L'arbitraire comme constante du pouvoir politique
- Nécessité d’un pouvoir efficace : Machiavel
Questions que pose Machiavel dans son ouvrage Le Prince : comment conquérir le pouvoir et comment s’y maintenir ? Il dégage la politique de toute préoccupation morale autre que les devoirs du Prince en fonction de ses objectifs, qui pour ce faire doit adapter les moyens appropriés, c’est-à-dire efficaces. En effet, la finalité du pouvoir n’est pas le Bien (Platon, Aristote) ou l’intérêt commun, mais la réussite de l’entreprise et donc l’efficacité des moyens utilisés. L’homme politique n’est pas un théoricien, mais un homme de décision et d’action, il doit donc être déterminé (faire preuve de volonté). Or, pour exercer le pouvoir, selon Machiavel, il faut savoir utiliser la force, être indifférent au bien et au mal, s’adapter aux circonstances (fortuna), faire preuve de virtu (qui signifie non pas vertu au sens moral, mais force intérieure, courage, énergie, talent, résolution dans l’action. Cf. à cet égard l’exemple de César Borgia, qui n’est pas un exemple de moralité, c’est la moins qu’on puisse dire… !).
Machiavel pose donc la question de l’autorité et de l’efficacité du pouvoir politique : il faut savoir adapter les moyens appropriés à la politique choisie, en dehors de toute considération morale (savoir recourir à la force, quand c’est nécessaire, ou plus volontiers à la ruse, quand elle s’avère suffisante du point de vue de l’efficacité). C’est pourquoi la violence est un mal nécessaire, en politique. La politique se résume à un rapport de forces, qui nécessite une bonne stratégie. Mais si l’Etat use de la force, c’est pour assurer sa stabilité et sa permanence, conditions de la sécurité des citoyens. Ainsi pourra-t-il mettre en place des lois pour le bien du peuple. Au fond, pour Machiavel, dans l’exercice du pouvoir, une faute politique (dont le critère est l’échec) est plus grave qu’une faute morale. Rien n’est pire, en politique, que l’insécurité pouvant résulter de la faiblesse de l’Etat. D’où la nécessité d’un pouvoir fort, assurant l’ordre et la sécurité, seul capable de permettre la paix et de promouvoir la liberté des citoyens. En ce sens, Machiavel est le penseur d’un pouvoir qui se veut absolu (absolutisme).
« Un habile législateur, qui entend servir l'intérêt commun et celui de la patrie plutôt que le sien propre et celui de ses héritiers, doit employer toute son industrie pour attirer à soi tout le pouvoir. Un esprit sage ne condamnera jamais quelqu'un pour avoir usé d'un moyen hors des règles ordinaires pour régler une monarchie ou fonder une république. Ce qui est à désirer, c'est que si le fait l'accuse, le résultat l'excuse ; si le résultat est bon, il est acquitté ; tel est le cas de Romulus. Ce n'est pas la violence qui restaure, mais la violence qui ruine qu'il faut condamner. »
« A bien examiner les choses, on trouve que, comme il y a certaines qualités qui semblent être des vertus et qui feraient la ruine du prince, de même il en est d'autres qui paraissent des vices et dont peuvent résulter néanmoins sa conservation et son bien-être (...) Que le prince songe donc uniquement à conserver son état et sa vie. S'il y réussit, tous les moyens qu'il aura pris seront jugés honorables et loués par tout le monde. Le vulgaire est toujours séduit par l'apparence et le vulgaire ne fait-il pas le monde ? »
MACHIAVEL, Le Prince
Ainsi l’exercice du pouvoir apparaît-il comme arbitraire, puisqu’il est concentré aux mains d’un seul homme, fonction des intérêts particuliers qu’il poursuit, au lieu de se mettre au service de l’intérêt général. N’en ira-t-il pas de même en ce qui concerne la conception que s’en fait Hobbes ?
- Nécessité d’un pouvoir politique fort : Hobbes
Pour Hobbes, sans l’institution d’un pouvoir absolu, la société civile n’est pas viable :
« Dans tout Etat, quelle que soit la forme du gouvernement, le pouvoir souverain est nécessairement un pouvoir absolu » Léviathan
De plus, la nature du pouvoir ne change pas, quelle que soit la forme du gouvernement : le monarque absolu n’a pas plus de pouvoir que l’assemblée dans un régime démocratique. Ce qui change, c’est l’exercice du pouvoir (facilité en ce qui concerne le monarque). Mais d’où vient cette nécessité d’un pouvoir absolu ? De l‘origine de l’Etat, selon Hobbes, c’est-à-dire de la nature du pacte originel, qui se veut une réponse à l’insécurité résultant de la « guerre de tous contre tous ». En effet, le pacte est à sens unique : tous les individus s’en remettent au souverain pour assurer leur sécurité et ce sans conditions, sinon leur propre conservation. C’est un pacte à sens unique, sans contrepartie susceptible de lier en effet le souverain, ce qui le rendrait dépendant de ses sujets. Il s’agit en fait de la transmission par chacun des membres de la société du pouvoir dont il dispose naturellement de se gouverner soi-même à un homme ou une assemblée pour qu’il (elle) les gouverne tous. Cette absoluité du pouvoir tient aussi à sa finalité. Le but de la société, comme association, c’est la conservation de ses membres. Aussi faut-il que les futurs citoyens transmettent autant de pouvoir que nécessaire pour assurer leur propre sécurité, c’est-à-dire remettent aux mains du souverain l’ensemble de leurs droits naturels (afin d’éviter toute révolte ou toute résistance). Ainsi, la paix et la concorde ne peuvent être assurées que si l’ensemble hétéroclite et divisé des individus se constitue en une seule personne, n’ayant qu’une seule volonté, ce qui n’est envisageable que par la soumission totale de tous à un seul. Cette union ne pouvant se réaliser que par une telle soumission, il est conforme à la finalité de l’Etat que son pouvoir soit absolu et sans limites. Mais rien ne garantit que le souverain ne se servira pas de son pouvoir pour assouvir ses passions plutôt que pour le bien commun, rien ne garantit donc qu’il ne deviendra pas le maître de l’Etat, au lieu de se mettre au service de ceux qu’il gouverne. Ainsi le pouvoir absolu et sans limites peut-il aisément devenir arbitraire, même si a priori un pouvoir sans bornes ne peut être arbitraire, puisqu’il est par définition incapable d’excès.
