Quel est le sens du besoin actuel d'éthique?

Publié le par lenuki

        Quel est le sens du besoin actuel d’éthique ?

« L'intellectualisation et la rationalisation croissantes ne signifient donc nullement une connaissance générale croissante des conditions dans lesquelles nous vivons. Elles signifient bien plutôt que nous savons ou que nous croyons qu'à chaque instant nous pourrions, pourvu seulement que nous le voulions, nous prouver qu'il n'existe en principe aucune puissance mystérieuse et imprévisible qui interfère dans le cours de la vie ; bref que nous pouvons maîtriser toute chose par la prévision. Mais cela revient à désenchanter le monde.

Il ne s'agit plus pour nous, comme pour le sauvage qui croit à l'existence de ces puissances, de faire appel à des moyens magiques en vue de maîtriser les esprits ou de les implorer mais de recourir à la technique et à la prévision. Telle est la signification essentielle de l'intellectualisation. »

                  Max Weber, " Le métier et la vocation de savant " (l919),  in Le Savant et le Politique.

Pour évoquer les conséquences actuelles de la rationalisation scientifique et technique du monde (cf. au XVIIe la physique galiléenne) Max Weber parle dans ce texte de désenchantement du monde, conduisant au recul des croyances religieuses et magiques au profit des explications scientifiques. D’où, à ses yeux, une perte de sens et un déclin des valeurs, du fait que ce processus de rationalisation a de plus en plus tendance à s’imposer aux hommes. A ce propos on peut aussi faire référence à la « mort de Dieu » telle que la conçoit Nietzsche. Selon ce dernier, en effet, les valeurs traditionnelles reposent sur la croyance au divin, l’homme n’étant pas alors conçu comme le créateur de celles-ci, d’où hétéronomie et non pas autonomie de son statut. Car si Dieu est mort, les valeurs auxquelles l’homme adhère résonnent comme des récipients creux qu’il s’agit d’ausculter pour écouter ce qui se passe à l’intérieur et évaluer leur profondeur. C’est pourquoi l’homme d’aujourd’hui, en perte de croyance, éprouve un besoin de sens et de repères fiables pour orienter son action. On peut donc se demander si le besoin d’éthique, caractéristique de notre époque, ne répondrait pas à cette désorientation de l’homme, concernant le sens de son existence, tant dans sa signification que dans sa finalité. Or avant d’analyser ce besoin d’éthique, ne faut-il pas définir le sens du terme d’éthique par rapport à la morale, avec laquelle on a tendance à le confondre ? On verra, à partir d’un texte de Paul Ricoeur que seule l’étymologie de ces termes  peut justifier leur indifférenciation, alors qu’ils renvoient à des domaines bien distincts. De plus, ce besoin d’éthique n’est pas propre à notre époque. Socrate, par exemple, n’en a-t-il pas fait le point central de sa philosophie ? Mais ce besoin n’est-il pas devenu plus crucial encore aujourd’hui, du fait des progrès scientifiques et techniques ayant tendance à se développer actuellement de manière extraordinaire, non sans entraîner des interrogations telles que : « où va le progrès ? » ou encore « y a-t-il réellement progrès ? » par lesquelles l’homme prend conscience, en même temps, de la dangerosité de son action, à la fois sur son environnement et sur lui-même ? N’apparaît-il pas alors nécessaire, dans ce contexte, de limiter cette action ? D’où un paradoxe : cette limite de l’action humaine n’implique-t-elle pas un recours à cette même action pour que l’homme, se sentant responsable de ce qu’il est et de ce qu’il fait, agisse en conséquence, dans le cadre de ce qu’on peut nommer aujourd’hui, à la suite de Hans Jonas, une éthique de la responsabilité ?

 « Nous découvrons que ce dont manquent le plus les hommes, c’est de la justice certes, d’amour sûrement, mais plus encore de signification. »              

                                                                                                         Paul Ricoeur   Histoire et vérité

Or l’éthique ne constitue-t-elle pas une réponse possible à ce besoin de sens ?

