C'est vrai parce que je l'ai vu ?

Publié le par lenuki

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                               « C’est vrai, parce que je l’ai vu ! »

Une telle formule, couramment prononcée, s’impose d’elle-même : je suis un témoin fiable, mes sens ne peuvent pas me tromper, la vérité de ce que j’affirme reposant sur une preuve irréfutable : je l’ai vu ! Bref, c’est évident. Mais en quoi consiste l’évidence ainsi revendiquée ? Quelle est son origine ? Est-elle bien aussi évidente qu’il y paraît ? La formule introduit, en effet, une relation entre le sensible (je l’ai vu) et le langage (c’est vrai). Or est-il bien évident que la vérité puisse être fondée sur les sens ? De plus le langage ne peut-il pas constituer, au lieu d’une traduction fidèle de la réalité, une trahison de celle-ci ? J’ai vu quelque chose et, à partir de là, j’affirme que ce que j’ai vu correspond à la réalité. Mais la correspondance ainsi posée, qu’est-ce qui la rend légitime ? Vérité et réalité n’appartiennent-elles pas à deux ordres différents : le langage (pour la vérité) et l’être (pour la réalité) ? Ce qui est vrai, ce ne peut-être le réel (qui n’est ni vrai ni faux) mais ce que je dis à son propos. Donc la formule exprime un jugement à propos du perçu. De plus, il s’agit d’un jugement auquel j’attribue une valeur de vérité. Mais qu’est-ce qui fonde la légitimité d’un tel jugement ? C’est ma perception… (« parce que je l’ai vu ! »). Ne tourne-t-on pas en rond ?

ne croyez pas vos yeux

Donc je juge qu’il y a une correspondance entre ce que je dis et ce que j’ai vu. Or n’est-ce pas ainsi que Saint Thomas d’Aquin définit la vérité : « adaequatio rei et intellectus », c’est-à-dire adéquation de la chose et de l’esprit ? Or comment sait-on qu’il y a correspondance ? Car il ne suffit pas de l’exprimer spontanément, de manière quasi intuitive, pour que cela soit fondé ! Mais dans la vie courante, on ne se pose pas ce genre de question : c’est une évidence qu’on ne discute pas. Et pourtant, la philosophie ne nous apprend-elle pas à nous méfier de nos évidences, à tout le moins de les interroger ? Pour vérifier un jugement à propos de la réalité, suffirait-il de voir ? En quoi consiste la vision, en effet ? C’est l’exercice d’une fonction physiologique (le sens de la vue), impliquant la lumière qui éclaire les objets et impressionne la rétine, et l’interprétation de l’information comme image visuelle d’une réalité. Ce qui fait dire à Platon que c’est l’âme qui voit… ! Mais une vision, n’est-ce pas, aussi, une apparition, une perception sans objet (cf. « avoir des visions ») ? Voire une hallucination, pouvant être le signe d’une maladie mentale ? Bref, il y a tromperie, puisque la correspondance disparaît au profit d’une saisie que l’on croit immédiate, c’est-à-dire sans intermédiaire… Cette formule ne va donc pas sans un  certain nombre de présupposés !

Le premier présupposé de celle-ci consiste à poser comme direct, sans intermédiaire, ce qui s’opère au contraire par l’intermédiaire de la vue, mais aussi de l’esprit (dans le jugement posé). Or qu’est-ce qui nous permet d’affirmer que ces intermédiaires sont fiables, c’est-à-dire fonctionnent correctement ? Ou qu’ils ne transforment pas ce qu’ils transmettent ? Qu’en est-il, par exemple, des illusions des sens ? Ou des erreurs de jugement que peut commettre l’esprit ? Ne serait-ce pas en faire peu de cas ?

le malin génie de descartes

De plus, comme on vient de le voir (sans jeu de mots), « avoir des visions » a une connotation péjorative. Certes, nous n’avons pas tous des troubles pouvant occasionner des hallucinations. Mais (cf. Descartes) nous rêvons tous, que ce soit éveillés ou en dormant. Alors, pourquoi les images du rêve ne peuvent-elles pas fonder un jugement de vérité ? Pourquoi ne disons-nous pas : « parce que je l’ai rêvé » ? Remarquons, d’ailleurs, que c’est plus ou moins ce que nous faisons en croyant dans les rêves prémonitoires, par exemple… ! Nous ne le faisons pas parce que nous différencions le rêve de la réalité. Mais là encore, qu’est-ce qui légitime cette différenciation ?

