La technique accroît-elle notre liberté ? Rédaction et textes

- La technique, source de libération
L’homme, grâce à l’activité technique, par laquelle il a transformé son milieu naturel pour répondre à ses besoins, s’est affranchi des nécessités naturelles, c’est-à-dire a assuré les conditions de sa survie. Il a donc pu accroître sa liberté, en améliorant ses conditions d’existence, voire en étendant son champ d’action et en s’ouvrant de nouveaux horizons. Cf. le mythe du Protagoras :
« Dans cette distribution, ils donnent aux uns la force sans la vitesse ; aux plus faibles, il attribue le privilège de la rapidité ; à certains il accorde des armes ; pour ceux dont la nature est désarmée, il invente quelque autre qualité qui puisse assurer leur salut. A ceux qu'il revêt de petitesse, il attribue la fuite ailée ou l'habitation souterraine. Ceux qu'il grandit en taille, il les sauve par là même. Bref, entre toutes les qualités, il maintient un équilibre. En ces diverses inventions, il se préoccupait d'empêcher aucune race de disparaître.
Après qu'il les eut prémunis suffisamment contre les destructions réciproques, il s'occupa de les défendre contre les intempéries qui viennent de Zeus, les revêtant de poils touffus et de peaux épaisses, abris contre le froid, abris aussi contre la chaleur, et en outre, quand ils iraient dormir, couvertures naturelles et propres à chacun. Il chaussa les uns de sabots, les autres de cuirs massifs et vides de sang. Ensuite, il s'occupa de procurer à chacun une nourriture distincte, aux uns les herbes de la terre, aux autres les fruits des arbres, aux autres leurs racines ; à quelques-uns il attribua pour aliment la chair des autres. A ceux-là, il donna une postérité peu nombreuse ; leurs victimes eurent en partage la fécondité, salut de leur espèce.
Or Epiméthée, dont la sagesse était imparfaite, avait déjà dépensé, sans y prendre garde, toutes les facultés en faveur des animaux, et il lui restait encore à pourvoir l'espèce humaine, pour laquelle, faute d'équipement, il ne savait que faire. Dans cet embarras, survient Prométhée pour inspecter le travail. Celui-ci voit toutes les autres races harmonieusement équipées, et l'homme nu, sans chaussures, sans couvertures, sans armes. Et le jour marqué par le destin était venu, où il fallait que l'homme sortît de la terre pour paraître à la lumière.
Prométhée, devant dette difficulté, ne sachant quel moyen de salut trouver pour l'homme, se décide à dérober l'habileté artiste d'Héphaïstos et d'Athéna, et en même temps le feu, - car, sans le feu il était impossible que cette habileté fût acquise par personne ou rendît aucun service, - puis, cela fait, il en fit présent à l'homme.
C'est ainsi que l'homme fut mis en possession des arts utiles à la vie, mais la politique lui échappa : celle-ci en effet était auprès de Zeus ; or Prométhée n'avait plus le temps de pénétrer dans l'acropole qui est la demeure de Zeus : en outre il y avait aux portes de Zeus des sentinelles redoutables. Mais il put pénétrer sans être vu dans l'atelier où Héphaïstos et Athéna pratiquaient ensemble les arts qu'ils aiment, si bien qu'ayant volé à la fois les arts du feu qui appartiennent à Héphaïstos et les autres qui appartiennent à Athéna, il put les donner à l'homme. C'est ainsi que l'homme se trouve avoir en sa possession toutes les ressources nécessaires à la vie, et que Prométhée, par la suite, fut, dit-on, accusé de vol ».
