Le travail et la technique

Publié le par lenuki

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Dans la Genèse ( I, 28 ), Dieu ordonne à Adam de conquérir et de soumettre la nature. Cet ordre du « Créateur » doit être compris comme la justification essentielle de l’exploitation de la nature par l’homme. Cette exploitation sera rendue possible par le biais du travail et du développement des techniques. Au lieu de dépendre et d’être soumis à la Nature, l’homme, par son effort et le développement des sciences et des techniques, s’est posé lui-même comme celui qui fait face à la Nature, celui dont le projet est de la dominer et de la maîtriser. Comment cette maîtrise s’organise-t-elle ?

Dans de nombreuses cultures, le travail est considéré comme une valeur qu’il convient de glorifier, de même que la maîtrise technique fait l’admiration. Cependant n’est-il pas paradoxal de constater qu’en même temps qu’il est une valeur essentielle de notre civilisation, la travail peut être considéré comme un fardeau et une peine ? Egalement, cette technique qui émerveille l’opinion à mesure qu’elle progresse ne fait-elle pas aujourd’hui autant peur qu’elle fascine ? Quelle est la place du travail et de la technique dans nos sociétés ?

 

Aux origines du travail et de la technique

 

Il convient de se tourner vers la tradition biblique et  la mythologie afin de comprendre la raison de la nécessité du travail et de la maîtrise technique. L’une comme l’autre disent au fond une même chose : travail et technique sont associés à la peine, à la faiblesse et au dénuement. Adam et Eve, chassés du Paradis sont contraints de travailler la terre afin d’y puiser les moyens de leur subsistance. De même, le mythe du Protagoras souligne l’impuissance initiale de l’humanité : Epiméthée, chargé par les dieux d’attribuer à chaque espèce animale des qualités physiologiques appropriées pour subsister au sein de la nature, a oublié les hommes ; son frère Prométhée, vole alors le feu à Héphaïstos afin que l’humanité, par l’usage qu’elle pourra en faire, compense son retard initial. Ce que ce mythe nous révèle, c’est que si l’animal est physiquement apte, par le biais de ses parties organiques, à transformer la nature, il n’en est pas de même de l’homme, pour qui l’environnement n’est vivable que modifié. Non seulement il devra fournir un effort pour parvenir à transformer cet environnement, mais il devra également avoir recours à une médiation, un outil, symbolisé par le feu dans le Protagoras.

Qu’est-ce qu’un outil ? Marx en donne une définition précise dans le Capital : c’est une « chose ou un ensemble de choses que l’homme interpose entre lui et l’objet de son travail en tant que conducteur de son action ». Ainsi, non seulement l’homme doit travailler pour survivre dans une nature hostile, mais ce travail ne sera rendu efficace que par le développement des techniques, qui, sont mises au point pour compenser une impuissance physiologique naturelle.

Cependant, l’homme possède un organe unique dans le règne animal dont l’utilité ne doit pas être sous-estimée et qui rend très aisé le maniement des outils : la main, l’outil qui semble contenir tous les autres selon Aristote. On doit alors comprendre l’outil comme le prolongement de la main qui permet à l’homme de conduire son action comme il l’entend, dans le but qu’il s’est fixé. Là où l’animal reste dépendant de la nature, son corps limitant son mode de vie et son adaptabilité, l’homme possède le moyen de contourner et de se détacher des vicissitudes naturelles par le biais de son travail et de le technique qu’il est en mesure de mettre en œuvre.

 

 Le travail et la technique comme moyens d’indépendance

La technique réside dans la possession d’un savoir-faire, mis en application dans le travail humain. Elle introduit de l’artifice dans la nature afin d’en atténuer le caractère hostile. Le développement foudroyant de la technique a permis à l’homme d’exercer un contrôle, une sorte de règne au sein du règne naturel. De la fission atomique aux manipulations génétiques, en passant par la fécondation in vitro, tout se passe comme si on avait cherché à ne plus jamais, ou le moins possible, dépendre de la nature. L’humanité, par le recours à des artifices technologiques, semble avoir réduit la nature à une ressource exploitée, un  instrument au service de l’homme, un matériau brut que l’on travaille et exploite.

