Les conditions du bonheur selon Epicure

Publié le par lenuki

     

La philosophie épicurienne est avant tout une doctrine du bonheur, une méthode (cf meta odos en grec qui signifie chemin pour aller au-delà) comme moyen d’atteindre l’ataraxie, c’est-à-dire la tranquillité de l’âme. D’où l’importance de la physique, car la connaissance vraie des lois de la nature permet de dissiper certaines craintes ou terreurs sans fondement rationnel, qui sont les principales causes du malheur de l’homme. C’est pourquoi la philosophie comme connaissance rationnelle est considérée par Epicure comme une thérapeutique de l’âme et c’est ce qui fait qu’elle est utile. En effet, elle ne doit pas constituer un verbiage inutile, mais doit soigner et guérir l’âme des maux qui l’affligent, que sont les inquiétudes et les craintes :

+ inquiétudes qui ont leur fondement dans les désirs vains et qui font de l’homme un perpétuel insatisfait, ne pouvant jamais atteindre le repos de l’âme, condition du bonheur.

+ craintes de l’homme, qui sont trois principales : crainte des dieux, crainte de la mort et crainte de la douleur. De plus, les religions, bien loin de les faire disparaître, entretiennent de telles craintes (cf. crainte de l’enfer comme châtiment éternel par exemple).  Le rôle du philosophe est alors de montrer que ces craintes ne sont rien d’autre que des constructions de l’imagination. Et ceci concerne tous les hommes. C’est pourquoi chaque homme doit philosopher, à tout âge et de toute condition (même les femmes et les esclaves étaient admis au Jardin d’Epicure pour cette raison !), le jeune homme pour ne pas craindre l’avenir et le vieil homme pour se souvenir des joies passées, et ceci pour atteindre le bonheur.

Pour ce faire, Epicure propose un traitement progressif :

  1. Premier remède : le « quadruple remède » (tétrapharmakon) qu’on peut résumer ainsi : les dieux ne sont pas à craindre, la mort n’est pas effrayante parce qu’elle n’est rien, le bonheur est aisé à atteindre, enfin la douleur est supportable avec courage.
  2. Second remède : la connaissance vraie des phénomènes naturels. La connaissance n’est donc pas une fin en soi, mais un moyen d’atteindre la tranquillité de l’âme.
  3. Troisième remède : une véritable « hygiène de vie » aussi bien physique que mentale. Il s’agit de constituer un « art de vivre » comme culture du bonheur. Physiquement, apprendre à se contenter de peu (un morceau de pain frotté d’ail et d’huile d’olives peut être délicieux) afin de ne pas être malheureux dans les moments difficiles. Mais la santé de l’âme est plus difficile à atteindre, car les craintes de l’homme sont récurrentes. D’où la nécessité d’une pratique de l’esprit continue, ce que Pierre Hadot nomme des « exercices spirituels », destinés à mémoriser les principes essentiels de la méthode pour les inscrire dans son existence quotidienne.

Reprenons les différents éléments de cette entrée en matière et essayons de bien préciser les diverses conditions d’une vie heureuse. Il s’agit donc de guérir l’âme des troubles qui l’agitent, des inquiétudes qui la minent, des craintes qui la rongent, et qui sont causes de son mal-être, de son malheur. Mais la sagesse épicurienne serait bien négative si elle se contentait de cela. Or elle se fonde aussi sur la conception et la recherche d’un plaisir bien entendu (pensé comme « le commencement et la fin de la vie heureuse »). Le plaisir est un bien et la douleur est un mal, tel est le principe de base qui sera quelque peu corrigé pour un plaisir bien entendu, c’est-à-dire qui n’ait pas de conséquences douloureuses à long terme. Enfin, le bonheur « idéal », celui qu’il s’agit d’atteindre, c’est celui du sage épicurien, fait de sérénité, de maîtrise de soi et d’amitié.

  1. Dissiper les craintes les plus importantes.

 

  1. Ne pas craindre les dieux En effet, si les dieux sont des êtres supérieurs, tout-puissants et autosuffisants, quel besoin auraient-ils de vouloir dominer les hommes, les punir ou les récompenser (cf. qui dit besoin dit manque et un être qui manque de quelque chose n’est pas autosuffisant, c’est-à-dire pas heureux) ? Donc les affaires humaines leur sont indifférentes, et les religions, qui les conçoivent préoccupés de ces affaires se trompent sur eux, voire sont impies. Si les dieux sont heureux, c’est parce qu’ils savourent le simple plaisir d’exister, en jouissant de leur propre perfection.
  2. Ne pas craindre la mort Ce qui nous fait peur dans la mort, c’est l’enfer et le néant. Mais cette peur est absurde pour deux raisons. D’abord, tant que je vis, la mort n’est pas là, et une fois que je suis mort, je ne suis plus, donc je ne ressens plus rien. La mort n’est donc rien ^pour moi. Ensuite, la mort n’est pas à craindre car nous sommes constitués d’atomes et de vide (cf. Physique matérialiste et atomiste d’Epicure) qui s’agrègent pour constituer ce que nous sommes et qui se désagrègent à notre mort pour rejoindre la nature éternelle. Donc rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme dans l’univers. Si l’homme parvient à s’en persuader (cf. « exercices spirituels »), alors il accédera au bonheur divin, il deviendra aussi immortel que l’univers.
  1. L’éthique épicurienne : celle du plaisir bien entendu.