Platon Protagoras

Selon ce mythe, par la faute et l’imprudence d’Epiméthée, l’homme est, à la naissance, l’être vivant le plus démuni, totalement à la merci du déterminisme naturel, incapable d’assurer sa survie. Mais grâce à Prométhée, qui vole le feu aux dieux pour le donner à l’homme, ce dernier, en disposant des techniques, pourra sortir de sa condition animale pour se réaliser comme homme, culturellement et spirituellement, puisque l’activité technique suppose à la fois conception (activité spirituelle) et mise en œuvre (activité pratique, d’abord manuelle, puis recourant aux outils, aux machines, voire aux robots). Selon Aristote, d’ailleurs, la main est un outil polyvalent :
« Ce n’est pas parce qu’il a des mains que l’homme est le plus intelligent des êtres, mais parce qu’il est le plus intelligent des êtres qu’il a des mains. En effet, l’être le plus intelligent est celui qui est capable de bien utiliser le plus grand nombre d’outils : or, la main semble bien être non pas un outil, mais plusieurs. Car elle est pour ainsi dire un outil qui tient lieu des autres. C’est donc à l’être capable d’acquérir le plus grand nombre de techniques que la nature a donné de loin l’outil le plus utile, la main. Aussi ceux qui disent que l’homme n’est pas bien constitué et qu’il est le moins bien partagé des animaux (parce que dit-on, il est sans chaussures, il est nu et n’a pas d’armes pour combattre) sont dans l’erreur. Car les autres animaux n’ont chacun qu’un seul moyen de défense et il ne leur est pas possible de le changer pour un autre, mais ils sont forcés, pour ainsi dire, de garder leurs chaussures pour dormir et pour faire n’importe quoi d’autre, et ne doivent jamais déposer l’armure qu’ils ont autour de leur corps ni changer l’arme qu’ils ont reçue en partage. L’homme au contraire, possède de nombreux moyens de défense, et il lui est toujours loisible d’en changer et même d’avoir l’arme qu’il veut quand il veut. Car la main devient griffe, serre, corne ou lance ou épée ou toute autre arme ou outil. Elle peut être tout cela, parce qu’elle est capable de tout saisir et de tout tenir. »
Aristote Les parties des animaux

Grâce à la main, l’homme peut développer à la fois son intelligence et son habileté pratique, augmentant par là même son pouvoir sur la nature. Enfin, c’est la machine qui succède à l’outil, pour accroître encore les forces de l’homme, et donc sa liberté par rapport aux conditions naturelles. Cf. Bergson :
« Quand on fait le procès du machinisme, on néglige le grief essentiel. On l'accuse d'abord de réduire l'ouvrier à l'état de machine, ensuite d'aboutir à une uniformité de production qui choque le sens artistique. Mais si la machine procure à l'ouvrier un plus grand nombre d'heures de repos, et si l'ouvrier emploie ce supplément de loisir à autre chose qu'aux prétendus amusements qu'un industrialisme mal dirigé a mis à la portée de tous, il donnera à son intelligence le développement qu'il aura choisi, au lieu de s'en tenir à celui que lui imposerait, dans des limites toujours restreintes, le retour (d'ailleurs impossible) à l'outil après suppression de la machine. Pour ce qui est de l'uniformité du produit, l'inconvénient en serait négligeable si l'économie de temps et de travail, réalisée ainsi par l'ensemble de la nation, permettait de pousser plus loin la culture intellectuelle et de développer les vraies originalités. »
Bergson Les deux sources de la morale et de la religion
L’usage intensif des machines dans l’industrie a donné ce que l’on nomme le machinisme. Or, aux yeux de Bergson, les principaux reproches faits au machinisme (faire de l’ouvrier un robot, uniformiser la production) sont de moindre importance, si l’on considère un des principaux avantages : le temps libéré, et ce que l’ouvrier peut en faire s’il le met à profit pour développer son esprit plutôt que de s’abrutir dans des loisirs formatés à son intention, « prétendus amusements qu’un industrialisme mal dirigé a mis à la portée de tous ». Le propre de la culture, en effet, est de développer l’originalité qui s’oppose à l’uniformisation que semble imposer une civilisation purement technicienne.
Mais la technique ne donne-t-elle pas à l’homme les moyens d’aller trop loin dans la domination de la nature (au risque d’en épuiser les ressources, voire de la détruire) et dans la domination de l’homme sur l’homme, en faisant de l’ouvrier un esclave d’un nouveau genre, voire en rendant les hommes totalement dépendants du progrès technique, au point d’être dépassé par lui ?

