietzsche) expriment des besoins, qui ne sont ni immuables, ni absolus. Elles sont la manifestation d’une volonté de puissance, qui peut être positive (comme affirmation de la vie) ou négative (comme pathologie de l’instinct vital). Enfin nos actions ne sont-elles pas, aussi, guidées par nos sentiments, voire nos passions ? Faire de la seule raison l’inspiratrice de notre pratique morale, n’est-ce pas présomptueux, voire source possible d’erreurs ? Cf. Hume :


« Il n'est pas contraire à la raison de préférer la destruction du monde entier à une égratignure de mon doigt. Il n'est pas contraire à la raison que je choisisse de me ruiner complètement pour prévenir le moindre malaise d'un indien ou d'une personne complètement inconnue de soi. (...) Bref, une passion doit s'accompagner de quelque faux jugement, pour être déraisonnable; même alors ce n'est pas, à proprement parler, la passion qui est déraisonnable, c'est le jugement.

(...) Il est (donc) impossible que la raison et la passion puissent jamais s'opposer l'une à l'autre et se disputer le commandement de la volonté et des actes. »

                                                                         Hume Traité de la nature humaine  (1739-1740)

la pitié sculpture

 

Ce qui est raisonnable n’est pas nécessairement rationnel… ! Cf. Rousseau :


« La pitié est un sentiment naturel, qui modérant dans chaque individu l'activité de l'amour de soi-même, concourt à la conservation mutuelle de toute l'espèce. C'est elle qui nous porte sans réflexion au secours de ceux que nous voyons souffrir ; c'est elle qui, dans l'état de nature, tient lieu de lois, de mœurs et de vertu, avec cet avantage que nul n'est tenté de désobéir à sa douce voix ; c'est elle qui détournera tout sauvage robuste d'enlever à un faible enfant, ou à un vieillard infirme, sa subsistance acquise avec peine, si lui-même espère pouvoir trouver la sienne ailleurs ; c'est elle qui, au lieu de cette maxime sublime de justice raisonnée : Fais à autrui comme tu veux qu'on te fasse, inspire à tous les hommes cette autre maxime de bonté naturelle bien moins parfaite, mais plus utile peut-être que la précédente : Fais ton bien avec le moindre mal d'autrui qu'il est possible. C'est, en un mot, dans ce sentiment naturel, plutôt que dans des arguments subtils, qu'il faut chercher la cause de la répugnance que tout homme éprouverait à mal faire, même indépendamment des maximes de l'éducation. »

   Rousseau   Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755)


A-t-on toujours la lucidité et la sagesse requises pour connaître ce que l’on doit faire, sans se tromper ?

De plus, est-il vrai que la volonté ne soit orientée que vers le bien ? Ne peut-elle pas avoir à composer avec d’autres forces en nous, comme celles qui animent notre désir ? Ne peut-on pas manquer de caractère au point de céder à nos impulsions ? Ainsi l’alcoolique méconnaît-il les méfaits de son addiction ? Ne sait-il pas qu’il doit s’abstenir ? N’a-t-il pas tendance à surestimer le pouvoir de sa volonté, ce qui le conduit à agir en dépit de ce qu’il sait ? Ne peut-on voir le bien et cependant commettre le mal ? Cela ne constitue-t-il pas le revers du libre-arbitre qui, s’il est le plus bas degré de la liberté selon Descartes, n’en caractériserait pas moins l’homme (par rapport à l’animal) ?

Si chacun fait ce qui lui paraît bien, le concept de bien (par opposition au mal) a-t-il encore un sens ? Si nul n’est méchant volontairement, et si la méchanceté existe néanmoins, ne serait-ce pas nier le pouvoir de la volonté et, comme on l’a vu, déresponsabiliser l’homme ?

Tout d’abord, est-il bien certain qu’il soit si difficile de déterminer son devoir, grâce à la raison ? Pour Kant, dans l’acte moral, il faut dissocier l’intention et le résultat obtenu. Chaque homme agit en fonction d’une intention, qui détermine la valeur de son action. Or, selon Kant, la seule chose qui puisse être tenue pour bonne est la bonne volonté :

fondements de la métaph des moeurs


 « De tout ce qu’il est possible de concevoir dans le monde, et même en général hors du monde, il n’est rien qui puisse sans restriction être tenu pour bon, si ce n’est seulement une BONNE VOLONTE. L’intelligence, le don de saisir les ressemblances des choses, la faculté de discerner le particulier pour en juger, et les autres talents de l’esprit, de quelque nom qu’on les désigne, ou bien le courage, la décision, la persévérance dans les desseins, comme qualités du tempérament, sont sans doute à bien des égards choses bonnes et désirables ; mais ces dons de la nature peuvent devenir aussi extrêmement mauvais et funestes si la volonté qui doit en faire usage, et dont les dispositions propres s’appellent  pour cela caractère, n’est point bonne. Il en est de même des dons de la fortune. Le pouvoir, la richesse, la considération, même la santé ainsi que, le bien-être complet et le contentement de son état, ce qu’on nomme le bonheur, engendrent une confiance en soi qui souvent  aussi se convertit en présomption, dès qu’il n’y a pas une bonne volonté pour redresser et tourner vers des fins universelles l’influence que ces avantages ont sur l’âme, et du même coup tout le principe de l’action ; sans compter qu’un spectateur raisonnable et impartial ne saurait jamais éprouver de satisfaction à voir que tout réussisse perpétuellement  à un être qui ne relève aucun trait de pure et bonne volonté [...] »