Texte de Paul Ricoeur : Ethique et morale

« Faut-il distinguer entre morale et éthique ? A vrai dire, rien dans l'étymologie ou dans l'histoire de l'emploi des mots ne l'impose : l'un vient du grec, l'autre du latin, et les deux renvoient à l'idée de moeurs (ethos, mores) ; on peut toutefois discerner une nuance, selon que l'on met l'accent sur ce qui est estimé bon ou sur ce qui s'impose comme obligatoire. C'est par convention que je réserverai le terme d' « éthique » pour la visée d'une vie accomplie sous le signe des actions estimées bonnes, et celui de « morale » pour le côté obligatoire, marqué par des normes, des obligations, des interdictions caractérisées à la fois par une exigence d'universalité et par un effet de contrainte. On reconnaîtra aisément dans la distinction entre visée de la vie bonne et obéissance aux normes l'opposition entre deux héritages : l'héritage aristotélicien, où l'éthique est caractérisée par sa perspective téléologique (de telos, signifiant « fin ») ; et un héritage kantien, où la morale est définie par le caractère d'obligation de la norme, donc par un point de vue déontologique (déontologique signifiant précisément « devoir »). Je me propose, sans souci d'orthodoxie aristotélicienne ou kantienne, de défendre :

1 ) la primauté de l'éthique sur la morale ;

2) la nécessité néanmoins pour la visée éthique de passer par le crible de la norme ;

3) la légitimité d'un recours de la norme à la visée, lorsque la norme conduit à des conflits pour lesquels il n'est pas d'autre issue qu'une sagesse pratique qui renvoie à ce qui, dans la visée éthique, est le plus attentif à la singularité des situations. Commençons donc par la visée éthique. 

1°) La visée éthique

Je définirai la visée éthique par les trois termes suivants : visée de la vie bonne, avec et pour les autres, dans des institutions justes. Les trois composantes de la définition sont également importantes. »

                                                                                              Paul Ricoeur Lecture I Ethique et morale                                                                                                                                                                                                                                                                 

La morale renvoie à

+la région des normes, autrement dit des principes et du défendu,

+ le sentiment d’obligation en tant que rapport d’un sujet à des normes.

L’éthique est à situer par rapport à ce point fixe :

+ en amont pour enraciner les normes dans la vie et le désir

+ en aval pour insérer les normes dans des situations concrètes.

a) le royaume des normes. Point de départ : le caractère obligatoire du permis et du défendu. Or selon Kant ne peut être tenu comme obligatoires que les règles d’action universalisables. L’impératif, c’est le caractère obligé de l’action. Ce que requiert la morale c’est un sujet auquel on puisse imputer une action. Norme objective + imputabilité subjective = autonomie.

b) éthique antérieure : Le sentiment de se sentir obligé = marque du lien entre norme et désir. Pour faire son devoir, il faut faire appel à l’ensemble des sentiments moraux (honte, pudeur, admiration, courage, etc.) Cf. Aristote : la prahairésis comme capacité de préférence raisonnable = capacité de dire « ceci vaut mieux que cela » et d’agir en conséquence. On passe de cette préférence à la vertu par l’habitude. On peut relier ce point de vue aristotélicien (téléologique) à celui kantien (déontologique) par la volonté. Là encore ce sont les sentiments moraux qui peuvent incliner la volonté vers la vie bonne ou vers le vivre bien.

c) éthiques postérieures (ou sagesse pratique) cf. impératif catégorique selon 3 variantes :

  • Vers soi : « Agis seulement d'après la maxime grâce à laquelle tu peux vouloir en même temps qu'elle devienne une loi universelle. » Le soi = maintien de soi comme respect de la parole donnée, qui implique donc aussi autrui.
  • Vers autrui : « Agis de façon telle que tu traites l'humanité, aussi bien dans ta personne que dans toute autre, toujours en même temps comme fin, et jamais simplement comme moyen. » Traiter autrui comme une fin en soi et pas seulement comme un moyen.  Respect = un élément du rapport à autrui qui peut être défini plus généralement comme sollicitude.
  • Vers la cité : « Agis selon les maximes d'un membre qui légifère universellement en vue d'un règne des fins simplement possible. C’est la formule générale des rapports de citoyenneté dans un Etat de droit.