Suivons, ici, la réflexion cartésienne, dans la première des Méditations métaphysiques :

« (§4) Toutefois j'ai ici à considérer que je suis homme, et par conséquent que j'ai coutume de dormir et de me représenter en mes songes les mêmes choses, ou quelquefois de moins vraisemblables que ces insensés lorsqu'ils veillent. Combien de fois m'est-il arrivé de songer la nuit que j'étais en ce lieu, que j'étais habillé, que j'étais auprès du feu, quoique je fusse tout nu dedans mon lit? Il me semble bien à présent que ce n'est point avec des yeux endormis que je regarde ce papier; que cette tête que je branle n'est point assoupie; que c'est avec dessein et de propos délibéré que j'étends cette main et que je la sens: ce qui arrive dans le sommeil ne semble point si clair ni si distinct que tout ceci. Mais en y pensant soigneusement, je me ressouviens d'avoir souvent été trompé en dormant par de semblables illusions; et en m'arrêtant sur cette pensée, je vois si manifestement qu'il n'y a point d'indices certains par où l'on puisse distinguer nettement la veille d'avec le sommeil, que j'en suis tout étonné; et mon étonnement est tel qu'il est presque capable de me persuader que je dors.

(§5) Supposons donc maintenant que nous sommes endormis, et que toutes ces particularités, à savoir que nous ouvrons les yeux, que nous branlons la tête, que nous étendons les mains, et choses semblables, ne sont que de fausses illusions; et pensons que peut-être nos mains ni tout notre corps ne sont pas tels que nous les voyons. Toutefois il faut au moins avouer que les choses qui nous sont représentées dans le sommeil sont comme des tableaux et des peintures qui ne peuvent être formées qu'à la ressemblance de quelque chose de réel et de véritable, et qu'ainsi, pour le moins, ces choses générales, à savoir des yeux, une tête, des mains et tout un corps, ne sont pas choses imaginaires, mais réelles et existantes. Car de vrai les peintres, lors même qu'ils s'étudient avec le plus d'artifice à représenter des sirènes et des satyres par des figures bizarres et extraordinaires, ne peuvent toutefois leur donner des formes et des natures entièrement nouvelles, mais font seulement un certain mélange et composition des membres de divers animaux; ou bien si peut-être leur imagination est assez extravagante pour inventer quelque chose de si nouveau que jamais on n'ait rien vu de semblable, et qu'ainsi leur ouvrage représente une chose purement feinte et absolument fausse, certes à tout le moins les couleurs dont ils les composent doivent-elles être véritables. »

Selon Descartes, en effet, lorsque je rêve, je fais fort bien la différence entre les moments où je rêve et ceux où je veille. Je sais qu’à présent, je ne suis point endormi, que je ne rêve pas que je remue la tête, et que j’étends la main, mais que je le fais en effet… ! Mais si je cherche à savoir sur quoi se fonde cette différence, que je crois facilement faire entre la veille et le sommeil, je ne vois que celle-ci : que ce que je vois étant éveillé est plus clair et plus distinct que ce que je vois en rêve. Bref, la différence s’avère beaucoup moins nette, ce que manifestent d’ailleurs les cauchemars que nous faisons, et qui prêtent aux images du rêve autant de réalité (sinon davantage) qu’à celles de la veille… ! Ainsi, plus rien de ce qui est de l’ordre du sensible ne semble pouvoir résister au doute cartésien. Quoique… Si ce que représentent les images du rêve est illusoire, il n’en reste pas moins que les éléments à partir desquels elles sont composées sont véritables : non pas ma tête ou mes mains, mais une tête et des mains. Je ne peux ainsi mettre en doute les choses générales à partir desquelles sont composées les images du rêve. L’illusion est dans la dualité des choses singulières (la chose telle que je la perçois et telle qu’elle est en réalité), dualité qui ne concerne pas les choses générales, dont les choses singulières seraient les copies (cf. Platon).