C) Pouvoir politique, perversion et violence : de l’arbitre à l’arbitraire
Cf. la tyrannie dans l’Antiquité :
Comme perversion de la monarchie selon Aristote
Comme perversion de la démocratie selon Platon
Cf. aussi le despotisme selon Montesquieu se caractérise par le gouvernement d’un seul, mais :
« les hommes y étant égaux, on n’y peut se préférer aux autres : les hommes y étant tous esclaves, on n’y peut se préférer à rien, et comme il faut de la vertu dans la république et de l’honneur dans la monarchie, il faut de la crainte dans un gouvernement despotique ».
De l’Esprit des lois
CF. aujourd’hui : le totalitarisme. Ce qui l’explique, c’est l’isolement des individus :
« La crainte est le désespoir de tous ceux qui, pour une raison quelconque, ont refusé d’agir de concert »
Hannah Arendt La nature du totalitarisme
Ce qui relie despotisme et totalitarisme, c’est donc la crainte. Or, aujourd’hui, l’isolement (individualiste et démocratique) ne prédomine-t-il pas dans nos sociétés ? En ce sens, ne fait-il pas planer la menace du totalitarisme (cf. montée de l’extrême droite et du populisme en Europe) ?
L’arbitraire qui semble ainsi caractériser la pouvoir est moins dans son exercice (non contrôlé) que dans son essence même, c’est-à-dire dans la violence insidieuse et légalisée pratiquée contre les individus (qu’il isole les uns des autres dans la masse indifférenciée pour mieux les soumettre à son idéologie).
Mais la violence n’est-elle pas inscrite au cœur même du pouvoir politique, plutôt que d’en constituer une simple perversion ? CF. Max Weber : c’est le pouvoir politique lui-même qui fait violence aux individus. La violence ne serait-elle pas alors le moyen spécifique de l’Etat ? Ne faut-il pas, selon cet auteur, concevoir l’Etat contemporain ainsi :
« La violence n'est évidemment pas l'unique moyen normal de l'État - cela ne fait aucun doute -, mais elle est son moyen spécifique. De nos jours la relation entre État et violence est tout particulièrement intime. Depuis toujours les groupements politiques les plus divers - à commencer par la parentèle - ont tous tenu la violence physique pour le moyen normal du pouvoir. Par contre il faut concevoir l'État contemporain comme une communauté humaine qui, dans les limites d'un territoire déterminé - la notion de territoire étant une de ses caractéristiques -, revendique avec succès pour son propre compte le monopole de la violence physique légitime.
Comme tous les groupements politiques qui l'ont précédé historiquement, l'État consiste en un rapport de domination de l'homme sur l'homme fondé sur le moyen de la violence légitime (c'est-à-dire sur la violence qui est considérée comme légitime). L'État ne peut donc exister qu'à la condition que les hommes dominés se soumettent à l'autorité revendiquée chaque fois par les dominateurs. Les questions suivantes se posent alors : dans quelles conditions se soumettent-ils et pourquoi ? Sur quelles justifications internes et sur quels moyens externes, cette domination s'appuie-t-elle ? »
Max Weber Le savant et le politique
Ainsi l’Etat n’est pas un souverain reposant sur la loi, mais une puissance reposant sur la force arbitraire que le droit légalise. C’est du moins la thèse de Marx, selon lequel l’Etat, c’est-à-dire le pouvoir politique, est fondamentalement arbitraire, car nécessairement partisan (au service de la classe dominante). L’Etat est une mystification idéologique puisqu’il masque, sous l’apparence du droit, un rapport de forces entre les propriétaires des moyens de production (la bourgeoisie) et le prolétariat (la classe ouvrière).
En tous les cas précédemment cités, si l’arbitraire appartient à l’essence du pouvoir politique, à quelles conditions ce dernier pourrait-il y échapper ? Mais le pouvoir politique n’at-il pas connu des formes et des fortunes diverses, au cours de l’Histoire ? Ne peut-on pas penser ainsi que dans une démocratie au sens moderne (et non pas antique, reposant sur l’esclavage) le pouvoir politique échapperait, au moins partiellement, à l’arbitraire ? N’est-il pas soumis à des lois et réglé par des contrôles, par une assemblée de représentants du peuple qui peuvent veiller à la manière d’exercer le pouvoir ? L’arbitraire peut-il encore caractériser le pouvoir, lorsque ce dernier est celui du peuple ?