L'art de la discussion selon Montaigne (cf. l'art de conférer)

Publié le par lenuki

 

Pour Pascal, Montaigne est « l’incomparable auteur de  l’art de conférer » (De l’esprit géométrique Section II De l’art de persuader GF 1985 p.92). En effet, Montaigne caractérise bien le plaisir qu’il y a à converser, à condition que ce soit en qualité d’honnête homme (au sens que ce terme prendra au 17e siècle), mettant en évidence au passage les défauts à éviter, dont l’un des principaux est le savoir sclérosé en pédantisme. Par là même, Montaigne nous indique comment conduire sa pensée. Mais ne s’agit-il que de converser aimablement, c’est-à-dire de faire usage de civilités ? Ne peut-on pas donner au verbe conférer d’autres sens que celui de converser, voire de bavarder (ce qui deviendrait dès lors un peu péjoratif) ? En effet, comme la contradiction y joue un rôle important, la « conférence » ou conversation ne serait-elle pas, aussi, controverse ? N’aurait-elle pas alors tendance à s’apparenter à ce que l’on nommait, en termes scolastiques, la disputatio (discussion organisée dialectiquement sous la forme d’un débat oral entre plusieurs interlocuteurs, en général devant un public universitaire) ? Or celle-ci n’est-elle pas devenue, au fil du temps, un exercice formel et stérile ? Montaigne, se méfiant de tout ce qui est purement scolaire, ne donnerait-il pas alors au terme de « conférer » des sens moins habituels, et disons-le, un peu plus philosophiques ? Ainsi, selon Laurent Thirouin (in Pascal et l’art de conférer, Persée) ce terme peut prendre trois significations différentes :

  1. Débattre, controverser (plutôt que converser)
  2. Conférer des titres, de la valeur
  3. Comparer des œuvres pour pouvoir les juger, établir leur valeur propre

Comme le dit Cicéron (cité par Montaigne dans l’art de conférer) :

« Il faut examiner non seulement les termes employés par chacun, mais ses opinions et les raisons de ses opinions »  De officiis  Livre I chapitre 41

 

Il faudrait donc, en définitive, estimer la valeur de vérité des propos que tiennent ceux qui conversent, valeur qui provient de ce qu’ils sont réellement (et non de ce qu’ils croient être), une valeur d’authenticité, en somme.

Selon Montaigne, la conférence (conversation) est « le plus fructueux et naturel exercice de nostre esprit ». En effet, c’est un exercice oral, de face à face, où on peut se répondre « en direct » et dont l’instrument est notre corps lui-même, alors que l’exercice écrit n’est pas de cet ordre, dans la mesure où il est moins « spontané », où la réponse n’est possible qu’ « en différé », et dont les instruments sont artificiels, extérieurs au corps (stylo, papier, etc.). Comment ne pas songer, ici, à la critique que fait Socrate de l’écrit ?


" SOCRATE : - Le dieu Teuth, inventeur de l'écriture, dit au roi d'Egypte :
" Voici l'invention qui procurera aux Egyptiens plus de savoir et de mémoire : pour la mémoire et le savoir j'ai trouvé le médicament qu'il faut " - Et le roi répliqua : " Dieu très industrieux, autre est l'homme qui se montre capable d'inventer un art, autre celui qui peut discerner la part de dommage et celle d'avantage qu'il procure à ses utilisateurs. Père des caractères de l'écriture, tu es en train, par complaisance, de leur attribuer un pouvoir contraire à celui qu'ils ont. Conduisant ceux qui les connaîtront à négliger d'exercer leur mémoire, c'est l'oubli qu'ils introduiront dans leurs âmes : faisant confiance à l'écrit, c'est du dehors en recourant à des signes étrangers, et non du dedans, par leurs ressources propres, qu'ils se ressouviendront ; ce n'est donc pas pour la mémoire mais pour le ressouvenir que tu as trouvé un remède. Et c'est l'apparence et non la réalité du savoir que tu procures à tes disciples, car comme tu leur permets de devenir érudits sans être instruits, ils paraîtront pleins de savoir, alors qu'en réalité ils seront le plus souvent ignorants et d'un commerce insupportable, car ils seront devenus de faux savants. "
[…] Ainsi celui qui croit avoir consigné son savoir par écrit tout autant que celui qui le recueille en croyant que de l'écrit naîtront évidence et certitude, sont l'un et l'autre tout pleins de naïveté dans la mesure où ils croient trouver dans les textes écrits autre chose qu'un moyen permettant à celui qui sait de se ressouvenir des choses dont traitent les écrits.
PHÈDRE : - C'est très juste.
SOCRATE : - Car ce qu'il y a de redoutable dans l'écriture, c'est qu'elle ressemble vraiment à la peinture : les créations de celle-ci font figure d'êtres vivants, mais qu'on leur pose quelque question, pleines de dignité, elles gardent le silence. Ainsi des textes : on croirait qu'ils s'expriment comme des êtres pensants, mais questionne-t-on, dans l'intention de comprendre, l'un de leurs dires, ils n'indiquent qu'une chose, toujours la même. Une fois écrit, tout discours circule partout, allant indifféremment de gens compétents à d'autres dont il n'est nullement l'affaire, sans savoir à qui il doit s'adresser. Est-il négligé ou maltraité injustement ? Il ne peut se passer du secours de son père, car il est incapable de se défendre ni de se secourir lui-même. "