                                                 Kant       Fondements de la métaphysique des mœurs (1785)


C’est pourquoi la volonté doit poursuivre le devoir pour lui-même, indépendamment de tout intérêt, sentiment ou succès potentiel (cf. distinction kantienne entre ce qui est fait par devoir et ce qui l’est conformément au devoir). Ce qui constitue donc la moralité d’une action, c’est l’intention qui la guide, c’est-à-dire la réalisation du devoir. Or, pour déterminer ce qu’il faut faire, chacun peut s’interroger : la maxime de mon action (ma règle de conduite) est-elle universalisable ? Exemple donné par Kant : le mensonge. Un monde où chacun pourrait mentir en toute impunité légale ou morale est-il concevable ? Le mensonge y aurait-il encore un sens ? Donc, pour connaître son devoir, point n’est besoin de connaissance approfondie ou d’intelligence particulièrement clairvoyante. Celui qui commet le mal ne reconnaît-il pas implicitement la valeur de la règle qu’il enfreint (le mal serait-il source de plaisir sans cette reconnaissance ?) ? Le menteur ne peut pas ne pas reconnaître la valeur morale de l’exigence de vérité, sans quoi il ne serait plus ce qu’il est… ! Si l’on punit celui qui a commis le mal, ce n’est donc pas pour son ignorance (même si nul n’est censé ignorer la loi) mais pour la volonté qu’il a manifestée, comme cause de son action, en l’appliquant mal.

Au fond, affirmer : « nul n’est méchant volontairement », n’est-ce pas poser que l’homme est déterminé à faire le bien ? En ce cas, peut-on encore parler de liberté humaine ? N’est-ce pas, d’ailleurs, l’argument de la liberté que le christianisme opposera à l’optimisme socratique, à partir (par exemple) de Saint Augustin ?

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Le libre-arbitre comme origine du mal (pour en dédouaner Dieu ?) :


« D’où vient que nous agissons mal ? Si je ne me trompe, l’argumentation a montré que nous agissons ainsi par le libre arbitre de la volonté. Mais ce libre arbitre auquel nous devons notre faculté de pécher, nous en sommes convaincus, je me demande si celui qui nous a créés a bien fait de nous le donner. Il semble, en effet, que nous n’aurions pas été exposés à pécher si nous en avions été privés ; et il est à craindre que, de cette façon, Dieu aussi passe pour l’auteur de nos mauvaises actions »

« La volonté libre sans laquelle personne ne peut bien vivre, tu dois reconnaître et qu’elle est un bien, et qu’elle est un don de Dieu, et qu’il faut condamner ceux qui mésusent de ce bien plutôt que de dire de celui qui l’a donné qu’il n’aurait pas dû le donner »

                                                                             Saint Augustin   De libero arbitrio (387-391)


Le mal par plaisir (le goût du fruit défendu) :


« Dans le voisinage de nos vignes était un poirier chargé de fruits qui n'avaient aucun attrait de saveur ou de beauté. Nous allâmes, une troupe de jeunes vauriens, secouer et dépouiller cet arbre, vers le milieu de la nuit, ayant prolongé nos jeux jusqu'à cette heure, selon notre détestable habitude, et nous en rapportâmes de grandes charges, non pour en faire régal, si toutefois nous y goûtâmes, mais ne fût-ce que pour les jeter aux pourceaux : simple plaisir de faire ce qui était défendu. L'âme devient adultère, lorsque, détournée de vous, elle cherche hors de vous ce qu'elle ne trouve, pur et sans mélange, qu'en revenant à vous. Ceux-là vous imitent avec perversité, qui s'éloignent de vous, qui s'élèvent contre vous. Et toutefois, en vous imitant ainsi, ils montrent que vous êtes le créateur de l'univers, et que vous ne laissez aucune place où l'on puisse se retirer entièrement de vous. Et moi, qu'ai-je donc aimé dans ce larcin ? En quoi ai-je imité mon Dieu ? Faux et criminel imitateur ! Ai-je pris plaisir à enfreindre la loi par la ruse, au défaut de la puissance ; et, sous les liens de la servitude, affectant une liberté boiteuse, ai-je trouvé dans la faculté de violer impunément la justice une ténébreuse image de la Toute-puissance ? C'est l'esclave qui fuit son maître et n'atteint qu'une ombre ! O corruption ! Ô monstre de vie ! Ô abîme de mort ! Ce qui était illicite a-t-il pu me plaire, et par cela seul qu'il était illicite ? »

 

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