Le beau invisible et l'âme ( thèse et plan d'un texte de Plotin)
Texte de Plotin
« Quant aux beautés plus élevées, qu’il n’est pas donné à la sensation de percevoir, à celles que l’âme voit et sur lesquelles elle prononce sans les organes des sens, il nous faut remonter plus haut et les contempler en abandonnant la sensation qui doit rester en bas. On ne peut se prononcer sur les beautés sensibles, sans les avoir vues et saisies comme belles, si l’on est, par exemple, aveugle-né ; de la même manière, on ne peut se prononcer sur la beauté des occupations, si l’on n’accueille avec amour cette beauté ainsi que celle des sciences et autres choses pareilles, si l’on ne se représente combien est belle la face de la justice et de la tempérance, si l’on ne sait que ni l’étoile du matin ni l’étoile du soir ne sont aussi belles. On les voit, quand on a une âme capable de les contempler ; et, en les voyant, on éprouve une joie, un étonnement et un effroi bien plus forts que dans le cas précédent, parce qu’on touche maintenant à des réalités. Car ce sont là les émotions qui doivent se produire à l’égard de ce qui est beau, la stupeur, l’étonnement joyeux, le désir, l’amour et l’effroi accompagnés de plaisir. Mais il est possible d’éprouver ces émotions (et l’âme les éprouve en fait) même à l’égard des choses invisibles ; toute âme, pour ainsi dire, les éprouve, mais surtout l’âme qui en est amoureuse. Il en est de même de la beauté des corps ; tous la voient, mais tous n’en sentent pas également l’aiguillon ; ceux qui le sentent le mieux sont ceux qu’on appelle les amoureux. »
Ennéades I, 6 Traité sur le Beau
Première lecture du texte
A noter la gradation (beautés sensibles, élévation, beautés intelligibles) qui n’est pas sans évoquer celle de Platon dans le Banquet (210b-211a) lorsque la prêtresse Diotime instruit Socrate de la sagesse dans les choses de l'amour :
DIOTIME - Toi-même, tu pourrais t'initier aux mystères de l'amour. Mais je ne sais si tu seras capable de parvenir au degré ultime de cette démarche. Je vais quand même t'en expliquer les étapes. Essaye de me suivre.
Pour suivre ce chemin et atteindre son but, il faut commencer dès son jeune âge à rechercher la beauté physique. Il convient de n'aimer qu'un seul corps et, à cette occasion, dire de belles paroles.
Ensuite, il faut comprendre que la beauté d'un corps est semblable, comme une soeur, à la beauté d'un autre corps. Il convient de rechercher la beauté des formes, celle qui se trouve dans tous les corps. Arrivé à cette vérité, on doit devenir l'amant de tous les beaux corps, abandonner l'amour impétueux pour un seul, comme une chose qui ne mérite que dédain.
Puis, on considérera la beauté de l'âme comme plus précieuse que celle du corps, jusqu'à ce qu'une belle âme, même dans un corps peu attrayant, nous suffise à engendrer de belles paroles. On sera alors amené à considérer la Beauté dans les actions et dans les lois, à voir qu'elle est toujours la même, dans tous les cas. On en arrivera à regarder la beauté du corps comme peu de chose.
Enfin, on passera aux sciences et on en découvrira la beauté. On sera alors parvenu à une vision globale de la Beauté. On ne s'attachera plus à la seule beauté d'un seul objet. On cessera d'aimer un enfant, un homme, une action. On sera désormais tourné vers l'océan de la Beauté, en contemplant ses multiples aspects. On enfantera sans relâche de beaux et magnifiques discours. La sagesse et la pensée jailliront de l'amour qu'on a, jusqu'à ce que notre esprit aperçoive la science unique, celle de la Beauté en soi.