                                                                                                                                                                                                                                                    PlatonPhèdre

 

Pas étonnant que Socrate n’ait rien écrit pour privilégier le dialogue… ! Montaigne, lui aussi, dans l’art de conférer, montre les avantages de la discussion, à certaines conditions. Dans le cadre de la conversation, et à condition de conférer avec « une âme forte et un roide jousteur », on est aiguillonné, poussé dans ses derniers retranchements, invité à se « rehausser » au-dessus de soi-même (se dépasser, se transcender). C’est aussi ce que mettra en évidence Merleau-Ponty :

« Dans l’expérience du dialogue, il se constitue entre autrui et moi un terrain commun, ma pensée et la sienne ne font qu’un seul tissu, mes propos et ceux de mon interlocuteur sont appelés par l’état de la discussion, ils s’insèrent dans une opération commune dont aucun de nous n’est le créateur. Il y a là un être à deux, et autrui n’est plus ici pour moi un simple comportement dans mon champ transcendantal, ni d’ailleurs moi dans le sien, nous sommes l’un pour l’autre collaborateurs dans une réciprocité parfaite, nos perspectives glissent l’une dans l’autre, nous coexistons à travers un même monde. Dans le dialogue présent, je suis libéré de moi-même, les pensées d’autrui sont bien des pensées siennes, ce n’est pas moi qui les forme, bien que je les saisisse aussitôt nées ou que je les devance, et même, l’objection que me fait l’interlocuteur m’arrache des pensées que je ne savais pas posséder, de sorte que si je lui prête des pensées, il me fait penser en retour. C’est seulement après coup, quand je me suis retiré du dialogue, et m’en souviens, que je puis le réintégrer à ma vie, en faire un épisode de mon histoire privée, et qu’autrui rentre dans son absence, ou, dans la mesure où il me reste présent, est senti comme une menace pour moi. » 

       Maurice Merleau-PontyPhénoménologie de la perception, Gallimard, 1945, p. 407.

Mais ce qui pousse Montaigne à aimer la conversation, c’est paradoxalement son scepticisme : toutes les opinions sont le fruit de l’esprit humain et audibles comme telles, même si on ne les partage pas. Elles doivent être traitées comme des points de vue subjectifs, des croyances, à propos desquels il serait vain de porter des jugements définitifs. C’est pourquoi les contradictions peuvent donner à penser, quand elles émanent d’un esprit ouvert, et non pas d’un maître borné, infatué de son savoir. Ainsi on ne craint pas d’être « égratigné », on supporte une joute verbale « virile » et on accepte les opinions contraires aux siennes avec humilité. Voici ce que dit encore Montaigne à propos de la conférence :

« Elle n’est pas assez vigoureuse et généreuse, si elle n’est querelleuse ; si elle est civilisée et artiste ; si elle craint le heurt, et a ses allures contreintes ».

En effet, la contradiction doit être recherchée, à condition qu’elle ne soit pas animée par des passions qui empêchent la réflexion, car elle est source d’instruction. Encore faut-il que chacun des protagonistes ait la vérité pour but :

« la cause de la vérité devroit être la cause commune à l’un et à l’autre »

« Je festoye et caresse la vérité en quelque main que je la trouve »

Ce qui peut sembler surprenant sous la plume d’un sceptique… ! Mais ne faudrait-il pas comprendre le terme de vérité, ici, en son sens subjectif de sincérité, d’authenticité, plutôt qu’en son sens objectif d’affirmation ou de jugement correspondant à la réalité ?

