L'œuvre d'art doit-elle plaire?

Publié le par lenuki

   

               

 

                              La nuit étoilée de Van Gogh

Analyse de la question

Œuvre d’art : objet physique qui peut avoir une valeur esthétique ou conceptuelle (cf. peinture, sculpture, roman, œuvre musicale, etc.). Toute création de ce type appartient donc à ce qu’on nomme les Beaux-Arts (par opposition aux arts mécaniques qui visent l’utile et l’efficace). De plus, l’œuvre peut résulter d’un désir de communiquer une joie ou de faire  partager un plaisir.

Mais l’œuvre peut être aussi éphémère (arts de rues, interprétation théâtrale ou musicale, ready made), c’est-à-dire être soit une action de l’artiste devant un public, soit un objet auquel l’artiste lui-même confère le statut d’œuvre d’art (cf. Duchamp).

Doit-elle : il convient ici de distinguer nécessité (une œuvre d’art est-elle nécessairement plaisante ?) et obligation (est-ce un devoir d’ordre esthétique, voire moral pour une œuvre d’être source de plaisir ?).

Plaire : (selon le Robert)

  1. Etre une source de plaisir, être au goût de
  2. Plaire à quelqu’un : être d’une fréquentation agréable, lui procurer une satisfaction psychologique, une émotion particulière
  3. Eveiller l’amour, le désir de quelqu’un
  4. Etre agréable, convenir

                                 Fée électricité de Raoul Dufy

Pourquoi la question se pose-t-elle ?

Nous admettons communément que le but de l’art est la création d’œuvres belles. De plus, face à une œuvre d’art, nous disons facilement : « Ça me plaît » ou « Ça ne me plaît pas », faisant de notre plaisir le critère du beau. Or comment, en effet, la beauté pourrait-elle ne pas provoquer en nous une émotion, source de plaisir, donc être plaisante ? De plus, de quel plaisir s’agit-il ? Celui que donne la satisfaction d’un besoin, ou un plaisir d’un autre ordre ? Celui-ci n’est-il pas qualifié d’esthétique ? En quoi donc peut-il être différent d’un plaisir ordinaire ? Mais le but de l’art est-il bien de provoquer du plaisir ? Car si c’était le cas toutes les œuvres d’art ne devraient-elles pas être à notre goût, pour le moins nous être agréables ? Mais outre que ce but, universel, n’est jamais atteint, on peut se demander s’il convient d’assigner à l’art un but, quel qu’il soit. Si, comme la définit Kant, l’œuvre d’art constitue une « finalité sans fin », ne se suffit-elle pas à elle-même, loin d’obéir à une finalité extérieure ? En ce sens, l’œuvre d’art ne peut-elle pas être provocante, productrice de malaise en nous ? Ne peut-elle pas aussi représenter bellement la laideur ? Comment devrait-elle alors nécessairement plaire ? Sa valeur esthétique ne tient-elle pas aux différentes émotions, parfois contradictoires, qu’elle produit en nous ? Ne transcende-t-elle pas le bien et le mal, voire le beau et le laid, pour n’être que ce qu’elle est et se donner comme telle ?

 

                                             Statuette Iginga

A. Qui dit œuvre d’art dit plaisir

 

Pour Aristote,  le but de l’art est le plaisir, dans la mesure où l’homme se plaît à regarder des images qui imitent (mimésis) la réalité. Or l’imitation selon lui est positive : elle est le propre de l’homme, et  elle est un moyen d’apprentissage. Dès lors l’imitation artistique peut nous fournir un plaisir double : elle correspond à une de nos tendances naturelles, et, grâce à ses représentations, elle rend supportable ce qui, dans le réel, ne l’est pas.

"L'art poétique dans son ensemble paraît devoir sa naissance à deux causes, toutes deux naturelles. Dès l'enfance, les hommes ont, inscrites dans leur nature, à la fois une tendance à imiter (et l'homme se différencie des autres animaux parce qu'il est particulièrement enclin à imiter et qu'il a recours à l'imitation dans ses premiers apprentissages), et une tendance à éprouver du plaisir aux imitations. Nous en avons une preuve dans l'expérience pratique: nous avons plaisir à contempler les images les plus précises des choses dont la vue nous est pénible dans la réalité, par exemple les formes d'animaux parfaitement ignobles ou de cadavres; la raison en est qu'apprendre est un plaisir non seulement pour les philosophes, mais également pour les autres hommes (mais ce qu'il y a de commun entre eux sur ce point se limite à peu de chose); en effet si l'on aime à voir des images, c'est qu'en les regardant on apprend à connaître et on conclut ce qu'est chaque chose comme lorsqu'on dit : celui-là, c'est lui. Car si on n'a pas vu auparavant, ce n'est pas l'imitation qui procurera le plaisir, mais il viendra du fini dans l'exécution, de la couleur, ou d'une autre cause de ce genre. Puisque nous avons une tendance naturelle à l'imitation, à la mélodie et au rythme (car il est évident que les mètres font partie des rythmes), ceux qui au départ avaient les meilleurs dispositions naturelles à cet égard firent peu à peu des progrès et donnèrent naissance à la poésie à partir de leurs improvisations. Puis la poésie se divisa selon le caractère de chacun: les auteurs graves imitaient des actions de qualité accomplies par des hommes de qualités, les auteurs plus légers celles d'hommes bas, en composant d'abord des blâmes, comme les autres composaient des hymnes et des éloges."