Celui qu'on aura guidé sur le chemin gradué de l'amour découvrira une beauté merveilleuse, une Beauté éternelle qui ne connaît ni la naissance ni la mort, qui jamais ne change. Cette Beauté qui ne se présente pas comme un visage ou comme une forme corporelle, elle n'est pas non plus un raisonnement, ni une science. Cette Beauté existe en elle-même et par elle-même, simple et éternelle, et d'elle découlent toutes les belles choses. Lorsque grâce à l'amour bien compris des jeunes gens, l'on s'est élevé au-dessus des choses sensibles jusqu'à cette Beauté en soi, on est proche du but.
C'est cela le véritable chemin de l'amour, que l'on s'y engage soi-même ou que l'on s'y laisse conduire. Il consiste, en partant des beautés sensibles, à monter sans cesse vers la Beauté surnaturelle en passant, comme par des échelons, d'un beau corps à deux beaux corps, puis de deux beaux corps à tous les beaux corps, enfin des beaux corps aux belles actions, et des belles actions aux belles sciences. Pour aboutir à cette science qui n'est autre que celle de la Beauté absolue, et pour connaître enfin le Beau tel qu'il est en soi.
Si la vie vaut la peine d'être vécue, c'est à ce moment: lorsque l'humain contemple la Beauté en soi. Si tu y arrives, l'or, la parure, les beaux jeunes gens dont la vue te trouble aujourd'hui, tout cela te semblera terne. Songe au bonheur de celui qui voit le Beau lui-même, simple, pur, sans mélange, plutôt que la beauté chargée de chairs, de couleurs et de cent autres artifices périssables... »
Platon Le Banquet 210b-211a
Un peu comme l’ascension vers le beau en soi chez Platon, pour Plotin, dans ce texte, belles occupations, belles vertus, belles sciences sont saisies par l’âme au même titre que les réalités matérielles et sensibles le sont par la vue (qui suppose une appréhension plus distanciée que le toucher). Mais pour « voir » ces réalités immatérielles, il faut disposer d’une âme apte à une telle contemplation (ce qui n’est donc pas donné d’emblée à tout le monde… !). De plus, cela implique qu’il doit y avoir une « parenté » entre l’âme et ces réalités.
Problème posé dans le texte :
Comment et à quelles conditions peut-on appréhender la beauté des réalités immatérielles comme les occupations, les vertus ou les sciences puisqu’elles ne sont pas de l’ordre du sensible, de la matière, et que donc elles ne peuvent pas être saisies par les sens ?
Thèse du texte : « On les voit…à des réalités »
Réponse de Plotin au problème posé : l’âme seule est capable de les contempler, à condition d’éprouver de l’amour envers ces réalités (eros= désir amoureux, qui fait tendre vers…).
Plan du texte :
- « Quant aux beautés plus élevées…aussi belles » : Présentation du thème (l’appréhension, la contemplation des beautés immatérielles) et exposition du problème à partir d’un parallèle avec les beautés sensibles.
- « On les voit …à des réalités » : l’âme seule est capable de les contempler. Ce qu’elle éprouve en les voyant
- « Car…les amoureux » : à quelles conditions l’âme en est capable (cf. eros, l’amour ou le désir amoureux).
Selon Plotin, tout le monde n’a pas accès à la vision des beautés intelligibles qui se situent au-delà du sensible, des beautés transcendantes qui supposent une élévation de l’âme (Platon parle à ce propos de « conversion » de l’âme qui doit se détourner des réalités sensibles pour appréhender les beautés intelligibles). Cela ne signifie pas que, pour Plotin, le corps soit absent puisque l’âme (par son intermédiaire) peut éprouver des émotions intenses (« la stupeur, l’étonnement joyeux, le désir, l’amour et l’effroi accompagné de plaisir »), mais seule l’âme amoureuse des réalités invisibles peut éprouver de telles émotions à propos de celles-ci, parce que seul elle est capable de les « voir » (= contempler). L’âme ne refuse pas les sensations, mais elle peut poursuivre la beauté au-delà des sens.