Mais cette ouverture à la contradiction, à condition qu’elle soit argumentée, et non pas causée par la jalousie ou la colère, nécessite du courage : il faut accepter d’être critiqué, sans que notre amour-propre en soit blessé, si cette critique est fondée et constructive.  Socrate ne disait pas autre chose :

SOCRATE - "J'imagine, Gorgias, que tu as eu, comme moi, l'expérience d'un grand nombre d'entretiens. Et, au cours de ces entretiens, sans doute auras-tu remarqué la chose suivante : les interlocuteurs ont du mal à définir les sujets dont ils ont commencé de discuter et à conclure leur discussion après s'être l'un et l'autre mutuellement instruits. Au contraire, s'il arrive qu'ils soient en désaccord sur quelque chose, si l'un déclare que l'autre se trompe ou parle d'une façon confuse, ils s'irritent l'un contre l'autre, et chacun d'eux estime que son interlocuteur s'exprime avec mauvaise foi, pour avoir le dernier mot, sans chercher à savoir ce qui est au fond de la discussion. Il arrive même parfois qu'on se sépare de façon lamentable : on s'injurie, on lance les mêmes insultes que l'on reçoit, tant et si bien que les auditeurs s'en veulent d'être venus écouter pareils individus. Te demandes-tu pourquoi je te parle de cela ? Parce que j'ai l'impression que ce que tu viens de dire n'est pas tout à fait cohérent, ni parfaitement accordé avec ce que tu disais d'abord au sujet de la rhétorique. Et puis, j'ai peur de te réfuter, j'ai peur que tu penses que l'ardeur qui m'anime vise, non pas à rendre parfaitement clair le sujet de notre discussion, mais bien à te critiquer ? Alors écoute, si tu es comme moi, j'aurai plaisir à te poser des questions, sinon je renoncerai.

Veux-tu savoir quel type d'homme je suis ? Eh bien, je suis quelqu'un qui est content d'être réfuté, quand ce que je dis est faux, quelqu'un qui a aussi plaisir à réfuter quand ce qu'on me dit n'est pas vrai, mais auquel il ne plaît pas moins d'être réfuté que de réfuter. En fait, j'estime qu'il y a plus grand avantage à être réfuté que de réfuter, dans la mesure où se débarrasser du pire des maux fait plus de bien qu'en délivrer autrui. Parce qu'à mon sens, aucun mal n'est plus grave pour l'homme que de se faire une fausse idée des questions dont nous parlons en ce moment. Donc, si toi, tu m'assures que tu es comme moi, discutons ensemble ; sinon, laissons tomber cette discussion, et brisons-là."

                                                                                Platon, Gorgias (457d-458a)

 

Il est à remarquer, d’ailleurs, que Montaigne, à l’instar de Platon, définit la pensée comme un dialogue avec soi-même, où on prend l’habitude de se porter à soi-même contradiction :

« Mon imagination se contredit elle-mesme si souvent, et condamne, que ce m’est tout un, qu’un autre le fasse ».

L’acceptation de la critique d’autrui en est ainsi facilitée. Encore faut-il que les protagonistes se situent sur un plan d’égalité, et non pas dans une relation dissymétrique comme celle de maître à élève par exemple.

Mais pour que la conférence ne tourne pas au pugilat ou ne soit pas vaine, il faut qu’elle soit ordonnée selon des règles acceptées par les locuteurs. Exemple : ne pas perdre le fil, rester en cohérence et en pertinence avec le propos général de la discussion :

« On respond toujours trop bien pour moy, si on respond à ce que je dits ».

Mais la contradiction ne peut constituer un but en soi, même si on peut apprendre beaucoup grâce à elle. La conversation doit trouver une issue qui permette de dépasser les opinions contraires, si possible, dans une recherche commune de la vérité (cf. aussi le texte de Merleau-Ponty cité ci-dessus).

Or, pour Montaigne, le savoir constitue souvent un obstacle à la conversation utile parce que celui qui sait veut imposer son savoir, au lieu d’en accepter la critique dans le cadre d’une « saine » conversation.

Ainsi, grâce à ce texte de Montaigne, avons-nous pu déterminer certains principes de toute discussion,  sans lesquels elle serait vaine et futile.  Et  nous aborderons ces principes  en les détaillant, lorsque nous commenterons la dernière citation de Confucius.

 

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