Comment, donc, limiter le pouvoir souverain?

Publié le par lenuki

 

  1. Limites : le droit de résister, la loi naturelle, la fin de l’association ou encore les lois fondamentales de l’Etat

Tout d’abord, on peut dire que, même chez Hobbes, la souveraineté, quoique absolue, est limitée. Selon ce philosophe en effet elle ne peut excéder certaines bornes qui délimitent l’usage légitime du pouvoir. Rappelons que le but du contrat est pour les citoyens la conservation de leur vie. Aussi le souverain ne peut leur demander de la sacrifier, sauf pour la défense commune. De plus, les citoyens disposent d’un droit de résistance (pas d’obéissance absolue) :

 

« Pour en venir maintenant aux détails de la véritable liberté d'un sujet, c'est-à-dire aux choses que, quoiqu'elles soient ordonnées par le souverain, le sujet peut cependant sans injustice refuser de faire, nous devons envisager quels droits nous transmettons quand nous construisons une République, ou, ce qui est tout un, de quelle liberté nous nous privons en faisant nôtres  toutes les actions, sans exception, de l'homme ou de l'assemblée dont nous faisons notre souverain. Car c'est dans l'acte de notre soumission que consistent à la fois notre obligation et notre liberté, [obli­gation et liberté]  qui doivent donc être inférées d'arguments tirés de cet acte, un homme n'ayant aucune obligation sinon celle provenant de quelque acte fait de son propre gré; car tous les hommes sont naturellement égaux. Et parce que ces argu­ments doivent soit être tirés de paroles expresses ("J'autorise toutes ses actions"), soit de l'intention de celui qui se soumet au pouvoir (laquelle intention doit être comprise par la fin que vise celui qui se soumet ainsi), l'obligation et la liberté du sujet doivent provenir soit de ces paroles, ou d'autres paroles équivalentes, soit, autrement, de la fin de l'institution de la souveraineté, à savoir la paix entre les sujets, et leur défense contre l'ennemi commun.

Premièrement, donc, vu que la souveraineté par institution est issue d'une conven­tion de chacun envers chacun, et la souveraineté par acquisition de conventions du vaincu envers  le vainqueur, ou de l'enfant envers le parent, il est évident que chaque sujet dispose de liberté en toutes ces choses dont le droit n'a pas pu être transmis par convention. J'ai montré précédemment, au chapitre quatorze, que les conventions [où l'on stipule] qu'on ne défendra pas son propre corps sont nulles. Par conséquent, si le souverain ordonne à un homme, même justement condamné, de se tuer, de se blesser, ou de se mutiler, ou de ne pas résister à ceux qui l'attaquent, ou de s'abstenir  d'user de nourriture, d'air, de médicaments, ou de quelque autre chose sans laquelle il ne peut vivre, cet homme a cependant la liberté de désobéir…. »

                                                                                  Hobbes Léviathan chapitre 21

Il y a donc chez Hobbes la notion de droit naturel inaliénable.

De même, le pouvoir du souverain est limité selon les jurisconsultes (penseurs du droit naturel comme Pufendorf ou Burlamaqui) et ce par :

+ la loi naturelle

+ la fin en vue de laquelle société et pouvoir civil ont été institués

+ les lois fondamentales (résultant de la constitution de l’Etat)

Première limite : la transgression de la loi naturelle entraîne la perte de toute légitimité :

« …la loi  naturelle subsiste comme une règle éternelle pour tous les hommes, pour les législateurs aussi bien que pour tous les autres… La loi de nature ayant pour but la conservation du genre humain, aucun décret humain ne peut être bon et valide s’il est contraire à cette loi »

                                                                          Locke Essai sur le gouvernement civil

Les lois naturelles sont donc antérieures et supérieures aux lois civiles.

Deuxième limite : elle réside dans le bien public et l’utilité commune comme critères.

Cf. :

« Le bien du peuple est la souveraine loi »         

                                                                        Pufendorf   Droit de nature et des gens

 

Mais à qui appartiendra-t-il de décider si une mesure est conforme ou non à l’utilité commune ou au bien public ? Si le souverain est seul juge, alors son pouvoir est sans limites, sauf s’il est le peuple lui-même, qui peut donc exercer une forme de contrôle (cf. Spinoza).