D’esclave à la nature, l’homme, animal doué d’une raison lui permettant d’anticiper intelligemment un but recherché, capable d’élaborer des outils à cette fin et de mobiliser une force de travail, est devenu comme son maître. Mais à quel prix ?

Heidegger, dans une conférence intitulée « La question de la technique », constate les effets de cette tentative d’exploitation qu’il dénonce comme une « dévastation de la nature ». Selon lui, la nature a été dévaluée par la raison humaine : par le développement des techniques, l’homme a interpellé la nature, en a arrêté le cours pour la soumettre à une fonction jugée utile par et pour l’homme. La nature est ainsi «  artificialisée », « arraisonnée » ( la raison humaine s’en étant emparée ), oubliée en son essence : elle n’est plus cette déesse que révéraient les Anciens ; l’homme s’est substitué à elle du fait du développement de sa puissance technique et de sa raison. Nous sommes entrés dans une ère, la modernité, où la technique est devenue centrale et omniprésente, où l’homme est devenu la valeur essentielle.

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De l’exploitation de la nature à l’exploitation de l’homme

 

Cette ère de la modernité dont parle Heidegger, où le développement de la technique est manifeste, correspond à un monde dominé par la rationalité, la recherche de l’efficacité à tout prix. Si l’homme est par essence condamné à transformer la nature pour vivre, les conditions de cette transformation utilitaire ont évolué au rythme du développement de la technique. Le machinisme, dès qu’il a été techniquement rendu possible, a bouleversé dramatiquement les conditions du travail humain. Si le travail manuel a pu procurer à l’ouvrier la satisfaction d’un ouvrage dans lequel il pouvait se reconnaître et qui lui était propre, le travail à la chaîne, assisté par des machines, est progressivement devenu déshumanisant. D’un travail censé libéré des vicissitudes naturelles, susceptible par la maîtrise du monde qu’il implique de développer la maîtrise de soi, sommes-nous passés à  des conditions de travail abêtissantes et dénaturées ?

Marx distingue précisément deux types de conditions de travail : le travail libre et le travail forcé. Le premier est l’occasion pour celui qui l’effectue d’imprimer sa marque ( personnalité, habileté, etc..) dans son ouvrage, d’exister à travers son œuvre qu’il aura choisie librement Si le travail est bien transformation de la nature, le travail libre façonne le monde à l’image du travailleur et permet de constituer un univers dans lequel il se reconnaît et s’épanouit. A l’opposé, le travail forcé, celui des usines et des fabriques, ne tient pas compte des aspirations des ouvriers. Incapables de se reconnaître dans leurs productions, les ouvriers sont « aliénés », c’est à dire étrangers à leur travail et à eux-mêmes. Privés de la possibilité de s’extérioriser par leur travail, les ouvriers sont progressivement déshumanisés.

Faut-il, dès lors, condamner l’évolution technique et le bouleversement des conditions de travail qu’elle implique ? L’humanité n’a pas le choix : il lui faut transformer son environnement  afin de pouvoir vivre et se reproduire. Il est logique que cette humanité cherche à optimiser les conditions de cette transformation afin de la rendre moins douloureuse, puisque le travail relève de la peine tout autant que de la libération. Cependant il ne faudrait pas que la technologie moderne soit l’occasion d’un nouvel asservissement de l’humanité : à trop vouloir exploiter la nature, à se soucier uniquement de l ‘accroissement de la productivité, entre autres exigences de la modernité, l’homme moderne ne s’est-il pas posé en même temps les problèmes de la pollution qui menace la survie de son espèce, celui du chômage qui menace l’économie et la cohésion sociale, etc.?

Publié dans la culture

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