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D’où l’image de la peinture utilisée par Descartes : si les êtres fictifs représentés par les peintres sont bien imaginaires (« sirènes ou satyres »), les éléments à partir desquels ils sont composés ne sont pas eux-mêmes inventés, mais imités de la nature (cf. une sirène, composée à partir d’une femme et d’un poisson). Et si on objecte ici qu’il est de peintres qui ne représentent rien du tout (cf. peinture abstraite ou conceptuelle), il n’en restent pas moins qu’ils utilisent des couleurs qui ne sont pas purement fictives. Ainsi donc la raison de douter des réalités sensibles a ses limites : les fictions les plus irréelles sont nécessairement composées d’éléments bien réels… ! Donc s’il y a des visions aux caractères différents, le simple fait de voir ne permet pas de distinguer les images de la réalité produites par l’esprit (imaginations ou souvenirs) des images de la réalité produites par la réalité elle-même, qui peuvent en outre être déformées. Donc, si je peux être certain de voir, rien ne me permet d’affirmer que ce que je vois correspond à une réalité extérieure ! Les sens ne nous trompent pas (nous voyons bien quelque chose), mais nous pouvons nous tromper dans les jugements que nous portons à propos des informations qu’ils nous transmettent (la tour que je vois est-elle ronde ou carrée ?). N’est-ce pas dans cette expérience de la vision que s’enracine alors l’évidence qui en résulte ? Je ne peux pas, en effet, remettre en question le fait de voir quelque chose : il s’impose à moi. En revanche, l’identification entre le fait de voir et la réalité peut être fausse et c’est ce que nous ne remettons pas vraiment en question dans la vie courante : nous croyons à ce que nous voyons, la plupart du temps (et il vaut mieux en un certain sens, car sinon  nous ne pourrions plus agir… !).

Or lorsque je décris ce que je vois, je le fais à partir de concepts, qui n’existent pas dans la réalité. Voir, c’est identifier, c’est-à-dire établir des distinctions ou des relations, en usant des sens, mais aussi de la mémoire, de l’imagination et de l’entendement. Voir un château en ruines, c’est juger qu’il s’agit de ruines. Car ce que je vois ce sont des pierres moussues, entassées les unes sur les autres, plus ou moins écroulées, à l’emplacement d’un château ayant existé autrefois (à ce qu’on m’a dit !). Bref, tout, sauf un château en ruines… ! C’est à partir de multiples rapprochements plus ou moins vérifiés que j’interprète l’ensemble que j’ai sous les yeux, d’abord comme un ensemble qui se détache du reste, ensuite comme une réalité significative (un château en ruines), supposant de savoir et de se souvenir de ce qu’est un château, de ce que sont des ruinesmonsieur-descartes-fable-raison-L-R0ot3w, etc. Ainsi l’esprit travaille à une organisation des données des sens, pour que je puisse les reconnaître et les identifier, ce que met bien en évidence (intellectuelle… !) le célèbre texte cartésien de l’analyse du  morceau de cire, par quoi nous terminerons notre réflexion :