Troisième limite : les lois fondamentales de l’Etat :

« Les lois fondamentales de l’Etat, prises dans toute leur étendue, sont non seulement des ordonnances par lesquelles le corps entier de la nation détermine quelle doit être la forme du Gouvernement et comment on succédera à la Couronne, mais encore ce sont des conventions entre le peuple et celui ou ceux à qui il défère la souveraineté, qui règlent la manière dont on doit gouverner, et par lesquelles on met des bornes à l’autorité souveraine »

                                                                                                   Pufendorf   Ibidem

 

Les limites prescrites à la souveraineté sont alors inscrites dans un texte constitutionnel. Pour que la souveraineté soit limitée, il ne suffit pas que le souverain ait fait la promesse générale de gouverner selon le bien commun, encore faut-il qu’il s’engage par une promesse particulière à gouverner selon les lois fondamentales de l’Etat.

Mais de telles limitations de la souveraineté ne constituent-elles pas une dénaturation de l’essence de celle-ci ? Il appartient, en effet, au pouvoir souverain de ne pas être lié par des lois promulguées antérieurement (sauf si l’on admet un partage de souveraineté). Ne faut-il pas alors concevoir (cf. Rousseau) que le pouvoir souverain ne peut connaître de limites, en raison même de son caractère absolu, autres que celles qui le définissent essentiellement ?

 

  1. Les bornes du souverain selon Rousseau

Pour Rousseau, il est contradictoire de chercher à limiter la souveraineté :

« Il est de l’essence de la souveraineté de ne pouvoir être limitée : elle peut tout ou elle n’est rien […] la limiter, c’est la détruire »  

                       Cité par Derathé in J.J. Rousseau ou la science politique de son temps

 

Limiter le pouvoir souverain serait en effet concevoir un autre pouvoir, indépendant de lui, capable de lui imposer sa volonté, ce qui impliquerait l’institution de deux pouvoirs dans l’Etat. Ne serait-ce pas priver le souverain d’exercer les droits de la souveraineté, puisque ce serait le subordonner à un autre pouvoir ? Une constitution est le fruit de l’expression de la volonté générale : si celle-ci change, les lois établies sont abrogées et remplacées par d’autres. Mais dire qu’il n’y a pas de limites constitutionnelles à la souveraineté ne veut pas dire qu’il n’y en a pas du tout. Le pouvoir absolu n’est ni arbitraire, ni sans bornes. Absolu renvoie à une souveraineté sans partage et réunie dans un seul, ce qui ne signifie pas qu’elle n’a pas de bornes. Ainsi le souverain ne peut tomber dans le despotisme, car il ne saurait rien prescrire de contraire aux lois naturelles ni passer les bornes de l’intérêt public, sans se renier lui-même. Le souverain, chez Rousseau, n’est qu’une personne morale et collective (il faut distinguer ainsi souverain et prince). Il faut donc que la souveraineté soit dans les mains de la collectivité elle-même ou corps politique (régime démocratique) : c’est de l’union des particuliers en un seul corps que résulte le souverain, et le risque d’arbitraire est ainsi évacué selon Rousseau.

 

« Or le souverain n'étant formé que des particuliers qui le composent n'a ni ne peut avoir d'intérêt contraire au leur ; par conséquent la puissance souveraine n'a nul besoin de garant envers les sujets, parce qu'il est impossible que le corps veuille nuire à tous ses membres, et nous verrons ci-après qu'il ne peut nuire à aucun en particulier. Le souverain, par cela seul qu'il est, est toujours tout ce qu'il doit être. »

                                                                       Contrat social Livre I chapitre VII

Ainsi, ce qui limite le pouvoir souverain, c’est l’utilité commune : ce pouvoir ne peut se prononcer que sur des questions générales, qui concernent le corps politique tout entier : s’il statuait sur des questions particulières, il ne serait plus expression de la volonté générale, mais celle d’une volonté particulière. La volonté générale doit partir de tous pour s’appliquer à tous. On peut la définir par sa source (le peuple), par son objet (l’intérêt commun) ou par sa formulation (la loi).

 

« J’ai déjà dit qu’il n’y avait point de volonté générale sur un objet particulier. En effet, cet objet particulier est dans l’État ou hors de l’État. S’il est hors de l’État, une volonté qui lui est étrangère n’est point générale par rapport à lui ; et si cet objet est dans l’État, il en fait partie : alors il se forme entre le tout et sa partie une relation qui en fait deux êtres séparés, dont la partie est l’un, et le tout, moins cette même partie, est l’autre. Mais le tout moins une partie n’est point le tout ; et tant que ce rapport subsiste, il n’y a plus de tout ; mais deux parties inégales : d’où il suit que la volonté de l’une n’est point non plus générale par rapport à l’autre.