Ces formules générales ne deviennent des maximes concrètes que reprises dans des éthiques régionales (médicale, judiciaire, des affaires, etc.). Elles peuvent renvoyer à ce qu’Aristote nomme phronésis, c’est-à-dire prudence, capacité à discerner la droite règle dans les circonstances délicates et difficiles de l’action. Le phronimos, en ce sens, c’est l’homme avisé.

Pour Ricoeur, éthique est morale ne sont ni séparées ni opposées, mais complémentaires, dans la mesure où il y a dans l’éthique une aspiration que la morale ignore, et dans la morale des exigences que l’éthique ne peut satisfaire. L’éthique est première car elle parle le langage du désir : elle comporte un projet, elle est une dynamique par laquelle la vie tente de s’accomplir. L’éthique comme visée d’une vie sous la condition d’actions jugées bonnes est première par rapport à la morale, mais la morale est un complément nécessaire à l’éthique avant de revenir vers elle pour se réaliser en sagesse pratique.

Visée éthique : visée de la vie bonne, avec et pour les autres, dans des institutions justes. Ce que Ricoeur résume en souci de soi, souci de l’autre, souci des institutions.

Souci de soi : estime de soi. Or qu’avons-nous d’estimable ?

1. la capacité de choisir, de préférer ceci à cela, c’est-à-dire d’agir intentionnellement.

2. la capacité d’introduire des changements dans le cours des choses, c’est-à-dire la capacité d’initiative.

« C’est en appréciant nos actions que nous nous apprécions nous-mêmes comme en en étant l’auteur ».

Souci de l’autre : vivre bien avec et pour les autres = sollicitude. L’estime de soi comporte un risque : le repli sur soi. Or sollicitude et estime de soi ne peuvent se penser l’une sans l’autre (dire soi n’est pas dire moi). Le soi implique l’autre que soi, c’est-à-dire s’estimer soi-même comme un autre. Car l’autre comme alter ego est aussi capable d’initiative, d’agir selon des raisons, de s’estimer soi-même. C’est la règle de la réciprocité sans quoi il n’y a pas d’éthique. Cette réciprocité, c’est celle des insubstituables. L’est l’exemple ici est l’amitié, car la réciprocité y est complète.

Souci des institutions : (vivre bien, avec et pour l’autre, dans des institutions justes).  La justice, cic, étend la réciprocité à tout autre et pas seulement au tu (proche ou ami). La justice introduit alors une exigence d’égalité autre que celle de l’amitié. Institution = système de partage, de répartition, portant sur des droits et des devoirs. Cela suppose un caractère distributif consistant à donner à chacun selon sa part.

I. Comment fixer des limites à l’action humaine dans un monde en perte de sens et de valeurs ?

a) Un monde désenchanté

On attribue la paternité de l’expression « désenchantement du monde » à Max Weber, terme qui correspond à un processus de rationalisation. Selon lui, cette rationalisation est mise en place par le capitalisme (et l’industrialisation qu’il implique) ainsi que par la bureaucratisation. En effet, le protestantisme, en prônant le salut par le travail et ses œuvres ici-bas, a opéré un déplacement des valeurs qui, projetées autrefois dans l’au-delà, sont reportées dans le monde terrestre (immanence versus transcendance). Mais ce désenchantement résulte aussi des progrès de la science, qui évacue toute dimension surnaturelle pour privilégier l’explication rationnelle et causale des phénomènes, ainsi que des progrès de la technique. En effet, excepté les hommes de science, personne n’a une idée détaillée des objets qu’il utilise. De cette méconnaissance des objets techniques, il résulte une aliénation et une perte de sens. Mais selon Jacques Ellul, ces explications de Weber ne sont pas suffisantes, car il ne tient pas compte de la désacralisation du monde qu’entraîne ce processus de rationalisation. Si l’activité technique a pu progresser autant, c’est parce que la Réforme a désacralisé la nature (qui ne participe plus d’aucune divinité). Il n’y a alors plus aucun respect à avoir vis-à-vis de la nature. L’homme peut donc devenir « comme maître et possesseur » de celle-ci selon l’expression de Descartes et l’exploiter à l’envi : 

