Hegel texte expliqué C'est dans les mots que nous pensons

« Nous n'avons conscience de nos pensées, nous n'avons des pensées déterminées et réelles que lorsque nous leur donnons la forme objective, que nous les différencions de notre intériorité, et que par suite nous les marquons de la forme externe, mais d'une forme qui contient aussi le caractère de l'activité interne la plus haute. C'est le son articulé, le mot, qui seul nous offre une existence où l'externe et l'interne sont si intimement unis. Par conséquent, vouloir penser sans les mots, c'est une tentative insensée. Mesmer en fit l'essai, et, de son propre aveu, il en faillit perdre la raison. Et il est également absurde de considérer comme un désavantage et comme un défaut de la pensée cette nécessité qui lie celle-ci au mot. On croit ordinairement, il est vrai, que ce qu'il y a de plus haut c'est l'ineffable...
Mais c'est là une opinion superficielle et sans fondement ; car en réalité l'ineffable c'est la pensée obscure, la pensée à l'état de fermentation, et qui ne devient claire que lorsqu'elle trouve le mot. Ainsi, le mot donne à la pensée son existence la plus haute et la plus vraie. Sans doute on peut se perdre dans un flux de mots sans saisir la chose. Mais la faute en est à la pensée imparfaite, indéterminée et vide, elle n'en est pas au mot. Si la vraie pensée est la chose même, le mot l'est aussi lorsqu'il est employé par la vraie pensée. Par conséquent, l'intelligence, en se remplissant de mots, se remplit aussi de la nature des choses. »
HEGEL Philosophie de l'esprit.
Thème du texte : le rapport étroit entre le langage et la pensée
Thèse du texte : C’est dans les mots que nous pensons parce qu’ils donnent à la pensée son existence la plus haute et la plus vraie.
Parties du texte :
- Première partie : « C’est dans les mots que nous pensons… tentative insensée »
- Deuxième partie : « Et il est également absurde… se remplit aussi de la nature des choses »
Explication
- Première partie
On ne pense pas en dehors des mots. Ce qui implique que les sensations, les sentiments, les images ne sont pas des pensées au sens strict. Hegel s’oppose ici à la définition cartésienne de la pensée dans Les Principes de la philosophie : « Par le mot de penser, j’entends tout ce qui se fait en nous de telle sorte que nous l’apercevons par nous-mêmes ; c’est pourquoi non seulement entendre, vouloir, imaginer, sentir aussi est la même chose ici que penser ». Car ce qui donne une réalité objective à notre pensée, ce sont les mots dans la mesure où ils la circonscrivent, la délimitent et la déterminent. Par là même on peut prendre conscience de ce que l’on pense, puisque la pensée prend alors une forme objective, distincte de notre subjectivité (cf. pour prendre conscience de quelque chose, il faut un sujet pensant et un objet pensé. Or le mot objective notre pensée selon Hegel). D’où l’idée que le mot réalise l’union de l’activité intérieure la plus haute (la pensée) et la réalisation externe de celle-ci, qu’elle soit orale ou écrite. Il n’y a donc pas de pensée réelle sans les mots. Or qu’est-ce que le mot ? C’est un « son articulé », à distinguer du cri par exemple. En effet, un son articulé c’est un son qui se distingue d’autres sons, selon des règles bien précises. D’où une question : mais qu’en est-il, alors, lorsque nous cherchons nos mots pour exprimer notre pensée ? Mots et pensée ne seraient-ils pas distincts ? Les mots ne sont-ils pas de simples instruments de la pensée. Mais s’agit-il bien de pensée, lorsque nous cherchons nos mots pour l’exprimer ?

