Citation de René Char

Publié le par lenuki

 

"Si l'homme parfois ne fermait pas souverainement les yeux
Il finirait par ne plus voir ce qui vaut d'être regardé"

Feuillets d'Hypnos (1946)  de René Char

N'est-il pas paradoxal que pour bien voir le monde il faille parfois s'en absenter? "Fermer souverainement les yeux" pour se défaire de tout ce que nous avons l'habitude de voir sans vraiment le regarder? N'est-ce pas ce à quoi nous invitent les artistes (poètes ou peintres, voire romanciers) selon Bergson? Cf. ce texte célèbre de cet auteur:

 

" Il y a depuis des siècles des hommes dont la fonction est de voir et de nous faire voir ce que nous n’apercevons pas naturellement. Ce sont les artistes. A quoi vise l’art, sinon à nous montrer, dans la nature et dans l’esprit, hors de nous et en nous, des choses qui ne frappaient pas explicitement nos sens et notre conscience ? Le poète et le romancier qui expriment un état d’âme ne le créent certes pas de toutes pièces, ils ne seraient pas compris de nous si nous n’observions pas en nous, jusqu’à un certain point, ce qu’ils nous disent d’autrui. Au fur-et-à-mesure qu’ils nous parlent, des nuances d’émotions et de pensée nous apparaissent qui pouvaient être représentées en nous depuis longtemps, mais qui demeuraient invisibles : telle l’image photographique qui n’a pas encore été plongée dans le bain où elle se révélera. Le poète est ce révélateur. Mais nulle part la fonction de l’artiste ne se montre aussi clairement que dans celui des arts qui fait la place la plus large à l’imitation, je veux dire la peinture. Les grands peintres sont des hommes auxquels remonte une certaine vision des choses qui est devenue ou deviendra la vision de tous les hommes.Un Corot, un Turner, pour ne citer que ceux-là, ont aperçu dans la nature bien des aspects que nous ne remarquions pas. – Dira-t-on qu’ils n’ont pas vu, mais créé, qu’ils nous ont livré des produits de leur imagination, que nous adoptons leurs inventions parce qu’elles nous plaisent, et que nous nous amusons simplement à regarder la nature à travers l’image que les grands peintres nous en ont tracée ? – C’est vrai dans une certaine mesure ; mais, s’il en était uniquement ainsi, pourquoi dirions-nous de certaines œuvres – celles des maîtres – qu’elles sont vraies ? Où serait la différence entre le grand art et la pure fantaisie ? Approfondissons ce que nous éprouvons devant un Turner ou un Corot : nous trouverons que, si nous les acceptons et les admirons, c’est que nous avions déjà perçu quelque chose de ce qu’ils nous montrent. Mais nous avions perçu sans apercevoir. C’était, pour nous, une vision brillante et évanouissante, perdue dans la foule de ces visions également brillantes, également évanouissantes, qui se recouvrent dans notre expérience usuelle."

Henri Bergson, La pensée et le mouvant, coll. Quadrige, PUF, 1934, pp.149-150.

 

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