« … L’homme peut faire ce qu’il veut dans cette nature complètement laïcisée. Nous avons là aussi un renversement de conception décisif qui a préparé la possibilité d’une application sans frein des techniques. Il est très regrettable que pour parachever sa démonstration, Weber n’ait pas explicité cette attitude des protestants. » Jacques Ellul

 C’est alors la technique qui en devient elle-même sacralisée :

« Nul ne peut contester qu'en un laps de temps relativement court (en comparaison de l'histoire et surtout de la préhistoire de l'humanité) les sciences et les techniques ont transformé notre planète au point d'ébranler des équilibres écologiques et ethnologiques immémoriaux, au point surtout de faire douter l'homme du sens de son existence et de ses travaux, jusqu'à faire vaciller sa propre identité. Deux guerres mondiales et l'accélération de la compétition technologique à l'échelle planétaire ont imposé une remise en question de l'idéal éclairé du Progrès, sans qu'un nouveau modèle ait pu donner un contenu satisfaisant à la notion de "développement". La puissance, devenue réalité sous des formes qui n'avaient pas été prévues, a pris l'humanité de vitesse. Aucune réflexion éthique n'a pu précéder, prévenir, ni encadrer la mise au point d'armes de destruction massive, l'émergence d'une ingénierie génétique, l'informatisation universelle d'une multitude d'opérations discursives et pratiques. Exposée aux tentations extrêmes du cynisme et du nihilisme, l'humanité voit-elle son destin lui échapper ? » Dominique Janicaud   La puissance du rationnel Préface

Aujourd’hui, on définit les sociétés contemporaines comme des sociétés technologiques, au point que cela peut qualifier notre époque comme étant celle de l’avènement des technosciences. Si les technologies ont considérablement amélioré les conditions de vie des hommes, elles ont aussi engendré des dangers d’une nature et d’une portée inconnues jusqu’alors. Ainsi le progrès technique n’est-il plus perçu comme un bien en soi, d’où une crise de l’idée de progrès scientifique dont la finalité est de moins en moins bien définie. L’homme apparaît alors comme un apprenti sorcier jouant avec le feu (manipulations du vivant, développement du nucléaire, informatisation, robotisation, invention de l’Intelligence artificielle, etc.). On peut alors légitimement se demander si l’homme va être capable de s’arrêter dans cette quête du progrès, d’où la nécessité d’établir, par le truchement de l’éthique, une régulation du progrès en question.

b) Si Dieu n’existe pas, tout est-il permis pour autant ?

« Mais qu’est-ce que c’est, je lui demande, l’homme, après ça ?
Sans Dieu, je veux dire, et sans vie future ? Parce donc, alors,
maintenant, tout est permis, on peut tout faire ? demande Dimitri Karamazov, accusé de parricide
. »
Dostoïevski Les Frères Karamazov