- Deuxième partie
« En fait, selon Hegel, je n’ai pas vraiment de réelle pensée avant de la mettre en mots. Car c’est grâce à eux que je sais ce que je pense. D’où la critique que fait Hegel de l’idée selon laquelle il y aurait de l’ineffable, c’est-à-dire une pensée qui pourrait s’exprimer en dehors des mots, qui ne pourrait pas se dire. En effet, ce n’est pas un défaut de la pensée que de ne pas pouvoir s’exprimer en dehors des mots : c’est un défaut de pensée ou, plutôt, une pensée défaillante. Or on a tendance, de façon romantique, à valoriser l’ineffable, au nom du fait que les mots trahiraient notre pensée ou seraient incapables de la rendre entièrement. Cf. ce texte de Bergson :
« « Le moi touche au monde extérieur par sa surface et comme cette surface conserve l’empreinte des choses, il associera par contiguïté des termes qu’il aura perçus juxtaposés : c’est à des liaisons de ce genre, liaisons de sensations tout à fait simples et pour ainsi dire impersonnelles, que la théorie associationniste convient. Mais à mesure que l’on creuse au-dessous de cette surface, à mesure que le moi redevient lui-même, à mesure aussi ses états de conscience cessent de se juxtaposer pour se pénétrer, se fondre ensemble, et se teindre chacun de la coloration de tous les autres. Ainsi chacun de nous a sa manière d’aimer et de haïr, et cet amour, cette haine, reflètent sa personnalité tout entière. Cependant le langage désigne ces états par les mêmes mots chez tous les hommes aussi n’a-t-il pu fixer que l’aspect objectif et impersonnel de l’amour, de la haine, et des mille sentiments qui agitent l’âme. Nous jugeons du talent d’un romancier à la puissance avec laquelle il tire du domaine public, où le langage les avait fait descendre, des sentiments et des idées auxquels il essaie de rendre, par une multiplicité de détails qui se juxtaposent, leur primitive et vivante individualité. Mais de même qu’on pourra intercaler indéfiniment des points entre deux positions d’un mobile sans jamais combler l’espace parcouru, ainsi, par cela seul que nous parlons, par cela seul que nous associons des idées les unes aux autres et que ces idées se juxtaposent au lieu de se pénétrer, nous échouons à traduire entièrement ce que notre âme ressent : la pensée demeure incommensurable avec le langage. »
Henri Bergson Essai sur les données immédiates de la conscience

Mais comment les mots pourraient-ils trahir notre pensée, si elle n’existe pas réellement en dehors d’eux ? L’ineffable, au contraire de ce que l’on croit communément, n’est pas supérieur à la pensée exprimée dans les mots, car il consiste en quelque chose d’indéterminé et d’inabouti. D’où l’idée qu’il s’agit, selon Hegel, d’une pensée en fermentation, c’est-à-dire une pensée inachevée, comme de la bière ou du vin qui ne sont pas encore « faits », ce qui signifie « arrivés à maturation ». Hegel ne nie donc pas qu’il y a de l’ineffable, mais la supériorité de ce dernier sur la pensée exprimée. La pensée ne devient donc claire et nette que si elle trouve les mots pour se dire. N’est-ce pas grâce à eux, à leur surabondance et leur richesse, que le poète peut exprimer des sentiments ou des impressions qui paraissent, au premier abord, inexprimables, au point de nous les faire ressentir ? Hegel peut donc en conclure que « le mot est ce qui donne à la pensée son existence la plus haute et la plus vraie ». Il est vrai que l’on peut délirer, baratiner, parler pour ne rien dire, c’est-à-dire nous exprimer en dehors de toute réalité. Mais il ne s’agit là que de la vacuité d’une pensée imparfaite, qui ne cherche pas à exprimer au plus près la chose. Pour Hegel, la vraie pensée est la réalité même (cf. la définition de la vérité comme adéquation de la chose et de l’intelligence). Comment le mot ne pourrait-il pas alors être la chose même, s’il exprime la « vraie pensée » telle que définie plus haut ? En fait, pour Hegel, il n’y a pas de séparation entre la pensée et la réalité extérieure. A partir du moment où une chose est nommée, elle appartient à l’esprit et devient alors de l’ordre de l’idée ou de la connaissance. Nommer les choses, c’est se les approprier par l’esprit ou l’intelligence, c’est en faire des connaissances. Le mot fait donc disparaître, d’une certaine manière, l’extériorité et l’étrangeté de la chose : elle devient nôtre, en quelque sorte. Comme le dira Sartre, la chose est à la fois en moi et en dehors de moi, et c’est le mot qui réalise cette coïncidence. Le mot est en fait le signe de la présence de la chose dans l’intelligence. En effet, c’est grâce aux mots que notre intelligence peut atteindre la réalité elle-même. IL n’y a donc de vraie pensée que conceptuelle.

Ce texte de Hegel est donc à rapprocher de celui-ci :
« La pensée n’est rien d’«intérieur», elle n’existe pas hors du monde et hors des mots. Ce qui nous trompe là-dessus, ce qui nous fait croire à une pensée qui existerait pour soi avant l’expression, ce sont les pensées déjà constituées et déjà exprimées que nous pouvons rappeler à nous silencieusement et par lesquelles nous nous donnons l’illusion d’une vie intérieure. Mais en réalité ce silence prétendu est bruissant de paroles, cette vie intérieure est un langage intérieur. La pensée « pure » se réduit à un certain vide de la conscience, à un vœu instantané. L’intention significative nouvelle ne se connaît elle-même qu’en se recouvrant de significations déjà disponibles, résultat d’actes d’expression antérieurs. Les significations disponibles s’entrelacent soudain selon une loi inconnue, et une fois pour toutes un nouvel être culturel a commencé d’exister. La pensée et l’expression se constituent donc simultanément. »
Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception.
