Pour réussir sa vie, vaut-il mieux la penser ou la vivre?

Publié le par lenuki

 

 

Lecture de la chanson de Balavoine pour introduire la réflexion :

 

Le Chanteur

Titre de Daniel Balavoine

Je m'présente, je m'appelle Henri
J'voudrais bien réussir ma vie, être aimé
Être beau, gagner de l'argent
Puis surtout être intelligent
Mais pour tout ça il faudrait que j'bosse à plein temps

J'suis chanteur, je chante pour mes copains
J'veux faire des tubes et que ça tourne bien, tourne bien
J'veux écrire une chanson dans le vent
Un air gai, chic et entraînant
Pour faire danser dans les soirées de Monsieur Durand

Et partout dans la rue, j'veux qu'on parle de moi
Que les filles soient nues, qu'elles se jettent sur moi
Qu'elles m'admirent, qu'elles me tuent
Qu'elles s'arrachent ma vertu

Pour les anciennes de l'école, devenir une idole
J'veux que toutes les nuits, essoufflées dans leurs lits
Elles trompent leurs maris
Dans leurs rêves maudits

Puis après je f'rai des galas
Mon public se prosternera devant moi
Des concerts de cent mille personnes
Où même le tout Paris s'étonne
Et se lève pour prolonger le combat

Et partout dans la rue, j'veux qu'on parle de moi
Que les filles soient nues, qu'elles se jettent sur moi
Qu'elles m'admirent, qu'elles me tuent
Qu'elles s'arrachent ma vertu

Puis quand j'en aurai assez de rester leur idole
Je remont'rai sur scène comme dans les années folles
Je f'rai pleurer mes yeux
Je ferai mes adieux

Et puis l'année d'après, je recommencerai
Et puis l'année d'après, je recommencerai
Je me prostituerai
Pour la postérité

Les nouvelles de l'école, diront que j'suis pédé
Que mes yeux puent l'alcool, que j'fais bien d'arrêter
Brûleront mon auréole
Saliront mon passé

Alors je serai vieux et je pourrai crever
Je me cherch'rai un Dieu pour tout me pardonner
J'veux mourir malheureux
Pour ne rien regretter, j'veux mourir malheureux

Ainsi le terme de réussite apparaît-il propre à notre époque, où ce qui doit prédominer c’est l’efficacité, la performance et la technique en général. Réussir, c’est bien fonctionner (une machine ne doit pas avoir de ratés). De plus, dans la chanson de Balavoine, il s’agit de réussir sa vie, ce qui n’est pas une mince affaire ! Cela renvoie à la distinction assez banale entre réussir dans la vie (ce que semble promouvoir la chanson) et réussir sa vie (ce qu’elle paraît laisser en suspens, sauf à confondre les deux).

Or, dans l’Antiquité, ce qui pouvait correspondre à cette recherche de réussite existentielle, c’est la quête de la vie bonne. Ce sur quoi s’entendent à peu près tous les philosophes de cette période, c’est sur le fait que chaque homme peut (doit ?) devenir maître de sa vie, leurs divergences portant seulement sur les moyens d’y parvenir. C’est pourquoi la question du bonheur (ou vie bonne) est au centre de toutes leurs interrogations. Ainsi peut-on voir dans Socrate le précurseur de la recherche d’un certain style de vie.

Quand on se propose un but (ici réussir sa vie), encore faut-il analyser les meilleurs moyens d’y parvenir. Entre les moyens de la vie bonne et ceux de la réussite existentielle, y a-t-il des rapprochements possibles ou des différences irréductibles ? Tout d’abord, pour réussir sa vie, peut-on se contenter de vivre, tout simplement ? Mais s’il suffisait de vivre, pourrait-on rater sa vie ? Cela aurait-il encore un sens ? Et si la pensée (au sens strict) est le propre de l’homme (cf. Pascal), comment l’homme pourrait-il réussir sa vie sans se penser et la penser ? Mais la pensée ne pourrait-elle pas aussi constituer un obstacle au fait de vivre ? Au fond, pour réussir sa vie, vaut-il mieux la penser ou la vivre ?