Mais quand tout le peuple statue sur tout le peuple, il ne considère que lui-même ; et s’il se forme alors un rapport, c’est de l’objet entier sous un point de vue à l’objet entier sous un autre point de vue, sans aucune division du tout. Alors la matière sur laquelle on statue est générale comme la volonté qui statue. C’est cet acte que j’appelle une loi. »

                                                                                 Contrat social Livre II chapitre 6

 

 La souveraineté est donc absolue (il n’y a rien au-dessus d’elle) mais aussi limitée par son essence propre : un acte arbitraire la dénaturerait. Reste une question : la volonté générale peut-elle vraiment ne pas se tromper, comme l’affirme Rousseau ? Ne peut-elle, à l’instar d’un individu, se leurrer sur ce qu’est son intérêt ? Le jugement qui la guide est-il toujours éclairé ? Ne peut-elle se laisser berner par des démagogues, par exemple ?

« Les lois ne sont proprement que les conditions de l’association civile. Le peuple, soumis aux lois, en doit être l’auteur ; il n’appartient qu’à ceux qui s’associent de régler les conditions de la société. Mais comment les régleront-ils ? Sera-ce d’un commun accord, par une inspiration subite ? Le corps politique a-t-il un organe pour énoncer ses volontés ? Qui lui donnera la prévoyance nécessaire pour en former les actes et les publier d’avance ? Ou comment les prononcera-t-il au moment du besoin ? Comment une multitude aveugle, qui souvent ne sait ce qu’elle veut, parce qu’elle sait rarement ce qui lui est bon, exécuterait-elle d’elle-même une entreprise aussi grande, aussi difficile qu’un système de législation ? De lui-même, le peuple veut toujours le bien, mais de lui-même, il ne le voit pas toujours. La volonté générale est toujours droite, mais le jugement qui la guide n’est pas toujours éclairé. Il faut lui faire voir les objets tels qu’ils sont, quelquefois tels qu’ils doivent lui paraître, lui montrer le bon chemin qu’elle cherche, la garantir des séductions des volontés particulières, rapprocher à ses yeux les lieux et les temps, balancer l’attrait des avantages présents et sensibles par le danger des maux éloignés et cachés. Les particuliers voient le bien qu’ils rejettent ; le public veut le bien qu’il ne voit pas, tous ont également besoin de guides. Il faut obliger les uns à conformer leurs volontés à leur raison ; il faut apprendre à l’autre à connaître ce qu’il veut. Alors des lumières publiques résulte l’union de l’entendement et de la volonté dans le corps social ; de là l’exact concours des parties, et, enfin la plus grande force du tout. Voilà d’où naît la nécessité d’un législateur. »

                                                                                    Contrat social Livre II chapitre 6

 

Ainsi la volonté générale peut-elle devenir la volonté d’une majorité, pouvant dominer, voire écraser la minorité, c’est-à-dire une volonté partielle et non plus générale. Ainsi, tout arbitraire n’est pas vraiment évacué.

 

  1. Critique de la souveraineté populaire : Benjamin Constant

Benjamin Constant construit sa théorie du constitutionnalisme en critiquant deux auteurs importants : Montesquieu et Rousseau.

Selon Montesquieu, pour que la liberté des individus soit protégée, il faut que les fonctions de l’Etat (législatif, exécutif et judiciaire) soient séparées et confiées à des organes distincts. Mais cela ne signifie pas qu’ils doivent être indépendants : une constitution doit arbitrer entre ces différents pouvoirs et leur permettre de fonctionner ensemble. C’est la célèbre théorie de la « séparation des pouvoirs » (expression qui n’est pas de Montesquieu). De même, pour Constant, il ne faut pas attribuer la totalité du pouvoir à la même personne, sous peine d’arbitraire. Mais Constant analyse le pouvoir lui-même : son essence prime sa division :

 

« Le peuple, dit Rousseau, est souverain sous un rapport, et sujet sous un autre : mais dans la pratique, ces deux rapports se confondent. Il est facile à l’autorité d’opprimer le peuple comme sujet, pour le forcer à manifester comme souverain la volonté qu’elle lui prescrit.

