L'art nous détourne-t-il du réel ?
Présupposé de la question (à expliciter, voire à critiquer) : l’art détourne du réel.
L’art, en effet, ne renvoie-t-il pas au rêve, à l’irréel, à l’imaginaire ?
I. Analyse des termes de la question
+ Détourner : plus fort qu’éloigner, avec une nuance péjorative. Ne peut-on reprocher à l’art, en effet, d’empêcher d’être dans la réalité (cf. l’artiste comme « doux rêveur ») ? La valeur positive, c’est le réel, et c’est pourquoi il faut s’y enraciner pour vivre pleinement. Or l’art, en nous détournant du réel, nous inviterait à le fuir (l’art comme conduite de fuite). Cf. les reproches formulés à l’encontre de l’artiste : rêver, être dans les nuages, se réfugier dans l’irréel, l’imaginaire, être hypersensible au point d’être fragile face à la dureté du réel, etc. Cf. aussi les artistes « maudits », marginaux.
Mais détourner implique encore autre chose : la direction normale, c’est le réel, et l’art nous en détourne (comme on détourne un avion de son couloir aérien habituel, ou de l’argent de sa destination normale). Ainsi l’art détournerait l’homme de sa destination (travailler, être un individu engagé en société, etc.) pour l’orienter vers ce qui n’est pas lui, pour le « dévoyer ». Si le « normal » est le réel (la nature, la société) l’art, en nous tournant vers l’irréel, nous en détournerait pour nous « dénaturer », nous altérer (cf. l’idée que les artistes sont des êtres pas toujours très « normaux »).
+ Réel : caractère de ce qui a une existence effective, par opposition aux apparences, à l’illusion, ou aux fictions de notre imagination. En ce sens, la réalité renvoie à ce qui existe comme indépendant de nous et peut désigner ce qui s’oppose à nous, ce qui nous résiste, le monde extérieur.
Mais cela voudrait-il pour autant dire que nos idées, nos créations artistiques (peintures, sculptures, musiques, etc.) n’ont aucune réalité ? Le réel, n’est-ce pas aussi les objets fabriqués, les idées, les sentiments ? En ce sens, l’art nous détourne-t-il vraiment de cette réalité-là ?
Cf. Hegel : le beau artistique est la manifestation sensible de l’Idée. L’art peut alors être conçu comme création d’une réalité non plus matérielle, mais spirituelle.
"D’après l’opinion courante, la beauté créée par l’art serait même bien au-dessous du beau naturel, et le plus grand mérite de l’art consisterait à se rapprocher, dans ses créations, du beau naturel. S’il en était vraiment ainsi, l’esthétique, comprise uniquement comme science du beau artistique, laisserait en dehors de sa compétence une grande partie du domaine artistique. Mais nous croyons pouvoir affirmer, à l’encontre de cette manière de voir, que le beau artistique est supérieur au beau naturel, parce qu’il est un produit de l’esprit. L’esprit étant supérieur à la nature, sa supériorité se communique également à ses produits et, par conséquent, à l’art. C’est pourquoi le beau artistique est supérieur au beau naturel. Tout ce qui vient de l’idée est supérieur à ce qui vient de la nature. La plus mauvaise idée qui traverse l’esprit d’un homme est meilleure et plus élevée que la plus grande production de la nature, et cela justement parce qu’elle participe de l’esprit et que le spirituel est supérieur au naturel."
Friedrich Hegel, Introduction à l’esthétique, chap. I, I, I
II. Etude de la thèse implicite : l’art détourne du réel
Si le réel, c’est la réalité sociale ou pratique, alors il convient en effet de se plier à ses différentes exigences, si on veut y être à l’aise. Or l’art ne permet pas d’assumer les pressions de la réalité ainsi définie. Au contraire, il permet même de s’en évader.
Cf. on va au musée lorsqu’on ne travaille pas, ou parce qu’on n’a pas autre chose (de plus important ?) à faire. L’art, ici, est essentiellement conçu comme récréation, divertissement, ce qui permet d’échapper à la platitude du quotidien).
De plus, si la réalité sensible ou tangible, c’est les objets réels ou fabriqués, l’art n’en est que la représentation, qui peut être considérée comme imparfaite, voire illusoire ou mensongère (cf. la critique platonicienne de l’art). L’art est de l’ordre de l’apparence, et non de l’Etre (ou Idée, ou Essence). Cf. en ce sens les multiple techniques ou artifices artistiques pour donner l’illusion du réel. En effet, en nous enracinant dans le monde sensible, l’art, aux yeux de Platon, nous détourne du réel, c’est-à-dire du monde des Idées (Vrai, Beau, Bien en soi). Ce que peint l’artiste, par exemple un lit, n’est que l’image d’un objet sensible n’étant lui-même que l’apparence de l’Idée à laquelle il renvoie. Le lit peint n’est donc que l’image de l’apparence de l’Idée de lit, selon Platon. C’est donc la dialectique (la philosophie) qui seule nous permet d’accéder au réel (monde intelligible).
Pour Rousseau, dans le Discours des sciences et des arts, l’art nous fait préférer l’idée de la réalité à la réalité elle-même. Ainsi nous éprouvons de la compassion ou de la sympathie pour des êtres fictifs, alors même que nous sommes indifférents à la misère de certains de nos congénères, qui nous sont pourtant proches. Les êtres fictifs, en effet, sont artificiellement « embellis » par le savoir-faire de l’artiste… ! C’est en ce sens que l’art nous dénature, voire nous pervertit :
« Telle est la pureté que nos mœurs ont acquise. C'est ainsi que nous sommes devenus gens de bien. C'est aux lettres, aux sciences et aux arts à revendiquer ce qui leur appartient dans un si salutaire ouvrage. J'ajouterai seulement une réflexion; c'est qu'un habitant de quelque contrée éloignée qui chercherait à se former une idée des mœurs européennes sur l'état des sciences parmi nous, sur la perfection de nos arts, sur la bienséance de nos spectacles, sur la politesse de nos manières, sur l'affabilité de nos discours, sur nos démonstrations perpétuelles de bienveillance, et sur ce concours tumultueux d'hommes de tout âge et de tout état qui semblent empressés depuis le lever de l'aurore jusqu'au coucher du soleil à s'obliger réciproquement; c'est que cet étranger, dis-je, devinerait exactement de nos mœurs le contraire de ce qu'elles sont.
