Autrui peut-il être un obstacle à la connaissance de soi ?
Question posée par un élève sur mon blog
Bonjour, je me permets de vous poster ce message car je voulais avoir un avis d'"expert" d'ouvert à la philosophie. Voilà, élève de Terminale, il y a une semaine,
j'ai passé ma première dissertation sur table de Philosophie. Chez moi, je m'étais exercé sur quelques unes où j'avais fait des plans détaillés, des introductions, etc... Bref, je m'étais plutôt
bien entraîné. Face au sujet de la dissertation, j'ai reconnu le même sujet mot à mot (et oui, coup de chance) de l'un auquel je m'étais entraîner. J'ai donc passé mes 4 heures à "recopier" mon
travail personnel de chez moi. Mais voilà, notre professeur nous a dit hier qu'il était assez déçu du peu de copies qu'il avait corrigé, dont la mienne, qu i contenait paraît-il, beaucoup de
Hors-sujet. Je suis assez déçu de moi, plutôt bon élève, j'aurais aimé avoir réussi, vu le temps que j'y avais passé. Je me permets donc de vous solliciter et vous demande (si ce ne vous dérange
pas) de donner votre avis sur le Plan que voici, qui semble selon mon professeur assez Hors-sujet :
La problématique était "Autrui peut-il être un obstacle à ma connaissance de soi"
J'ai fait : I-[Thèse] : Obstacle, Entrave à notre connaissance :
A) car son existence reste dure à prouver, autrui peut être considérer comme un frein dans le sens où il nous reste inconnu, illusoire (Berkeley : immatérialisme,
Solipsisme, Cogito, et Bouddhisme)
B) pour aller plus loin, lui-même a un pouvoir illusoire sur nous (pouvoir de "chosification" avec Sartre, et capacité de nous faire "surjouer", de nous donner un
Surmoi, comme le Garçon de café)
C) Transition critique avec Husserl, autrui a toutefois une fonction d'intersubjectivité
II- [Antithèse] Mais Autrui peut aussi être un associé, une aide, un semblable :
A) car il est un fondement moral de tout homme
a) il nous révèle notre conscience morale (Rousseau, Smith)
b) il révèle les commandements moraux de tout homme (Lévinas, Kant)
B) mais aussi est la source de notre développement
a) de la conscience de soi avec Lacan et le stade du miroir
b) à l'amour de soi, preuve de la véritable connaissance de soi (Harding, Bernanos, et mention de l'amour pur, inconditionnel)
C) Transition critique : Mais il peut être un obstacle qui nous aide à nous développer : exemple de la critique avec Kant, explore nos raisonnements
moraux
III- [Synthèse] Enfin, Autre = Obstacle qui nous pousse à nous reconnaître, nous développer :
A) Hegel et la Dialectique du Maître et de l'Esclave
B) Insociable sociabilité de Kant
Voilà, personnellement, je ne vois pas trop où il y a du Hors-sujet. Merci d'avance et Bon week-end.
Ma réponse
Tout d'abord, merci pour votre confiance: je vais m'efforcer d'en être digne.
Passons tout de suite au vif du sujet, si je puis dire:
Autrui peut-il être un obstacle à la connaissance de soi?
A. Analyse des termes du sujet
Autrui: autre, étranger
autre moi (même)
Il faut jouer sur cette ambiguïté d'autrui
peut-il: possibilité (est-il possible que...?)
droit (a-t-il le droit de ...) Seconde interprétation qui n'aurait pas vraiment de sens, ici
obstacle: ce qui s'oppose à
empêchement, gêne, difficulté
Connaissance de soi: à ne pas confondre avec conscience de soi
Qui dit connaissance dit objectivité. Or, danger de la connaissance de soi par soi: subjectivité qui peut donc constituer un obstacle
Cf. connaissance de soi: sujet et objet sont le même, d'où possibilité d'illusion ou d'erreur
L’ambiguïté d'autrui ne renvoie-t-elle pas à une ambiguïté du moi: sujet/objet, conscience/inconscient, autre/même ? N'est-ce pas cette ambiguïté qui rend difficile la connaissance de soi?
B. Plan
Votre plan en thèse, antithèse, synthèse est un peu trop artificiel: il faut essayer de le penser de manière plus en phase avec votre propre expérience : les relations avec les autres, qui peuvent vous permettre de vous révéler à vous-même, mais aussi vous dépersonnaliser, et donc vous donner une fausse représentation de vous-même.
De plus, votre première partie traite davantage de la connaissance d'autrui (ce qui est hors sujet) que de l'obstacle que peut constituer autrui dans la connaissance de soi. Qu'autrui nous soit inconnu n'est pas vraiment le problème...! De plus, trop de références qui ne sont pas vraiment pensées: que vient faire le solipsisme ici par exemple? Il vaut mieux peu de références maîtrisées qu'un grand nombre donnant l'impression d'un certain flou artistique...En revanche, la référence à Sartre est déjà plus judicieuse, si vous montrez bien en quoi l'objectivation par le regard d'autrui peut contribuer à me donner une fausse image de moi-même, et donc me donner une connaissance dévoyée, voire erronée de moi-même.