 

  1. Mise en perspective de la question posée

(Analyse inspirée d’une conférence et d’un ouvrage de Yann-Hervé Martin intitulé :

" La saveur de la vie ou la grâce d’exister" aux éditions Salavator)

Notre époque « rumine » (cf. Nietzsche) cette question de la vie réussie depuis que les philosophes ont laissé aux coaches de développement personnel,  aux psys ou aux vendeurs de sens le soin de guérir certains maux de l’âme. Comme le montre Luc Ferry (cf. « Qu’est-ce qu’une vie réussie ? »  Le Livre de Poche) la société actuelle invite à penser la réussite sur le mode du rêve éveillé : rêve de possession (gagner à la loterie) ou rêve de séduction (cf. la chanson de Balavoine) ou encore rêve de pouvoir (selon la formule « qui veut peut »). Luc Ferry interroge donc la manière dont nous nous sommes laissés entraîner dans la tyrannie de la réussite, alors que presque tout, dans nos vies, ne dépend pas de nous (cf. Stoïciens) mais plutôt du hasard de la naissance ou du déterminisme social, voire des rencontres que nous faisons ou de la contingence des événements que nous vivons, de la fortune plus ou moins aveugle en somme. Au fond, n’y aurait-il plus d’autres valeurs que la réussite ou la performance ? La question du sens de la vie aurait-elle disparu  au profit de l’absurde tel qu’il est analysé par Sartre ou Camus ? Or la question de la vie réussie ne pose-telle pas celle de notre capacité (ou non) à réaliser une forme de bien dans nos existences et quel bien, en quel sens ? Les réponses actuelles à la question de la vie réussie, telles que données par la société de consommation (distinctions in/out, winners/loosers par exemple) sont-elles satisfaisantes ? Mais comment définir le bien auquel nous nous référons (qui n’est pas nécessairement le seul bonheur) sachant qu’il peut être particulier à chacun ? De plus, en quoi notre réflexion sur notre existence peut-elle changer le cours de notre vie ? La pensée, en ce sens, a-t-elle vraiment un réel pouvoir ? Quel rapport y aurait-il entre la réflexion sur l’existence et la réalité quotidienne de celle-ci ? La pensée n’aurait-elle pas des limites et si oui lesquelles ? Enfin, dans quelle mesure peut-on juger la vie (sachant que penser, c’est juger) et en a-t- on le droit (cf. Nietzsche et le ressentiment, et sa théorie de l’amor fati) ? La pensée ne peut-elle pas constituer un obstacle dans la recherche du bien vivre (cf. notre fuite des vérités pouvant menacer notre confort existentiel ou notre culture des illusions consolatrices) ? De plus, au nom de quelles valeurs extérieures à elle juger la vie ? Comme le montre François Jullien (cf. « Philosophie du vivre » Folio Essais Gallimard) ne se jugerait-elle pas elle-même, de manière purement immanente, à travers la nature des affects qu’elle produit ?

 

  1. Analyse d’un lieu commun : réussir sa vie

Pas de recette pour ça, sauf  pour les coaches qui sévissent dans certaines revues vantant (vendant ?) leurs perspectives de réussite dans tous les domaines. Voilà bien une expression convenue, qui invite à un beau programme. N’est-elle pas comme la liberté selon Paul Valéry une expression « qui chante plus qu’elle ne parle » ?

Certes, chacun semble soucieux de réussir sa vie, mais sans trop savoir comment s’y prendre ni même ce qu’il faut entendre par là. Or vouloir réussir sa vie est-il bien de l’ordre de l’évidence ? S’agit-il de gagner de l’argent pour assouvir tous ses désirs, d’avoir du pouvoir ou les honneurs pour se sentir socialement reconnu ? Ou encore d’être heureux, mais sans connaître les moyens à mettre en œuvre pour ce faire ? Alors, commençons d’abord par analyser cette expression pour savoir ce qu’elle recèle.

Elle comporte trois mots qu’il convient de décortiquer : réussir, sa, vie. Or dans cette expression, le mot important n’est-il pas la vie ?

  1. La vie : de quoi est-il question ? Quand on parle de sa vie, on pense en général à un parcours existentiel, à une carrière. Or réussir une carrière, ce n’est pas réussir sa vie (cf. la différence à établir entre réussir dans la vie et réussir sa vie).

De plus, on fait ici un usage curieux du terme de vie, car métonymique, qui consiste à prendre la partie pour le tout. On prend la vie par le petit bout, qui a pour conséquence d’opérer une réduction du terme de vie, consistant à réduire la vie à nos succès dans ce qu’ils ont de mesurable (Cf. le souci actuel du quantifiable, qui seul serait objectif). Mais qu’en est-il de la vie elle-même ?