La théorie héliocentrique galiléenne fait passer l’homme de l’hétéronomie à l’autonomie, d’une conception de l’homme dépendant d’un Autre que lui dans son existence et ses valeurs, à une conception où il est le producteur de ses propres règles et de ses propres valeurs. La nature, ne dictant alors plus de règles, devient muette. Ainsi l’homme peut-il constituer librement les lois auxquelles il se plie, que ce soit en morale (cf. Kant) ou en politique (cf. Rousseau). Cela signifie qu’à partir de là, la référence à Dieu ne structure plus la société (cf. Moyen Age par ex.). Or cette référence à une transcendance fondait aussi la moralité (cf. le fruit défendu, le péché originel, le mal et le salut possible, etc.). Mais l’existence de Dieu est-elle pour autant garante de moralité ? La référence à Dieu n’a-t-elle pas justifié et ne justifie-t-elle pas encore la violence de fanatismes aveugles ? Or si Dieu n’existe pas, la responsabilité morale nous incombe totalement. Aussi trouver nos propres limites devient notre affaire. C’est à nous de déterminer ce que nous devons nous interdire. N’est-ce pas alors parce que la religion a déserté les esprits et les pratiques sociales que nous avons besoin d’éthique et de morale, et n’est-ce pas parce que nous avons accédé à la « majorité » (Cf. Kant Qu’est-ce que les Lumières ?) que la morale, une morale autonome, devient possible ?

« Le Prométhée définitivement enchaîné, auquel la science confère des forces jamais encore connues et l’économie son impulsion effrénée, réclame une éthique qui, par des entraves librement consenties, empêche le pouvoir de l’Homme de devenir une malédiction pour lui ».

            Hans JONAS Le Principe responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique 

L’éthique s’impose alors comme ce qui va permettre à l’homme de prendre conscience des conséquences du progrès technique, qui peuvent constituer, parfois, une « malédiction » pour lui.

 

II. Comment responsabiliser l’homme dans son action ?

a) « Prométhée, Faust et Frankenstein

Dans Prométhée, Faust, Frankenstein. Fondements imaginaires de l’éthique Dominique Lecourt fait la généalogie de trois figures qui hantent l’imaginaire et qui, chacune, représente une attitude face à l’entreprise technique et scientifique. Il tente de répondre à cette question : existe-t-il des directions que l’exploration scientifique et technologique ne devrait pas prendre, des perspectives qu’elle devrait définitivement s’interdire ? Ces mythes, en effet, sont tous fondés sur l’imitation des pouvoirs divins dans les rapports que l’homme entretient avec la nature. De même que Dieu a fait l’homme à son image, Frankenstein concevra l’homme à son image. Faust, quant à lui, tentera d’accéder au bonheur éternel propre à Dieu. Enfin, Prométhée non seulement délivre les hommes de l’ignorance, mais encore leur livre le pouvoir divin du feu, pouvoir rendant possibles toutes les entreprises techniques qui permettent de faire de l’homme un créateur à part entière (comme Dieu). Or aujourd’hui, il ne s’agit plus de mythes, mais de réels pouvoirs sur la vie dont dispose l’homme, pouvoirs autrefois attribués à Dieu. En effet, devant les avancées apparemment incontrôlables de la technologie dirigée par l’économie, devant les accusations dont la science elle-même est victime au nom de l’éthique de sens commun, la relecture de ces mythes n’est pas inutile : elle permet de mieux comprendre notre rapport actuel au progrès scientifique, et de nous rappeler que c’est la lucidité qui devrait l’emporter sur nos peurs irrationnelles, au moins lorsqu’il s’agit de la science. Comme Prométhée voulant croire qu'il saura tromper Zeus, comme Faust qui voudra parier contre Satan, Frankenstein « croit à la force mystérieuse de son génie ». Tous les trois vont perdre et payer cher leur insolence. La leçon semble donc être la même, d'appeler à la prudence et à l'humilité devant les mystères de la nature. Ces trois mythes renvoient donc à des questions que nous nous posons sur le destin de la technique et de la science, sur la responsabilité de l’homme dans ses libérations successives d’ordre scientifique et technique. Comme tels, ils constituent des fantasmes qui sont au fondement de l’éthique de notre temps, marquée par le principe de précaution. En effet, on peut se demander si, actuellement, l’attrait de l’inconnu n’a pas cédé la place au désir de sécurité. Le monde occidental n’est-il pas entrain de succomber au règne de la peur : peur de la science et des scientifiques représentés comme des apprentis sorciers auxquels il est de plus en plus demandé de prouver, avant d’entreprendre une recherche, que tous les risques potentiels non avérés sont maîtrisés ? Mais comment le faire sans renoncer à la plupart des recherches ? Quelle éthique pour notre temps, qui ne soit pas trop « limitative et prudente » ?  De ce point de vue, on peut se demander si la distinction que fait Max Weber entre deux éthiques peut être éclairante ?