Votre deuxième partie est déjà plus en phase avec le sujet. Mais il faudrait bien distinguer conscience de soi et connaissance de soi (à propos de la référence à Lacan, par exemple). Pourquoi ne pas en profiter pour aborder ici toute cette partie de moi que j’ignore et à laquelle autrui peut me permettre d’accéder : l’inconscient ? De plus, en quoi faire de moi un être moral peut faire progresser la connaissance que j’ai de moi ? Ce n’est pas clair et c’est là aussi à la limite du hors-sujet, si ce n’est pas situé dans la perspective de la connaissance de soi (cf. Ne jamais perdre de vue la question posée… !). En quoi l’amour de soi est-il une preuve de la connaissance de soi (ne dit-on pas que « l’amour est aveugle » ?) ?
En revanche, votre synthèse esquisse un dépassement de la pseudo contradiction entre obstacle et aide à la connaissance de soi, dans la mesure où vous dites : « Autrui est un obstacle qui nous pousse à nous reconnaître », ce qui est assez bien pensé et vos références, ici, ne manquent pas de pertinence.
En résumé, vous êtes souvent hors-sujet faute de bien situer votre propos dans la perspective de la question posée. Faites aussi attention à l’utilisation des termes ou concepts. Ainsi, par exemple, vous ne pouvez pas utiliser indifféremment autrui et autre, car ces deux termes n’ont pas nécessairement le même sens. Autrui, c’est cet autre-ci, en face de moi et non pas tout autre… !
Présupposés de la question
- La connaissance de soi est possible. Elle peut même constituer un devoir (cf. injonction socratique : « Connais-toi toi-même »).
- Autrui comme « médiateur indispensable entre moi et moi-même » (Sartre) facilite la connaissance que je peux prendre de moi-même (il la rend possible, il lui permet de progresser dans la vérité, en permettant la scission sujet/objet).
- Mais ce qui facilite comme intermédiaire peut aussi faire écran et devenir un obstacle.
Il aurait fallu articuler votre plan à partir de ces trois idées suggérées implicitement par la question posée.
Plan possible (car ce n’est pas le seul qui peut être conçu)
Vous commencez par autrui comme obstacle. Or la question ne semble-t-elle pas présupposer qu’il peut nous aider à nous connaître ? N’est-ce pas cette idée qu’il conviendra, dans un second temps, de remettre en question ?
A. « Autrui comme médiateur indispensable entre moi et moi-même » (Sartre)
Autrui nécessaire à la prise de conscience de soi. Or pas de connaissance de soi sans conscience de soi.
Cf. aussi les obstacles possibles à la connaissance de soi par soi : subjectivité, illusions sur soi, amour de soi, narcissisme, image inconsciente idéalisée de soi, etc.
Autrui comme autre moi-même : amitié (autrui comme miroir de soi, Aristote).
Enfin, n’y a-t-il pas toute une partie de moi-même que j’ignore, parce que je ne peux y accéder que par la médiation d’un tiers (le psychanalyste) : l’inconscient ?
Transition : Mais justement autrui comme médiateur ne peut-il aussi faire écran, voire contribuer à fausser la connaissance que je prends de moi-même ?
B. Autrui comme source d’aliénation ou de dépersonnalisation
Autrui, en m’aliénant (me rendant étranger à moi-même) ou en me dépersonnalisant, voire en m’empêchant d’être moi-même, ne peut-il pas contribuer à fausser la représentation que j’ai de moi-même, et donc à une méconnaissance de soi ?
Ne voulons-nous pas adhérer à la représentation qu’autrui a de nous, pour ne pas être marginalisés ou rejetés par lui, au risque de nous perdre ?
Ne sommes-nous pas objectivés par autrui ? Or notre moi n’est pas statique, mais en devenir (cf. au-delà du présent, notre passé et notre projet, qu’autrui ne connaît pas ou mal : il peut nous figer dans une représentation partielle voire erronée de nous-même).
Mais justement, n’avons-nous pas le pouvoir de nier cette représentation que nous pensons fausse de nous-même ? Ne pouvons-nous pas nous rebeller ? Cette rébellion ne peut-elle pas nous permettre d’accéder à une meilleure connaissance de nous-même ?
C. Paradoxalement, n'est-ce pas autrui comme obstacle qui peut me permettre de faire progresser la connaissance que j’ai de moi-même?
+« On ne se pose qu’en s’opposant »
+ Cf. la loi de l’obstacle comme médiation de la conscience de soi, indispensable à la connaissance de soi
+ En faisant de moi un objet, autrui me permet paradoxalement d’accéder au sujet que je suis, voire de prendre la bonne distance (ni trop près, ni trop loin) pour accéder à une connaissance plus authentique de moi-même
+ Enfin, que serais-je sans autrui ? Pourrais-je exister (ek-sistere) sans lui ? Pourrais-je me révéler à moi-même ?