Aristote, Poétique, chap. 4, 1448 b 4-27.

                              Ronde de nuit  Rembrandt

Dans ce texte, Aristote répond au problème de la finalité de l’art : au fond, pourquoi les œuvres d’art nous plaisent-elles, nous procurent-elles du plaisir ? Constitueraient-elles la satisfaction d’un besoin qui nous serait propre ? Selon Aristote, l’imitation, en effet, est un besoin proprement humain, naturel et universel, et c’est une tendance qui se manifeste dès l’enfance. Car ce qui nous plairait, ce ne serait pas le modèle, mais son imitation et c’est pourquoi même ce qui est laid dans la réalité peut, dans son imitation, nous procurer du plaisir. Cf. Kant : « L’art ne se veut pas la représentation d’une chose belle, mais la belle représentation d’une chose ». La raison en est que l’imitation nous permet d’apprendre, selon Aristote. Quand nous reconnaissons l’image d’une réalité, nous apprenons à la connaître et cela nous procure du plaisir. Mais Aristote ajoute, néanmoins, que nous pouvons apprécier une image sans connaître l’original auquel elle correspond. Alors, ce n’est plus l’imitation qui nous plaît, mais l’esthétique de l’image elle-même que nous contemplons avec plaisir. Mais l’art n’imite pas que des réalités extérieures, il exprime aussi des sentiments intérieurs, et c’est pourquoi une œuvre abstraite peut nous ravir par l’agencement de ses couleurs expressives, par sa cohérence interne, par le style qu’elle développe, bref par son esthétique.

N’est-ce pas de cet ordre, esthétique, qu’est le plaisir que procure l’œuvre d’art ?

  1. Le plaisir esthétique comme plaisir propre à l’art

Quelle est la spécificité du plaisir esthétique ? Serait-ce un plaisir incomparable et unique ? Dans sa classification des plaisirs, Epicure ne le situe pas parmi les plaisirs naturels et nécessaires (ceux qui résultent de la satisfaction de besoins primaires comme la faim ou la soif), mais parmi les plaisirs naturels non nécessaires, car c’est un plaisir gratuit. Le plaisir constitue un épanouissement de l’être, dont il stimule la croissance aussi bien physique que mentale. Comme son nom l’indique (aïsthêsis = sensation), le plaisir esthétique est de l’ordre de la sensibilité, plusieurs sens pouvant jouer ici (vue pour la peinture, l’ouïe pour la musique, le toucher pour la sculpture, etc.).Le plaisir fait donc vibrer nos sens. Mais il n’est pas que sensible et c’est ce qui le constitue en propre : il est aussi d’ordre intellectuel, par exemple dans la recherche de sens et de compréhension de l’œuvre d’art. Cf. Kant : le plaisir esthétique est aussi un plaisir de réflexion, qui implique le libre jeu de notre entendement et de notre imagination. De plus, c’est un plaisir qui a besoin d’être partagé (cf. tout jugement de goût prétend,  en droit, à l’universalité), car c’est un plaisir qui se renforce d’être échangé. C’est enfin un plaisir désintéressé, gratuit. Mais évoquer un plaisir, même à composante intellectuelle, n’est-ce pas réduire le jugement de goût au « Ça me plaît » ou « Ça ne me plaît pas », comme le suggère l’expression selon laquelle tous les goûts seraient dans la nature ? Or les grandes œuvres sont celles qui suscitent constamment du plaisir, quelles que soient les époques ou les lieux. Mais réduire l’art au seul plaisir, n’est pas inscrire le jugement de goût dans la subjectivité sensible, comme le fait Hume par exemple ?