 

b) Ethique de responsabilité, éthique de conviction

Les « deux » éthiques  selon Max Weber :

« Nous en arrivons au problème décisif. Il est indispensable que nous nous rendions clairement compte du fait suivant : toute activité orientée selon l’éthique peut être subordonnée à deux maximes totalement différentes et irréductiblement opposées. Elle peut s’orienter selon l’éthique de la responsabilité [vorantwortungsethisch] ou selon l’éthique de la conviction [gesinungsethisch]. Cela ne veut pas dire que l’éthique de conviction est identique à l’absence de responsabilité et l’éthique de responsabilité à l’absence de conviction. Il n’en est évidemment pas question. Toutefois il y a une opposition abyssale entre l’attitude de celui qui agit selon les maximes de l’éthique de conviction – dans un langage religieux nous dirions : « Le chrétien fait son devoir et en ce qui concerne le résultat de l’action il s’en remet à Dieu » – et l’attitude de celui qui agit selon l’éthique de responsabilité qui dit : « Nous devons répondre des conséquences prévisibles de nos actes. » Vous perdrez votre temps à exposer, de la façon la plus persuasive possible, à un syndicaliste convaincu de la vérité de l’éthique de conviction que son action n’aura d’autre effet que celui d’accroître les chances de la réaction, de retarder l’ascension de sa classe et de l’asservir davantage, il ne vous croira pas. Lorsque les conséquences d’un acte fait par pure conviction sont fâcheuses, le partisan de cette éthique n’attribuera pas la responsabilité à l’agent, mais au monde, à la sottise des hommes ou encore à la volonté de Dieu qui a créé les hommes ainsi. Au contraire le partisan de l’éthique de responsabilité comptera justement avec les défaillances communes de l’homme (car, comme le disait fort justement Fichte (1), on n’a pas le droit de présupposer la bonté et la perfection de l’homme) et il estimera ne pas pouvoir se décharger sur les autres des conséquences de sa propre action pour autant qu’il aura pu les prévoir. Il dira donc : « Ces conséquences sont imputables à ma propre action. » Le partisan de l’éthique de conviction ne se sentira « responsable » que de la nécessité de veiller sur la flamme de la pure doctrine afin qu’elle ne s’éteigne pas, par exemple sur la flamme qui anime la protestation contre l’injustice sociale. Ses actes qui ne peuvent et ne doivent avoir qu’une valeur exemplaire mais qui, considérés du point de vue du but éventuel, sont totalement irrationnels, ne peuvent avoir que cette seule fin : ranimer perpétuellement la flamme de sa conviction.

Mais cette analyse n’épuise pas encore le sujet. Il n’existe aucune éthique au monde qui puisse négliger ceci : pour atteindre des fins « bonnes », nous sommes la plupart du temps obligés de compter avec, d’une part des moyens moralement malhonnêtes ou pour le moins dangereux, et d’autre part la possibilité ou encore l’éventualité de conséquences fâcheuses. Aucune éthique au monde ne peut nous dire non plus à quel moment et dans quelle mesure une fin moralement bonne justifie les moyens et les conséquences moralement dangereuses. »

Max Weber (1864-1920), « Le métier et la vocation d’homme politique » (1919) in Le savant et le politique, Plon 1959, 10/18, pp.172-173

1. Ethique de la responsabilité Rationalité téléologique. Consiste à porter attention aux moyens, selon une double perspective : leur efficacité pratique d’une part et leurs conséquences d’autre part. Cf. Weber : c’est une éthique de l’adaptation au possible (pragmatisme). Dérive possible : l’opportunisme. Ce souci des conséquences témoigne d’une volonté de correspondance entre les moyens utilisés et la fin visée. De plus pour tenir compte des conséquences, il faut prévoir. Or le scientifique n’étant ni homme d’action ni homme politique n’a pas à se soucier de cette éthique de la responsabilité.