- Mais la technique donne aussi à l’homme des moyens qui le dépassent
La technique, en effet, ne devient-elle pas de plus en plus autonome par rapport à lui ? De plus, comme elle permet de dominer la nature, ne permet-elle pas, aussi, de dominer l’homme lui-même ? N’est-ce pas ce que semble indiquer l’expression si ressassée : « On n’arrête pas le progrès » ? Suivant sa logique propre, la technique n’échappe-t-elle pas à l’homme tout en l’aliénant ? Cf. le mythe de Frankenstein : l’homme, en développant une technique qu’il maîtrise de moins en moins bien parce que son essor lui échappe de plus en plus, n’a-t-il pas joué à l’apprenti-sorcier ? N’a-t-il pas joué avec le feu (cf. don de Prométhée) ? Ne s’est-il pas laissé dépasser par l’automatisation, au point d’avoir peur des robots qu’il a lui-même créés ? N’a-t-il pas mis au point des armes (nucléaires) susceptibles de détruire l’humanité entière ? Ces graves inconvénients de la technique semblent résulter du fait que si elle donne des moyens de plus en plus puissants, elle reste silencieuse sur les fins que l’homme peut poursuivre grâce à elle. D’où les menaces que font peser sur l’homme les manipulations génétiques (clonage, par exemple). Car, ce que l’on remarque, en traitant de la technique, c’est qu’elle est ambivalente : si les thérapies géniques sont favorables dans la mesure où elles permettent à la médecine de progresser, les manipulations génétiques (concernant tous les êtres vivants) le sont beaucoup moins, car elles peuvent conduire à remettre en question la dignité humaine, fondée sur l’unicité de la personne humaine. De plus, à faire travailler les machines, l’homme ne finit-il pas par perdre certaines habiletés manuelles ou certaines aptitudes comme le calcul mental par exemple ? Le travail à la chaîne (automatisation) ne conduit-il pas à dévaloriser le travail, dans la mesure où il est monotone et répétitif ? Si le capitalisme a libéré l’humanité de l’esclavage (au sens antique) n’a-t-il pas fait de l’ouvrier (selon Marx) un esclave des temps modernes (cf. le film du même nom), d’un type nouveau, contraint de vendre sa force de travail pour assurer sa survie, à défaut de gagner sa vie ?

« Nous partons d'un fait économique actuel. L'ouvrier devient d'autant plus pauvre qu'il produit plus de richesse, que sa production croît en puissance et en volume. L'ouvrier devient une marchandise au prix d'autant plus bas qu'il crée plus de marchandises. La dévalorisation du monde humain va de pair avec la mise en valeur du monde matériel. Le travail ne produit pas seulement des marchandises ; il se produit lui-même ainsi que l'ouvrier comme une marchandise dans la mesure où il produit des marchandises en général. Ce fait n'exprime rien d'autre que ceci : l'objet que le travail produit, son produit, se dresse devant lui comme un être étranger, comme une puissance indépendante du producteur. Le produit du travail est le travail qui s'est fixé, matérialisé dans un objet, il est l'objectivation du travail. La réalisation du travail est son objectivation. Dans le monde de l'économie politique, cette réalisation du travail apparaît comme la perte pour l'ouvrier de sa réalité, l'objectivation comme la perte de l'objet ou l'asservissement à celui-ci, l'appropriation comme l'aliénation, le dessaisissement. La réalisation du travail se révèle être à tel point une perte de réalité que l'ouvrier perd sa réalité jusqu'à en mourir de faim. L'objectivation se révèle à tel point être la perte de l'objet que l'ouvrier est spolié non seulement des objets les plus indispensables à la vie, mais encore des objets du travail. Oui, le travail lui-même devient un objet dont il ne peut s'emparer qu'en faisant le plus grand effort et avec les interruptions les plus irrégulières. L'appropriation de l'objet se révèle à tel point être une aliénation que, plus l'ouvrier produit d'objets, moins il peut posséder et plus il tombe sous la domination de son propre produit, le capital. Toutes ces conséquences découlent du fait que, par définition, l'ouvrier se trouve devant le produit de son propre travail dans le même rapport qu'à l'égard d'un objet étranger. S'il en est ainsi, il est évident que, plus l'ouvrier se dépense au travail, plus le monde étranger, objectif, qu'il crée en face de lui devient puissant, plus il s'appauvrit lui-même et plus son monde intérieur devient pauvre, moins il possède en propre. C'est la même chose avec la religion. Plus