«  Notre sens de la beauté dépend énormément de ce principe ; quand un objet a une tendance à causer du plaisir à son possesseur, on le regarde toujours comme beau : comme tout objet qui a tendance à produire de la douleur, est désagréable et laid. Ainsi la convenance d'une maison, la fertilité d'un champ, la force d'un cheval, la capacité, la sécurité et la rapidité de navigation d'un vaisseau forment la principale beauté de ces différents objets. Ici l'objet, qu'on appelle beau, plaît seulement par sa tendance à produire un certain effet. Cet effet est le plaisir ou l'avantage d'autrui. Or le plaisir d'un étranger, pour qui nous n'avons aucune amitié, nous plaît seulement par sympathie. C'est donc à ce principe qu'est due la beauté que nous découvrons en toute chose utile. Combien considérable est ce genre particulier de beauté, la réflexion le fera aisément paraître. Tout objet qui tend à causer du plaisir à son possesseur, ou qui, en d'autres termes, est la cause propre du plaisir, plaît sûrement au spectateur par une subtile sympathie avec le possesseur. On estime belles la plupart des oeuvres de l'art en proportion de leur propriété à leur emploi par l'homme ; et même beaucoup des productions de la nature tirent leur beauté de cette source. Plaisant et beau, en la plupart des cas, c'est une qualité, non pas absolue, mais relative et elle ne nous plaît que par sa tendance à produire une fin agréable. »

                                                                                                      Hume Traité de la nature humaine

                     Le piano The Baby par Goldfinch

Pour Hume est beau ce qui est utile, ce qui rend le concept de beau relatif à celui qui en dispose. Hume, comme empiriste, établit un lien entre le beau et l’utile (ou fonctionnel), et il fonde sa conception du beau sur l’expérience sensible, c’est-à-dire sur les sens. Le plaisir, tel qu’il l’envisage, a trait à la jouissance comme satisfaction, mais aussi comme usage. Le beau est selon lui lié à la qualité première d’un objet (« la convenance d'une maison, la fertilité d'un champ, la force d'un cheval, la capacité, la sécurité et la rapidité de navigation d'un vaisseau »). Le beau champ est donc un champ fertile, qui produit. Mais si la beauté d’un objet se réduit au plaisir que nous en retirons, le sens du beau devient plus étroit. Le beau est alors « ce qui plaît » et c’est pourquoi les sens y ont une grande part. Mais Hume ne réduit pas le beau au seul plaisir, il y associe aussi le profitable, car gagner quelque chose, en général, est source de plaisir. Ce qui fait que la beauté n’est plus un sentiment désintéressé, gratuit. Mais alors comment un tel sentiment pourrait-il être partagé ? Ce qui permet en général de partager un sentiment, c’est le fait de sentir quelque chose avec quelqu’un et cela se nomme la sympathie. Le possesseur de l’objet le trouve beau et celui qui est à ses côtés peut, par sympathie, éprouver le même sentiment. Il ne trouvera l’objet beau qu’indirectement, en étant influencé par le sentiment de son possesseur. La beauté n’est pas une « Idée en soi » (Platon) ou dans l’objet, mais elle émane de la possession d’un objet utile, source de plaisir et de profit. Or en liant la beauté au plaisir associé à l’utile Hume ne rend-il pas difficilement explicable le sentiment esthétique ? Car comment, en ce cas, pourrait-on éprouver un tel sentiment en face d’œuvres de musées que, par définition, nous ne possédons pas, voire qui ne nous sont aucunement profitables ? De plus, seuls les marchands d’art ou les collectionneurs d’œuvres d’art pourraient-ils éprouver un tel sentiment ? « On estime belles la plupart des œuvres de l'art en proportion de leur propriété à leur emploi par l'homme ; et même beaucoup des productions de la nature tirent leur beauté de cette source » : une telle assertion n’est-elle pas éminemment contestable ? En effet, quelle utilité ont, en général, les œuvres d’art ? Ne se contente-t-on pas de les contempler, indépendamment du profit que nous pourrions en tirer ? De plus, à partir d’une telle conception du beau, comment expliquer la création artistique ? Le seul plaisir suffit-il pour justifier la beauté ? Le jugement de goût fondé sur l’utile est-il bien d’ordre esthétique ? L’utile serait-il toujours beau ? Ne connaissons-nous pas des objets fonctionnels qui sont pourtant fort laids, inesthétiques ? Que l’on passe de la possession d’un objet au sentiment du beau n’obéit donc à aucune logique. Or la jouissance esthétique est indépendante de la possession. N’y a-t-il pas une foule de choses dont on peut apprécier la beauté et que, pourtant, on ne possédera jamais (paysage, coucher de soleil, ciel étoilé, etc.) ?