Aucune organisation politique ne peut écarter ce danger. Vous avez beau diviser les pouvoirs : si la somme totale du pouvoir est illimitée, les pouvoirs divisés n’ont qu’à former une coalition, et le despotisme est sans remède. Ce qui nous importe, ce n’est pas que nos droits ne puissent être violés par tel pouvoir, sans l’approbation de tel autre, mais que cette violation soit interdite à tous les pouvoirs. Il ne suffit pas que les agents de l’exécutif aient besoin d’invoquer l’autorisation du législateur, il faut que le législateur ne puisse autoriser leur action que dans leur sphère légitime. C’est peu que le pouvoir exécutif n’ait pas le droit d’agir sans le concours d’une loi, si l’on ne met pas de bornes à ce concours, si l’on ne déclare pas qu’il est des objets sur lesquels le législateur n’a pas le droit de faire une loi, ou en d’autres termes, que la souveraineté est limitée, et qu’il y a des volontés que ni le peuple, ni ses délégués, n’ont le droit d’avoir.

C’est là ce qu’il faut déclarer, c’est la vérité importante, le principe éternel qu’il faut établir. Aucune autorité sur la terre n’est illimitée, ni celle du peuple, ni celle des hommes qui se disent ses représentants, ni celle des rois, à quelque titre qu’ils règnent, ni celle de la loi, qui, n’étant que l’expression de la volonté du peuple ou du prince, suivant la forme du gouvernement, doit être circonscrite dans les mêmes bornes que l’autorité dont elle émane. »

                                                                                 Constant  Principes de politique

 

Il faut donc commencer par définir les limites de l’Etat lui-même, avant d’envisager la « séparation des pouvoirs ». Contrairement à ce que prétend Montesquieu, le pouvoir n’est pas apte à arrêter le pouvoir si, tout d’abord, il n’a pas été borné. C’est pourquoi Constant théorise un constitutionnalisme compris comme gouvernement limité. La Constitution est un cadre propre à limiter le pouvoir : elle est envisagée comme garantie contre l’arbitraire.

Il n’y aurait en effet pas besoin d’une Constitution si l’on pensait que le pouvoir ne pouvait excéder ses prérogatives. En ce sens, la Constitution doit être garante de la liberté du peuple. Or, si l’arbitraire est l’absence de règles, de limites, de définitions, il est aussi l’absence de respect des formes :

« Il n’y a de sûreté publique que dans la justice, de justice que dans les lois, de lois que par les formes » 

                                                                                           Constant   Ecrits politiques

De plus, il ne suffit pas, à l’instar de Hobbes et de Rousseau de poser les individus d’abord (cf. association volontaire), encore faut-il les retrouver à l’arrivée (ce que ne permet ni la totale soumission au souverain chez Hobbes, ni l’aliénation de tous ses droits par chaque individu dans le Contrat social et la soumission que cela implique de la part des individus au corps politique tout entier, promouvant la liberté politique au détriment des libertés individuelles, comme dans l’Antiquité. D’où la formule pour le moins paradoxale de Rousseau : « On le forcera d’être libre ») :

« Ainsi chez les anciens, l’individu, souverain presque habituellement dans les affaires publiques, est esclave dans tous ses rapports privés. Comme citoyen, il décide de la paix et de la guerre ; comme particulier, il est circonscrit, observé, réprimé dans tous ses mouvements ; comme portion du corps collectif, il interroge, destitue, condamne, dépouille, exile, frappe de mort ses magistrats ou ses supérieurs, comme soumis au corps collectif, il peut à son tour être privé de son état, dépouillé de ses dignités, banni, mis à mort, par la volonté discrétionnaire de l’ensemble dont il fait partie. Chez les modernes, au contraire, l’individu, indépendant dans la vie privée, n’est, même dans les Etats les plus libres, souverain qu’en apparence. Sa souveraineté est restreinte, presque toujours suspendue ; et si à des époques fixes, mais rares, durant lesquelles il est encore entouré de précautions et d’entraves, il exerce cette souveraineté, ce n’est jamais que pour l’abdiquer. »

                                                                                     Constant   Discours à l’Athénée

La liberté politique est conçue alors comme garante de la liberté individuelle. Ce qui compte pour Constant, plus que la déclaration des droits, c’est la garantie des droits, d’où la conception de la Constitution comme garantie contre l’arbitraire (cf. limitation du pouvoir de l’Etat). La Constitution représente ainsi le prolongement des libertés individuelles, et n’a d’autre fonction que leur garantie. Différente de la liberté politique des Anciens, la liberté politique des Modernes consiste en une fonction de limitation de la sphère de l’Etat. Mais cette sphère, même limitée, n’en est pas moins légitime. Les pouvoirs de l’Etat doivent être inexistants hors de sa sphère (dans la société civile), mais ils ne sont jamais trop puissants dans sa sphère. Par ses justes limites, l’Etat doit posséder un pouvoir fort comme « garantie de l’indépendance et de la liberté ».

 

 

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