l'homme projette de choses en Dieu, moins il en garde en lui-même. L'ouvrier place sa vie dans l'objet. Mais alors celle-ci ne lui appartient plus, elle appartient à l'objet. Plus cette activité est grande, plus l'ouvrier est privé d'objets. Il n'est pas ce qu'il produit par son travail. Plus ce produit gagne en substance, moins l'ouvrier est lui-même. L'aliénation de l'ouvrier dans son produit signifie non seulement que son travail devient un objet, une réalité extérieure, mais que son travail existe en dehors de lui, indépendamment de lui, étranger à lui, et devient une puissance autonome face à lui, que la vie qu'il a prêtée à l'objet s'oppose à lui, hostile et étrangère. »
Marx Manuscrits de 1844
Le progrès technique, s’il crée des emplois, n’en détruit-il pas tout autant, voire davantage ? L’homme ne devient-il pas, alors, prisonnier d’un système qui produit une séparation, voire un conflit permanent entre les « in » (ceux qui y sont intégrés) et les « out » (ceux qui sont marginalisés ou rejetés par lui) ? N’est-ce pas en ce sens que la technique prend une dimension politique de domination de l’homme sur l’homme ? Si la technique modifie nos rapports avec la nature, elle peut aussi avoir une fonction de contrôle et de domination sociale. En ce sens, ne constitue-t-elle pas un obstacle à tout projet d’émancipation ? N’a-t-elle pas un caractère totalitaire, grâce à sa toute-puissance, conduisant à l’instrumentalisation et l’objectivation des hommes, figures modernes de la servitude ? C’est en ce sens que la question de la liberté est centrale dans toute réflexion sur l’essence de la technique. Par son intermédiaire, les hommes ne deviennent-ils pas les serviteurs obéissants du pouvoir économique et politique ?
Est-ce à dire, pour autant, qu’il faille « jeter le bébé avec l’eau du bain » ? L’homme n’a-t-il pas le pouvoir (voire le devoir) de reprendre la maîtrise d’une puissance qu’il a créée et qui semble aujourd’hui lui échapper, voire le dépasser ? Au fond, la diabolisation de la technique ne repose-t-elle pas sur un malentendu ?
- Une sagesse à la mesure de la technique ?
Comme nous l’avons vu précédemment, la technique donne des moyens, mais elle n’indique pas, pour autant, les fins à poursuivre grâce à elle (sauf si elle devient elle-même fin en soi). Cela signifie qu’elle est moralement neutre, et qu’il revient à l’homme de définir les fins qu’il se propose de poursuivre à travers elle (confort matériel, liberté, bonheur, etc.). C’est pourquoi on a tort d’accuser la technique, comme si l’homme n’était pour rien dans ce qu’elle est devenue, une puissance qui peut se retourner contre lui. De plus, comme pouvoir sur la nature (voire anti-nature), libérant l’homme de ses contraintes, la technique oblige l’homme (lui crée des obligations), dans la mesure où cette libération ne va pas sans responsabilité nouvelle à l’égard du devenir de la nature, si tant est que l’homme en soit réellement « comme maître et possesseur ». Or l’auteur qui, actuellement, est représentatif de cette nouvelle réflexion sur la technique, c’est Hans Jonas, dans son ouvrage Le Principe responsabilité. En effet, pour cet auteur, la puissance de la technique, devenue planétaire, obligerait à donner un sens nouveau au concept de responsabilité. Nous devrions ainsi passer d’une « responsabilité de » ou d’une « responsabilité devant » à une « responsabilité pour » définissant certaines obligations à partir du pouvoir de faire actuel, dont les conséquences sont plus importantes et redoutables que celles issues des techniques d’autrefois. Or c’est à l’égard des générations futures que nous aurions cette responsabilité renouvelée, car elles sont en droit d’attendre de la génération actuelle qu’elle détermine son action de façon à leur rendre la vie possible.

"Un impératif adapté au nouveau type de l'agir humain et qui s'adresse au nouveau type de sujet de l'agir s'énoncerait à peu près ainsi : "Agis de façon que les effets de tes actions soient compatibles avec la permanence d'une vie authentiquement humaine sur Terre" ; ou pour l'exprimer négativement : "Agis de façon que les effets de ton action ne soient pas destructeurs pour la possibilité future d'une telle vie"" ; ou simplement "Ne compromets pas les conditions de survie indéfinie de l'humanité sur Terre" ; ou encore, formulé de nouveau positivement : "Inclus dans ton choix actuel l'intégrité future de l'Homme comme objet secondaire de ton vouloir".