« Commençons par la considération des choses les plus communes, et que nous croyons comprendre le plus distinctement, à savoir les corps que nous touchons et que nous voyons. Je n'entends pas parler des corps en général, car ces notions générales sont d'ordinaire plus confuses, mais de quelqu'un en particulier. Prenons pour exemple ce morceau de cire qui vient d'être tiré de la ruche: il n'a pas encore perdu la douceur du miel qu'il contenait, il retient encore quelque chose de l'odeur des fleurs dont il a été recueilli; sa couleur, sa figure, sa grandeur, sont apparentes; il est dur, il est froid, on le touche, et si vous le frappez, il rendra quelque son. Enfin toutes les choses qui peuvent distinctement faire connaître un corps, se rencontrent en celui-ci. Mais voici que, cependant que je parle, on l'approche du feu: ce qui y restait de saveur s'exhale, l'odeur s'évanouit, sa couleur se change, sa figure se perd, sa grandeur augmente, il devient liquide, il s'échauffe, à peine le peut-on toucher, et quoiqu'on le frappe, il ne rendra plus aucun son. La même cire demeure-t-elle après ce changement? Il faut avouer qu'elle demeure; et personne ne le peut nier. Qu'est-ce donc que l'on connaissait en ce morceau de cire avec tant de distinction? Certes ce ne peut être rien de tout ce que j'y ai remarqué par l'entremise des sens, puisque toutes les choses qui tombaient sous le goût, ou l'odorat, ou la vue, ou l'attouchement, ou l'ouïe, se trouvent changées, et cependant la même cire demeure.

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Peut-être était-ce ce que je pense maintenant, à savoir que la cire n'était pas ni cette douceur du miel, ni cette agréable odeur des fleurs, ni cette blancheur, ni cette figure, ni ce son, mais seulement un corps qui un peu auparavant me paraissait sous ces formes, et qui maintenant se fait remarquer sous d'autres. Mais qu'est, précisément parlant, que j'imagine, lorsque je la conçois en cette sorte ? Considérons-le attentivement, et éloignant toutes les choses qui n'appartiennent point à la cire, voyons ce qui reste. Certes il ne demeure rien que quelque chose d'étendu, de flexible et de muable. Or qu'est-ce que cela: flexible et muable? N'est-ce pas que j'imagine que cette cire étant ronde est capable de devenir carrée, et de passer du carré en une figure triangulaire ? Non certes, ce n'est pas cela, puisque je la conçois capable de recevoir une infinité de semblables changements, et je ne saurais néanmoins parcourir cette infinité par mon imagination, et par conséquent cette conception que j'ai de la cire ne s'accomplit pas par la faculté d'imaginer. Qu'est-ce maintenant que cette extension? N'est-elle pas aussi inconnue, puisque dans la cire qui se fond elle augmente, et se trouve encore plus grande quand elle est entièrement fondue, et beaucoup plus encore quand la chaleur augmente davantage? Et je ne concevrais pas clairement et selon la vérité ce que c'est que la cire, si j e ne pensais qu'elle est capable de recevoir plus de variétés selon l'extension, que je n'en ai jamais imaginé. Il faut donc que je tombe d'accord, que je ne saurais pas même concevoir par l'imagination ce que c'est que cette cire, et qu'il n'y a que mon entendement seul qui le conçoive, je dis ce morceau de cire en particulier, car pour la cire en général, il est encore plus évident. Or quelle est cette cire, qui ne peut être conçue que par l'entendement ou l'esprit? Certes c'est la même que je vois, que je touche, que j'imagine, et la même que je connaissais dès le commencement. Mais ce qui est à remarquer sa perception, ou bien l'action par laquelle on l'aperçoit, n'est point une vision, ni un attouchement, ni une imagination, et ne l'a jamais été, quoiqu'il le semblât ainsi auparavant, mais seulement une inspection de l'esprit, laquelle peut être imparfaite et confuse, comme elle était auparavant, ou bien claire et distincte, comme elle est à présent, selon que mon attention se porte plus ou moins aux choses qui sont en elle, et dont elle est composée. »

                                        Descartes, Méditations Métaphysiques, seconde Méditation

Publié dans raison et réel

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