  1. Sa : il y a quelque chose de la vie qui m’appartient. Or la vie ne peut pas être mienne comme peut l’être un objet. Qu’est-ce qui fait que la vie est mienne ? Lorsqu’on envisage de réussir sa vie, on pense à une réussite individuelle.  Mais si l‘on est soucieux de la réussir individuellement, on ne peut pas la réussir tout seul. Pour ce faire, il faut soit se faire aider par les autres, soit lutter contre eux pour prendre toute sa place (cf. struggle for life, la lutte pour la vie).
  2. Réussir : être le premier sur la ligne d‘arrivée. Cela dépend d’une ambition dans laquelle on s’est projeté. En effet, le vocabulaire de la réussite renvoie à un résultat souhaité et aux moyens mis en œuvre pour l’atteindre (les moyens étant proportionnés aux fins que l’on s’assigne). Encore faut-il pour cela réfléchir, c’est-à-dire penser, suspendre le cours de sa vie pour prendre à la fois de la distance et de la hauteur. Ce que nous allons faire maintenant.

Ce que nous venons de mettre en lumière à propos de la réussite nous renvoie à un problème, car la vie n’est pas un exploit à réaliser. Nous n’avons pas pour but d’être vivant. IL nous est donné de vivre sans que nous n’ayons eu à mettre en œuvre des moyens pour y parvenir, c’est-à-dire pour vivre. Or réussir sa vie, est-ce simplement être vivant ? N’est-ce pas réaliser une vie bonne (ou, cf. les Grecs, une vie heureuse) ? La vie bonne peut-elle être réduite à nos succès ? En quoi consiste donc cette vie bonne ?

L’analyse que nous venons de réaliser ne nous a pas permis de donner une signification précise à l’expression « réussir sa vie », mais plutôt de faire remarquer que ce qui semblait au départ évident ne l’est pas autant qu’on aurait pu le penser. On pourrait dire de cette expression ce que Saint Augustin disait du temps : « Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne m’interroge, je le sais ; si je veux répondre à cette demande, je l’ignore. ».

Le problème ne vient-il pas du fait que la vie n’est pas un concept, car elle se vit mais ne se conçoit pas ? La premier rapport à la vie est tout simplement d’ordre vital et non conceptuel. Or la biologie, par exemple, ne connaît pas la vie. En effet, elle n’a affaire qu’au vivant, à des fonctions organiques (cf. nutrition ou reproduction, fonctions communes à tous les êtres organisés).

«  En réalité la vie est un processus, une organisation de la matière. Elle n'existe pas en tant qu'entité indépendante qu'on pourrait caractériser. On peut donc faire l’étude du processus ou de l'organisation, mais pas de l'idée abstraite de vie. » François Jacob Conférence Qu’est-ce que la vie ?

Même la philosophie ne s’est pas intéressée à la vie en tant que telle, mais seulement au vivant (cf. Aristote), ou à la vie dans certaines de ses modalités (vie philosophique, vie morale, vie politique, etc.), voire au vécu (cf. phénoménologie).

Alors, on ne peut pas parler de la vie ? N’y a-t-il pas un savoir spontané de la vie qui se donne à chaque vivant dans l’expérience qu’il en fait ? Qu’est-ce qui se donne à connaître en ce cas ?

  1. Ce n’est pas nous qui allons à elle, mais elle qui vient à nous : elle nous a toujours précédés. La vie ne peut provenir que de la vie elle-même (en l’occurrence les êtres vivants que sont nos parents).Nous n’avons rien eu à faire pour que la vie advienne. Mais elle ne peut pas m’être donnée à moi, puisqu’elle m’est donnée avant même que le moi existe pour moi.
  2. Le vie est donc un « déjà là », qui nous est donné à vivre. C’est une aventure, sans programmation possible (autre que biologique). Ce qui advient à nous, c’est à la fois inédit et imprévisible. La vie en ce sens ne comporte pas de planification possible, d’élaboration d’un plan de réussite (pas d’étude de marché, ici.. !). La vie, c’est ce qui nous oblige à exister, c’est-à-dire à sortir de nous, à surgir dans l’inédit. Bref, on ne peut pas penser sa vie comme un plan à réaliser pour la réussir.
  3. La vie est un don. Terme inadéquat, car le don suppose un échange intéressé : on donne pour recevoir en retour, ne serait-ce qu’un merci. L’expression « étant donné que » correspondrait mieux à ce que l’on voudrait signifier ici. Cf. en allemand « es gibt » (il y a) du verbe geben (donner). C’est un don sans donateur ni donataire. Mais c’est aussi un don profondément exigeant, car il faut qu’il recueille notre acceptation, notre oui. Or c’est un don qui précède toute demande : la vie n’exige que notre accueil (ou notre refus, comme dans « ce n’est pas une vie » ou encore « vivre une vie de chien »). On peut alors distinguer survivre et vivre, végéter ou s’épanouir, avoir le sentiment d’avoir tout raté ou au contraire d’avoir pu s’accomplir pleinement… !