2. Ethique de la conviction. Rationalité axiologique (souci de ne pas trahir une valeur). Elle n’est pas irrationnelle puisqu’elle recherche la cohérence avec une conviction, indépendamment du contexte. Elle exige la pureté absolue des moyens tout en s’accommodant de l’indifférence aux conséquences. C’est la pureté de l’intention qui compte. Or, comme chacun sait, « l’enfer est pavé de bonnes intentions » (les conséquences peuvent être nuisibles à autrui, voire catastrophiques). La science, selon Weber, relève de cette éthique, parce que le seul souci du savant doit être une valeur : la vérité. Weber, en effet, a une conception fort classique de la science, qui est de l’ordre de la connaissance et non de l’action : elle ne vise pas, selon lui, à transformer le monde.

Cette conception de la science doit être (cf. Hottois) conservée et repensée :

+ conservée, car il n’y a pas de science sans honnêteté intellectuelle.

+ repensée : au vu de l’importance de la technique et du politique aujourd’hui (voire de l’économique). Mais il ne faut pas réduire la science au technique, au purement instrumental pour autant. La science, devenue technoscience, est passée de l’éthique de la conviction à l’éthique de la responsabilité, car son pouvoir s’est considérablement accru.

c) Technosciences et éthique

1. La technoscience

Intrication science et technique aujourd’hui : « La science est devenue un moyen de la technique » J. Ellul

D’où le néologisme de « technoscience »

            + vision humaniste : voir dans la technologie un moyen au service d’objectifs humains. Technologie : en elle-même ni bonne ni mauvaise. Ce qui doit faire l’objet d’un jugement moral, c’est les fins pour lesquelles on l’utilise.

Cf. Descartes dans le Discours de la méthode :

Car [ces connaissances] m’ont fait voir qu’il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie, et qu’au lieu de cette philosophie spéculative, qu’on enseigne dans les écoles, on peut en trouver une pratique, par laquelle connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. Ce qui n’est pas seulement à désirer pour l’invention d’une infinité d’artifices, qui feraient qu’on jouirait, sans aucune peine, des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie.”

Idéologie du progrès sans fin…

               + vision techniciste : la technoscience comme fin en soi

Selon la vision humaniste, des chercheurs feraient des inventions et offriraient cet instrument technique à l’humanité, qui décide si elle veut l’utiliser et comment, en fonction de ses buts et de ses valeurs morales. Mais c’est une vision idéale, car il y a au sein du progrès technique un impératif fondamental : l’homme doit s’adapter à un progrès qui s’impose à lui et le dépasse, car le but n’en est pas déterminé d’avance. L’innovation technique s’impose à nous puis nous lui demandons après coup ce vers quoi nous nous dirigeons et de quoi sera fait le monde de demain. C’est « l’impératif technicien » : « Faire tout ce qu’il est possible de faire, réaliser toutes les expériences, développer toutes les potentialités » (G. Hottois). Tout est possible : voilà qui résume à la fois notre fascination et notre peur… ! Peur raisonnable dans la mesure où cet impératif est étranger à toute morale qui, par essence, « invite à ne pas faire tout ce qui est possible, à restreindre librement la liberté, parce qu’il y a de la valeur, du bien et du mal » (G. Hottois).

Si tout connaître est un but qui ne pose pas de problème a priori, l’idée de tout faire en pose un.

En plus de la passion de connaître et d’innover, il y a un système économique, politique ou militaire, qui stimule la recherche, l’appelle et rend possible sa réalisation concrète… !