  1. Qui dit plaisir comme seul critère dit relativité du beau

Peut-on se contenter d’un tel relativisme du jugement de goût ? Puis-je dire que la musique de Mozart n’est pas belle sous prétexte qu’elle me déplaît ? Faire du seul plaisir le critère du goût, n’est-ce pas rendre par trop subjectif, voire individualiste le jugement de goût ? Un tel relativisme est-il satisfaisant ? N’y a-t-il pas des œuvres qui sont reconnues unanimement comme des chefs d’œuvre et ce bien qu’elles puissent déplaire à certains ? Cette critique du relativisme en matière d’art, n’est-ce pas ce qu’entreprend Kant à partir de la distinction qu’il opère entre  l’agréable (ce qui plaît individuellement) et le beau (ce qui dépasse le critère du seul plaisir individuel) ?

«En ce qui concerne l'agréable, chacun consent à ce que son jugement, qu'il fonde sur un sentiment personnel et privé, et en vertu duquel il dit d'un objet qu'il lui plaît, soit du même coup restreint à sa seule personne. C'est pourquoi, s'il dit : "Le vin des Canaries est agréable", il admettra volontiers qu'un autre le reprenne et lui rappelle qu'il doit plutôt dire : "cela est agréable pour moi" ; et ce, non seulement pour ce qui est du goût de la langue, du palais et du gosier, mais aussi pour ce qui peut être agréable aux yeux ou à l'oreille de chacun. La couleur violette sera douce et aimable pour l'un, morte et sans vie pour l'autre. L'un aimera le son des instruments à vent, l'autre leur préférera celui des instruments à corde. Ce serait folie d'en disputer pour récuser comme inexact le jugement d'autrui qui diffère du nôtre, tout comme s'il s'opposait à lui de façon logique ; en ce qui concerne l'agréable, c'est donc le principe suivant qui est valable : A chacun son goût (pour ce qui est du goût des sens).
Il en va tout autrement du beau. Il serait (bien au contraire) ridicule que quelqu'un qui se pique d'avoir du goût songeât à s'en justifier en disant : cet objet (l'édifice que nous avons devant les yeux, le vêtement que porte tel ou tel, le concert que nous entendons, le poème qui se trouve soumis à notre appréciation) est beau pour moi. Car il n'y a pas lieu de l'appeler beau, si ce dernier ne fait que de lui plaire à lui. Il y a beaucoup de choses qui peuvent avoir de l'attrait et de l'agrément, mais, de cela, personne ne se soucie ; en revanche, s'il affirme que quelque chose est beau, c'est qu'il attend des autres qu'ils éprouvent la même satisfaction ; il ne juge pas pour lui seulement mais pour tout le monde, et il parle alors de la beauté comme si c'était une propriété des choses. C'est pourquoi il dit : cette chose est belle ; et ce, en comptant sur l'adhésion des autres à son jugement exprimant la satisfaction qui est la sienne, non pas parce qu'il aurait maintes fois constaté que leur jugement concordait avec le sien ; mais bien plutôt, il exige d'eux cette adhésion. Il les blâme s'ils jugent autrement, il leur dénie le goût tout en demandant qu'ils en aient; et ainsi on ne peut pas dire : à chacun son goût. Cela reviendrait à dire qu'il n'y a point de goût, c'est-à-dire qu'il n'y a point de jugement esthétique qui puisse légitimement réclamer l'assentiment universel

                                                                                         Kant, Critique de la faculté de juger

                         Concert au théâtre antique d'Orange

En effet, les différents moments de la définition du goût sont ainsi énoncés par Kant :

+ « Le beau est l’objet d’une satisfaction désintéressée »

+ « Est beau ce qui plaît universellement sans concept »

+ « La beauté est la forme de la finalité d’un objet en tant qu’elle est perçue dans cet objet sans représentation d’une fin »

+ « Est beau ce qui est reconnu sans concept comme l‘objet d’une satisfaction nécessaire »

Comme on peut l’appréhender à partir de ces différents moments, Kant n’exclut du beau (et donc de l’œuvre d’art) ni la satisfaction, ni le plaisir : est beau « ce qui plaît », ce qui fait l’objet d’une satisfaction intérieure. Mais intervient alors un adverbe qui sonne comme un oxymore : « universellement », qui se veut une critique du relativisme communément admis à propos du goût (« des goûts et des couleurs on ne discute pas »), ce qui fait du jugement de goût, à propos du beau, un jugement particulier, car il se veut ou se prétend universel (sans être fondé pour autant sur un concept , c’est-à-dire une définition universelle du beau) pouvant justifier une telle universalité. Dans le jugement de goût, selon Kant, s’accordent paradoxalement la subjectivité et l’universalité, car le plaisir lié au beau est le résultat d’un libre jeu harmonieux entre l’imagination et l’entendement de telle manière que tous, en droit, peuvent le ressentir à travers le sentiment esthétique. Car quiconque émet le jugement « c’est beau » suppose par là même que tout autre homme, puisque doué des mêmes organes naturels, des mêmes sens, pourra voire devra émettre le même jugement, mais sans pouvoir fonder une telle supposition sur une démonstration.