Une fois que les craintes importantes sont dissipées, le bonheur n’est pas encore présent. Encore faut-il que nous vivions différemment, à partir de ce que nous pourrions nommer une conversion de l’âme. En effet, ce qui cause notre malheur et trouble aussi notre âme, c’est notre hiérarchie des valeurs, qui consiste à prendre le superflu pour l’essentiel. Or ce qui met en mouvement tout individu, c’est la recherche de son plaisir et de son intérêt. Encore faut-il savoir ce qu’est un véritable plaisir humain, et c’est ce qu’ignore l’homme la plupart du temps. En effet, l’homme se rend inapte à atteindre ce plaisir par sa propre faute, soit parce qu’il ne peut se satisfaire de ce qu’il a, soit parce qu’il vise des plaisirs inaccessibles, soit enfin parce qu’il craint de perdre le plaisir dont il jouit. En quoi consiste alors le véritable plaisir ? Pour Epicure, le plaisir est d’abord et avant tout absence de douleur. Mais le plaisir serait purement animal s’il n’était que cela, parce que toute douleur n’est pas à fuir (si elle est moyen de guérir par exemple) ou tout plaisir à rechercher (s’il est cause de désagréments, voire de douleurs ultérieurs).  Cultiver le plaisir immédiat, sans penser au lendemain (cf. « gueule de bois » par exemple) est indigne de l’homme. De même poursuivre la satisfaction de désirs qui ne sont ni naturels ni nécessaires mais vains est s’exposer à la frustration perpétuelle. Il ne suffit donc pas d’additionner quelques instants éphémères de plaisir pour être heureux. Il faut assurer, pour sa vie entière, le maximum de plaisir et le minimum de douleur. D’où la discrimination des désirs :

+ d’abord les désirs naturels et nécessaires (boire, manger), ou besoins vitaux, qui peuvent être satisfaits sans limite, pour supprimer une souffrance, car ils sont naturellement limités.

+ ensuite les désirs naturels non nécessaires (gastronomie, art, sexualité) qui ne suppriment pas une souffrance mais permettent de varier les plaisirs ;

+ enfin les désirs ni naturels ni nécessaires mais vains (désirs de richesse, d’honneurs ou d’immortalité) dont la satisfaction ne peut conduire qu’à la frustration, car ils sont impossibles à satisfaire.

Cette discipline des désirs, voire cette « ascèse » n’est possible qu’à partir d’ « exercices spirituels »  sans cesse répétés.

  1. Sérénité, maîtrise de soi, amitié : ce qu’il faut cultiver pour être heureux

D’abord il faut mémoriser et répéter les principes enseignés par le maître, tels ceux du « quadruple remède » (les dieux ne sont pas à craindre, la mort n’est pas effrayante parce qu’elle n’est rien, le bonheur est aisé à atteindre, enfin la douleur est supportable avec courage). Il faut s’imprégner de la signification profonde de ces principes, pour les inscrire dans son existence et atteindre ainsi la sérénité.

Ensuite il faut supprimer en soi la recherche du superflu, en transformant sa manière de vivre (nourriture simple, vêtements sans luxe, refus des honneurs, etc.) mais sans vouloir révolutionner la société. C’est à cette condition qu’on peut accéder à la maîtrise de soi et à l’indépendance (Descartes dira par la suite : « Changer ses désirs plutôt que l’ordre du monde »).

Enfin, pour s’épanouir, ces qualités ont besoin de l’amitié. Celle-ci (philia en grec) est un principe d’harmonie entre les hommes pour créer une société « vivable », tandis que l’amour (éros), par les passions et les illusions qu’il induit, divise et sépare.

C’est ainsi que se conclut la Lettre à Ménécée :

« Médite donc tous ces enseignements et tous ceux qui s’y rattachent, médite-les jour et nuit, à part toi et aussi avec ton semblable. Si tu le fais, jamais tu n’éprouveras le moindre trouble en songe ou éveillé et tu vivras comme un dieu parmi les hommes. Car un homme qui vit au milieu de biens impérissables ne ressemble en rien à un être mortel. ».

 

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