2. Jusqu’où faut-il contrôler la technoscience ?

L’environnement, la santé mentale et physique des individus, les relations humaines en général ne sont-ils pas menacés par l’innovation technique ? Cf. principe de précaution, mais aussi pression d’associations de citoyens sur les gouvernements pour davantage de contrôles, malgré de fortes résistances dans l’industrie et chez les scientifiques eux-mêmes.

                  + les scientifiques sont de prime abord réfractaires à toute forme de contrôle de la recherche. Ils proposent la rationalité scientifique comme solution à tous nos maux. La solution aux problèmes soulevés par le progrès technique, c’est la technique elle-même. Mais tous les scientifiques ne partagent pas cet optimisme (cf. J. Testart). Selon eux, la technoscience n’est pas neutre, il faut donc examiner les buts et les valeurs qui orientent son développement. Comme êtres humains et comme citoyens, les scientifiques ont une responsabilité fondamentale.

                    + une voie moyenne : la régulation institutionnelle. Il est difficile d’effectuer un calcul utilitariste objectif des avantages et inconvénients du progrès de la technoscience, car, de chaque côté, il y aurait une liste sans fin. Il serait tout aussi irréaliste de vouloir arrêter le progrès de la recherche en général, ou même celui de certaines recherches. L’avenir de l’humanité est imprévisible et nul ne peut préjuger de l’intérêt à long terme de certaines recherches. Mais la prudence doit être de mise dans certains secteurs, et on peut s’entendre sur une forme de régulation institutionnelle.

 Neutralité de la technique ?

Dire d’une chose qu’elle est neutre, c’est dire qu’elle ne va ni dans un sens, ni dans un autre. Or la technique a un sens, une direction, une orientation puisqu’elle a au moins une finalité avouée : l’efficacité. Or ne pas penser la technique, c’est se laisser modeler par elle, par ce qu’elle induit, et cela risque de conduire à la toute-puissance de l’efficace. C’est pourquoi, selon Simondon, la philosophie doit introduire une médiation entre la technique et les valeurs, à travers une « technologie réflexive » :

« la pensée philosophique doit réaliser l’intégration de la réalité des techniques à la culture (…) La philosophie doit fonder la technologie (…) pour que les sciences et l’éthique puissent se rencontrer dans la réflexion »

(Simondon, Du mode d’existence des objets techniques, partie 3, essence de la technicité)

C’est pourquoi il faut penser les objets techniques dans ce sens dès leur conception. Les chercheurs, les scientifiques et les ingénieurs ont donc une responsabilité, niée par la culture positiviste selon laquelle la science et les équipements scientifiques (modèles, instruments, outils) on toujours été éthiquement neutres. Si la technique est moralement neutre a priori (c’est l’utilisateur qui en fera a posteriori un usage moral ou non, ou le concepteur qui dès la conception pensera ou non une finalité morale de l’outil technique), ce n’est pas pour autant qu’elle n’a aucune conséquence sur la vie humaine et sa dignité. Dire que la technologie est neutre, c’est ignorer son impact sur l’évolution des sociétés et son influence sur l’usage que nous en faisons, c’est donc en faire une nouvelle idole. Ce n’est donc pas parce que la technique n’a pas de valeur morale en soi qu’elle est inoffensive. Elle peut induire des effets pervers qui n’auront pas été anticipés, encore moins pensés, ni par le concepteur, ni pas l’utilisateur.

C’est donc parce que la technologie n’est ni positive, ni négative, ni neutre qu’elle doit être évaluée du point de vue des transformations qu’elle provoque, qu’elles soient comportementales, organisationnelles ou sociales. C’est aussi pourquoi l’éthique de la technique doit s’attarder sur la valeur intrinsèque de l’objet technique, en deux sens :

+ penser que l’objet est traversé par des intentions ou des volontés humaines apparentes ou cachées

+ penser de même que l’objet engendre des comportements spécifiques et qu’il suscite l’appropriation de ces comportements par un individu ou un groupe social.

 

Publié dans politique et morale

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