On voit sans peine que l'atteinte portée à ce type d'impératif n'inclut aucune contradiction d'ordre rationnel. Je peux vouloir le bien actuel en sacrifiant le bien futur. De même que je peux vouloir ma propre disparition, je peux aussi vouloir la disparition de l'humanité. Sans me contredire moi-même, je peux, dans mon cas personnel comme dans celui de l'humanité préférer un bref feu d'artifice d'extrême accomplissement de soi-même à l'ennui d'une continuation indéfinie dans la médiocrité.
Or le nouvel impératif affirme précisément que nous avons bien le droit de risquer notre propre vie, mais non celle de l'humanité et qu'Achille avait, certes, le droit de choisir pour lui- même une vie brève, faite d'exploits glorieux, plutôt qu'une longue vie de sécurité sans gloire (sous la présupposition tacite qu'il y aurait une postérité qui saura raconter ses exploits), mais que nous n'avons pas le droit de choisir le non être des générations futures à cause de l'être de la génération actuelle et que nous n'avons pas le droit de la risquer. Ce n'est pas du tout facile et peut-être impossible sans le recours à la religion, de légitimer en théorie pourquoi nous n'avons pas ce droit, pourquoi au contraire nous avons une obligation à l'égard de ce qui n'existe même pas encore et de ce qui "de soi" ne doit pas non plus être, ce qui du moins n'a pas droit à l'existence, puisque cela n'existe pas. Notre impératif le prend d'abord comme un axiome sans justification".
Hans Jonas, Le principe responsabilité

Hans Jonas fonde donc son idée d’obligation sur la puissance technique dont nous disposons actuellement, car celle-ci nous engage moralement à l’égard de l’humanité future : si nous avons le droit de sacrifier notre vie, nous ne l’avons pas de sacrifier celle des autres qui vont nous succéder sur cette terre, sauf à vouloir que l’humanité s’éteigne avec nous. Mais ce n’est pas sur la puissance en tant que telle que peut se fonder notre responsabilité (car un fait ne constitue pas un devoir moral), mais plutôt sur la liberté qui nous est donnée croissante grâce à la puissance technique. De la même manière, on peut se demander avec Bergson si la puissance actuelle de la technique n’appelle pas un « supplément d’âme » qui puisse nous donner la force de reconquérir la maîtrise de celle-ci, et donc d’accroître notre liberté par rapport à elle.
« Que le mysticisme appelle l'ascétisme, cela n'est pas douteux. L'un et l'autre seront toujours l'apanage d'un petit nombre. Mais que le mysticisme vrai, complet, agissant, aspire à se répandre, en vertu de la charité qui en est l'essence, cela est non moins certain. Comment se propagerait-il, même dilué et atténué comme il le sera nécessairement, dans une humanité absorbée par la crainte de ne pas manger à sa faim ? L'homme ne se soulèvera au-dessus de la terre que si un outillage puissant lui fournit le point d'appui. Il devra peser sur la matière s'il veut se détacher d'elle. En d'autres termes, la mystique appelle la mécanique. On ne l'a pas assez remarqué, parce que la mécanique, par un accident d'aiguillage, a été lancée sur une voie au bout de laquelle étaient le bien-être exagéré et le luxe pour un certain nombre plutôt que la libération pour tous. Nous sommes frappés du résultat accidentel, nous ne voyons pas le machinisme dans ce qu'il devait être, dans ce qui en fait l'essence. Allons plus loin. Si nos organes sont des instruments naturels, nos instruments sont par là même des organes artificiels. L'outil de l'ouvrier continue son bras ; l'outillage de l'humanité est donc un prolongement de son corps. La nature, en nous dotant d'une intelligence essentiellement fabricatrice, avait ainsi préparé pour nous un certain agrandissement. Mais des machines qui marchent au pétrole, au charbon, (...) sont venues donner à notre organisme une extension si vaste et une puissance si formidable, si disproportionnée à sa dimension et à sa force, que sûrement il n'en avait rien été prévu dans le plan de structure de notre espèce : ce fut une chance unique, la plus grande réussite matérielle de l'homme sur la planète. Une impulsion spirituelle avait peut-être été imprimée au début : l'extension s'était faite automatiquement, servie par le coup de pioche accidentel qui heurta sous