Mais, dans la question posée, l’expression « doit-elle » (à propos de l’œuvre d’art) ne semble-t-elle pas lui assigner comme fin le plaisir ressenti par celui qui la contemple, voire celui qui la crée  ? Or l’œuvre d’art a-t-elle sa fin en elle-même ou au contraire en dehors d’elle-même ? Et cette fin se réduit-elle au seul plaisir ?

                                             Statue Baoulé Asie

D. Peut-on assigner une fin à l’œuvre d’art, que ce soit le plaisir ou toute autre ?

En effet, selon Kant, l’œuvre d’art, se suffisant à elle-même, constitue une finalité « sans la représentation d’une fin » (finalité sans fin). Cela signifie que l’œuvre d’art est soumise à une élaboration telle que l’on ne peut rien y ajouter ou en retrancher (même une œuvre inachevée) sans la travestir, la trahir ou en changer le sens. Ainsi apparaît-il impossible, dans un poème de Baudelaire, de remplacer un mot par un autre sans le défigurer et en trahir la signification, ou encore la musicalité. Ce qui caractérise une œuvre d’art, en effet, c’est sa cohérence interne, l’agencement harmonieux et équilibré de ses parties, qui en font l’unité aussi bien que l’unicité. Toute œuvre d’art, en ce sens, est singulière et c’est ce qui en fait la valeur. Toute fin assignée lui reste extérieure, que ce soit une commande, ou une intention consciente de l’artiste. Et c’est pourquoi la compréhension d’une œuvre d’art reste toujours à déterminer, et peut évoluer en fonction des époques ou des cultures. Le sens d’une œuvre d’art n’est jamais figé, mais toujours diversifié en fonction des différents regards portés sur elle. Ainsi une œuvre peut-elle être oubliée pendant des siècles puis redécouverte et à nouveau appréciée en fonction d’un point de vue renouvelé porté sur elle. D’où l’importance des échanges auxquels peut, voire doit donner une œuvre, car le plaisir éprouvé à son contact est à la fois singulier et appel de communauté. Ce sont les dialogues à propos d’une même œuvre qui en constituent la richesse, et qui intensifient le plaisir éprouvé à son contact. Et c’est pourquoi une œuvre d’art, malgré l’universalité en droit du jugement de goût, peut ne pas plaire, parce qu’on est dérangé ou dérouté par elle. Toute œuvre d’art susceptible de transcender son temps n’apparaît-elle pas d’abord et le plus souvent comme déplaisante, parce qu’elle ne respecte pas les codes et les valeurs en vigueur ? Cela lui enlève-t-il pour autant son statut d’œuvre d’art et sa beauté ? En effet, une œuvre d’art n’est pas toujours conçue pour plaire, voire pour être belle. Elle peut aussi l’être pour dénoncer, pour subvertir la réalité à défaut de la transfigurer, pour remettre en question les valeurs d’une époque ou s’opposer à ses injustices ou ses cruautés. Ainsi en est-il du tableau Tres de mayo de Francisco de Goya (1746-1828) dont l’une des intentions est la dénonciation des horreurs de la guerre et de l’occupation de l’Espagne par les armées napoléoniennes, pour émouvoir ceux qui la contemplent, les déstabiliser dans leurs certitudes  et les faire réagir. Donc la beauté ne constitue pas le but absolu de cette œuvre, car si c’était le cas, celui qui la contemple pourrait passer à côté de son aspect dérangeant. Tous les artistes ne créent donc pas nécessairement pour mettre en avant l’aspect esthétique de leurs œuvres (cf. Duchamp brisant les codes classiquement admis de l’esthétique à son époque à partir de son « œuvre » (l’urinoir appelé Fontaine) pour revendiquer la banalité et la laideur comme expressions artistiques. Mais il n’empêche que toute œuvre est destinée à produire une émotion, plaisante ou déplaisante, de façon à nous toucher, d’une manière ou d’une autre.

Tres de Mayo  Goya

Au fond, le plaisir ne peut être un préalable à l’œuvre d’art, même si l’on doit reconnaître qu’il peut difficilement ne pas l’accompagner. Bref, le plaisir de l’œuvre n’est pas une fin en soi, propre à définir son caractère esthétique ou artistique.

 

 

 

 

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