             Mais comment peut-on passer de la vie à ma vie ?

 

  1. De la vie à ma vie

En effet, cette vie qui m’est donnée sans que je n’aie rien demandé, comment peut-elle devenir ma vie ? A cette question on peut considérer qu’il y a deux  réponses possibles.

  1. Première réponse possible

Cette vie peut m’apparaître comme mienne dans la mesure où je l’ai éprouvée comme unique et personnelle : je peux me l’approprier si je ressens qu’elle m’est propre, car c’est moi qui la vis. Par opposition, que pourrais-je savoir de la vie d’autrui, sinon en me projetant à partir de la mienne, voire en me fiant à ce qu’il en extériorise. Je n’éprouve donc pas la vie d’autrui comme le mienne, de l’intérieur. Or c’est en éprouvant la vie comme mienne que je deviens un sujet singulier. C’est seulement de ma vie intérieure que je peux rencontrer la vie d’autrui. La singularité du moi s’enracine dans la singularité de la vie qui est mienne. Je me reconnais ainsi dans mon vécu. Mais c’est de l’ordre du participe passé : ma participation ici reste passive. Il me suffit de recevoir ce vécu pour me reconnaître en lui.

  1. Deuxième réponse possible

La vie devient mienne quand je passe de la passivité à l’activité. Quand on dit mon (livre par exemple) on pense d’abord à un objet ou à une chose, bref à un bien que l’on a acquis. Or cet objet ou cette chose ne sont pas vraiment miennes : je peux les égarer ou les perdre, elles peuvent s’user ou être détruites. Juridiquement, elles peuvent être aliénées (vendues ou volées). Mais ce qui est proprement mien, c’est mon acte : ce que j’ai fait a été fait et je ne pourrai pas le défaire, revenir dessus pour faire comme s’il n’avait jamais été. Mes actes sont donc plus essentiellement miens que mes biens, et cela ontologiquement, pas seulement juridiquement. C’est donc par les actes que je pose que la vie devient mienne, ma vie. Une biographie n’est pas un ensemble d’événements, mais un ensemble d’actes. Ma vie est donc ce que j’ai fait à partir de ce qui m’est arrivé, en bien ou en mal. Ce qui m’arrive ne fait pas ce que je suis. Ce que je suis, c’est ce que je vais faire de ce qui m’arrive, handicap ou accident par exemple.

Cf. Philippe Croizon par exemple qui a écrit : « J’ai décidé de vivre » :

Amputé des quatre membres en 1994 après avoir été électrocuté sur le toit de sa maison en démontant une antenne de télévision, Philippe Croizon est depuis devenu un aventurier hors norme. A 53 ans, il est aussi un conférencier très demandé qui relate ses exploits et fait partager son amour de la vie.

Ainsi il n’a pas le sentiment de se réduire à ce qui lui est arrivé.

Ma vie ne devient pas mienne par appropriation, car je ne la possède pas, mais je suis possédé par elle. La seule manière que j’ai de me l’approprier c’est de m’y rendre propre, car en me rendant propre à elle, je la rends propre à moi. Mon pouvoir d’agir n’est pas autonome, mais dépend de la donation qui m’a été faite de la vie.

  1. De quelle réussite parle-t-on ? Pas d’un exploit à réaliser, mais pas non plus de ce qui m’est approprié. Il y a dans la vie quelque chose qui m’excède, ce qui rend l’échec possible. Ce qui est donc important, ce ne sont pas mes réussites ou mes échecs, mes bonheurs ou mes malheurs, mais ce que je fais d’eux. Mon avenir n’est pas contrôlable, car ma vie reste toujours à venir, dans l’incertitude. Il n’y a donc pas de vie accomplie, puisque toujours à venir. Si une vie réussie n’était qu’une vie brillante, on condamnerait à l’échec toute vie humble ou modeste. Une vie réussie serait-elle, comme le pensaient les Grecs, une vie heureuse ? Or n’y a-t-il pas des imbéciles heureux ! De même Job sur son tas de fumier n’a pas raté sa vie pour autant !

Une vie réussie, ce serait donc la vie à laquelle je me suis approprié par les actes qui m’ont approprié à moi-même, mais de manière toujours provisoire et fragile.

Or l’accueil de la vie est toujours à reprendre : il faut renouveler l’accueil de la vie en moi. C’est à partir de ce qu’elle me donne qu’il m’est donné de me construire.

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article