terre un trésor miraculeux. Or, dans ce corps démesurément grossi, l'âme reste ce qu'elle était, trop petite maintenant pour le remplir, trop faible pour le diriger. D'où le vide entre lui et elle. D'où les redoutables problèmes sociaux, politiques, internationaux, qui sont autant de définitions de ce vide et qui, pour le combler, provoquent aujourd'hui tant d'efforts désordonnés et inefficaces : il y faudrait de nouvelles réserves d'énergie potentielle, cette fois morale. Ne nous bornons donc pas à dire, comme nous le faisions plus haut, que la mystique appelle la mécanique. Ajoutons que le corps agrandi attend un supplément d'âme, et que la mécanique exigerait une mystique. Les origines de cette mécanique sont peut-être plus mystiques qu'on ne le croirait ; elle ne retrouvera sa direction vraie, elle ne rendra des services proportionnés à sa puissance, que si l'humanité qu'elle a courbée encore davantage vers la terre arrive par elle à se redresser, et à regarder le ciel. »
Bergson Les deux sources de la morale et de la religion

L’homme comme Homo Faber (fabricateur, orienté vers le faire et l’action) dispose, selon Bergson, grâce aux instruments techniques, d’un « prolongement » de son corps (comme l’outil l’a été en premier lieu, puis la machine) disproportionné du point de vue de la force qui lui est ainsi prodiguée, et qu’il a du mal à maîtriser. Or si le corps a « démesurément grossi », l’âme elle est restée ce qu’elle était, « trop petite maintenant pour le remplir, trop faible pour le diriger ». Il faut donc à l’humanité de nouvelles forces morales pour rétablir l’équilibre : « le corps agrandi attend un supplément d’âme ». En effet, selon Bergson, la technique est liée organiquement au développement moral et spirituel de l’homme, car la libération qu’elle implique par rapport à la matière exige que l’on se libère aussi des aliénations qui en sont la conséquence, et cela n’est possible que si l’on augmente (accroît) l’énergie spirituelle qui est en nous. En effet, aujourd’hui, il s’agit moins de se libérer des contraintes matérielles que d’accumuler des biens matériels, au risque d’être possédés par ce qu’on croit naïvement posséder. De plus cette accumulation produit l’exclusion de ceux qui ne peuvent accéder à de tels biens, ou qui ne le peuvent que de manière sporadique. Or si l’on ne peut nier la libération (pour certains) qu’entraîne la puissance technique, ainsi que ses effets bénéfiques, il n’empêche qu’il y a, aujourd’hui, un déséquilibre entre la force matérielle que nous confère la technique et la force morale et spirituelle qui est la nôtre pour la canaliser et la diriger. Si, comme l’affirme Bergson, la mystique est à l’origine de la technique, le pouvoir technique, aujourd’hui, appelle une nouvelle mystique. Au fond, plus de puissance exige plus de sagesse, afin que la force comme instrument de libération ne devienne pas un moyen d’asservir et d’aliéner les hommes. C’est en cela que, comme l’indique le mythe du Protagoras, le don de Prométhée aux hommes est partiel, puisqu’il y manque l’essentiel (qu’il n’a pas pu ravir, et c’est pourquoi c’est Zeus qui l’a donné aux hommes), un pouvoir politique apte à répartir avec justice et équité les effets bénéfiques du pouvoir technique, et surtout qui puisse définir les fins vers lesquelles doit s’orienter ce pouvoir, de manière à ce que tous les hommes puissent disposer d’une liberté accrue, qui ne peut être que d’ordre moral et politique.
Certes, la technique libère les hommes des contraintes ou nécessités naturelles, mais elle le fait de manière paradoxale, puisqu’elle ne va pas sans créer des servitudes ou des aliénations qui compliquent et limitent singulièrement la liberté qu’elle accroît. Cela vient sans doute du fait que cette libération, si elle concerne la matière et le confort matériel, ne constitue pas une réelle liberté, dans la mesure où celle-ci, pour être effective, doit puiser dans les ressources morales de l’homme, et être conférée par une société politiquement organisée qui la garantisse. C’est tout le sens de ce que nous rappelle Bergson : toute puissance appelle une sagesse qui soit à la mesure de celle-ci, de façon à ce que l’homme ne soit pas menacé par cette puissance, si elle n’est pas maîtrisée par lui.