Où il n'y a nul effet, il n'y a point de cause à chercher: mais ici l'effet est certain, la dépravation réelle, et nos âmes se sont corrompues à mesure que nos sciences et nos arts se sont avancés à la perfection. Dira-t-on que c'est un malheur particulier à notre âge? Non, messieurs; les maux causés par notre vaine curiosité sont aussi vieux que le monde. L'élévation et l'abaissement journalier des eaux de l'océan n'ont été plus régulièrement assujettis au cours de l'astre qui nous éclaire durant la nuit que le sort des mœurs et de la probité au progrès des sciences et des arts. On a vu la vertu s'enfuir à mesure que leur lumière s'élevait sur notre horizon, et le même phénomène s'est observé dans tous les temps et dans tous les lieux. »
Rousseau Discours sur les sciences et les arts Première partie
En résumé, l’art n’est que jeu d’apparences, illusion, tromperie (Platon), voire perversion (par rapport à la « simplicité » de notre nature) selon Rousseau.
III. Mais n’y a –t-il pas réel et réel ?
L’art, loin de nous en détourner, ne nous permet-il pas, au contraire, d’appréhender le réel dans toute sa richesse et sa diversité, alors que le « réalisme pratique » réduit la réalité à la seule réponse à des besoins, c’est-à-dire à l’utilitaire ?
"Éveiller l'âme : tel est, dit-on, le but final de l'art, tel est l'effet qu'il doit chercher à obtenir. C'est de cela que nous avons à nous occuper en premier lieu. En envisageant le but final de l'art sous ce dernier aspect, en nous demandant notamment quelle est l'action qu'il doit exercer, qu'il peut exercer et qu'il exerce effectivement, nous constatons aussitôt que le contenu de l'art comprend tout le contenu de l'âme et de l'esprit, que son but consiste à révéler à l'âme tout ce qu'elle recèle d'essentiel, de grand, de sublime, de respectable et de vrai. Il nous procure, d'une part, l'expérience de la vie réelle, nous transporte dans des situations que notre expérience personnelle ne nous fait pas, et ne nous fera peut-être jamais connaître : les expériences des personnes qu'il représente, et, grâce à la part que nous prenons à ce qui arrive à ces personnes, nous devenons capables de ressentir plus profondément ce qui se passe en nous-mêmes."
Hegel introduction à l’Esthétique chapitre II
"Qu’est-ce que l’artiste ? C’est un homme qui voit mieux que les autres, car il regarde la réalité nue sans voiles. Voir avec des yeux de peintre, c’est voir mieux que le commun des mortels. Lorsque nous regardons un objet, d’ habitude, nous ne le voyons pas ; parce que ce que nous voyons, ce sont des conventions interposées entre l’objet et nous ; ce que nous voyons, ce sont des signes conventionnels qui nous permettent de reconnaître l’objet et de le distinguer pratiquement d’un autre, pour la commodité de la vie. Mais celui qui mettra le feu à toutes ces conventions, celui qui méprisera l’usage pratique et les commodités de la vie et s’ efforcera de voir directement la réalité même, sans rien interposer entre elle et lui, celui-là sera un artiste. "
Bergson, Conférence de Madrid sur l'âme humaine - in "Mélanges" (1885-1892), P.U.F
La finalité de l’art, c’est donc, pour Bergson, l’exploration du réel, son dévoilement. En effet, nous ne retenons du réel que ce qui peut satisfaire nos besoins pratiques. La fonction de l’art est donc d’élargir le réel en élargissant notre vision : cette chaise, peinte, nous donne mieux la chaise dans sa réalité que ne peut le faire le fait de nous asseoir dessus (acte qui fait disparaître la chaise, du moins à notre regard). Au fond, l’art nous révèle du réel ce que nous ne verrions pas sans son intermédiaire, parce que nous ne voyons qu’une réalité tronquée, mutilée par notre « sens pratique ».
L’art propose donc une autre approche du réel, voire d’une autre réalité que celle que nous avons l’habitude de percevoir. L’artiste dévoile une réalité de sens, une réalité signifiante en donnant corps, forme, couleur, son, à des êtres sensibles afin que l’esprit les interprète. Or ce sont nos interprétations de la réalité qui lui donnent son épaisseur, sa densité, sa prégnance, bref sa consistance… ! En ce sens, l’art enrichit la réalité des multiples significations qu’il crée grâce à ses techniques et ses artifices.
Ne serait-ce pas alors la beauté d’une chose, rendue par l’art, qui nous la donnerait dans sa réalité ?
Cf. Oscar Wilde : ce n’est pas l’art qui imite la nature, mais la nature qui « imite » l’art, dans la mesure où l’art nous donne à voir et à penser ce à côté duquel nous passons le plus souvent sans nous y arrêter, faute de l’apercevoir vraiment… Nous voyons la réalité, tandis que l’art nous permet de la regarder, voire de la contempler… !
Conclusion
L’art nous détourne d’une réalité réduite, tronquée, pour nous ouvrir à une réalité porteuse de sens, susceptible de nous « parler » et de nous émerveiller, et ce à l’infini de ses créations.