A propos de Mai 68
Les années 1968 sans folklore ni pavés, par Nicolas Weill
LE MONDE | 25.02.08 | 14h27 • Mis à jour le 25.02.08 | 14h27
ue le quarantième anniversaire de Mai 68 s'accompagne de nombreux colloques, d'une importante vague éditoriale et, en particulier, d'une prolifération de dictionnaires rétrospectifs montre qu'en
2008, le compte rond revêt un aspect différent des précédentes commémorations. L'événement est en train de devenir sous nos yeux objet d'histoire, pour les spécialistes aussi bien français
qu'étrangers (américains notamment). Dominée par l'espérance ou la crainte de sa répétition jusqu'au début des années 1980, la crise de Mai est certes demeurée une référence majeure du discours
politique, peut-être l'une des dernières avec l'Occupation, ce qu'a montré, lors de la campagne présidentielle, la proclamation par le candidat Nicolas Sarkozy d'une nécessité d'en
"liquider" l'héritage. Mais ce transfert dans le passé lui façonne aussi un autre visage.
Il est vrai que la période de quarante ans n'est pas une étape comme les autres du point de vue des rythmes de la mémoire collective. Pour le philosophe et égyptologue allemand Jan
Asmann, qui a passé les phénomènes mémoriels aux cribles de plusieurs contextes, quatre décennies correspondent aux débuts de la transformation de la "mémoire vive" (celle des acteurs et
des témoins) en "mémoire culturelle" (publique et historique).
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Ce schéma s'adapte à Mai 68. Le discours sur les événements a longtemps été monopolisé par les figures marquantes du mouvement et réinterprété à l'aune de leurs itinéraires ultérieurs. Surtout
lorsque ces itinéraires les ont menés de la contestation au pouvoir politique ou médiatique. La dimension de rupture culturelle, dans les moeurs notamment, a dominé les lectures des uns et des
autres. Que mai-juin 1968 ait connu la plus grande grève de travailleurs en Europe au XXe siècle, était devenu presque marginal et demeurait dans l'ombre.
Certains estiment pourtant que le développement d'une culture hédoniste de type "anarcho-désirant" et le décuplement des pulsions sous toutes leurs formes n'avaient rien d'incompatible
avec le capitalisme de surconsommation ultralibéral qui allait bientôt prendre le relais de l'Etat-providence. Du coup, déceler ce qu'il y a de moins récupérable ou de vraiment subversif dans
ces mois de 1968 suppose de placer l'objectif sur l'usine, l'atelier ou le chantier plutôt que sur la cour de la Sorbonne, sur la province plutôt que sur le Quartier latin.
Comme pour d'autres époques de notre histoire contemporaine, l'impulsion de ce tournant est venue des universités nord-américaines. C'est Kristin Ross, une spécialiste de la culture française à
l'université de New York (NYU) auteure de Mai 68 et ses vies ultérieures (éd. Complexe, 2005), qui a suggéré de voir ces tumultueuses semaines comme le pic d'une décennie
d'insubordination sociale de dix ans, allant de la fin de la guerre d'Algérie au début des années 1970, et non un simple coup de tonnerre dans un ciel calme. De cette mutation qui consiste à
mettre les explosions de 1968 en relation avec une (relativement) longue durée - expliquant que l'on préfère parler d'"années 1968" -, a témoigné une rencontre organisée à Paris, au Centre
Pompidou, le 16 février, à l'initiative de deux historiens français, Antoine de Baecque et Emmanuelle Loyer, sous le titre éminemment significatif de "Mai-68, le temps de l'histoire".
A l'intérêt pour l'icône de l'étudiant gauchiste lanceur de pavé parisien à la révolte individuelle et romantique, se coulant plus ou moins dans le moule des personnages de L'Education
sentimentale de Flaubert, se substitue désormais une approche plus collective du phénomène. Car ce ne sont pas les mouvements étudiants qui représentent une nouveauté dans les années 1960,
souligne l'historien Jean-Philippe Legois, mais le débrayage de millions de personnes à une échelle jamais atteinte. Certes, cette grève, pour massive qu'elle fut, resta minoritaire, précise
Xavier Vigna de l'université de Bourgogne. Mais un ouvrier français sur deux y a quand même pris part.
UNE "EXPÉRIENCE PLÉBÉIENNE"
L'innovation propre à 1968 a tenu d'abord à la diffusion spontanée de pratiques nouvelles de lutte. Par exemple la séquestration de cadres, condamnée par les autorités syndicales
traditionnelles, notamment par la voix de Georges Séguy, dirigeant d'une CGT alors proche du Parti communiste. La cartographie de l'agitation se modifie également. Des régions
traditionnellement peu touchées par l'esprit de revendication entrent dans la lutte en 1968.
L'irruption de nouvelles figures - les femmes, les ouvriers spécialisés, les jeunes travailleurs ou les immigrés - marque de son empreinte les mouvements sociaux, contrastant avec celle de
l'ouvrier masculin, européen un tantinet macho, membre des organisations syndicales et politiques. Tout cela contribue à faire de 1968 une "expérience plébéienne" inédite.
Cette révision vaut pour l'histoire du mouvement étudiant lui-même. On tenait pour acquis qu'il était le produit de l'inquiétude sur l'insertion future. L'explication du soulèvement par
l'intranquillité liée à la raréfaction des débouchés pour les étudiants en sciences sociales avait été favorisée par le succès de l'étude de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron sur les
blocages du système académique français, Les Héritiers (Minuit, 1966). Pourtant, comme l'a rappelé Liora Israël, de l'Ecole des hautes études en sciences sociales, si Daniel
Cohn-Bendit avait été un élève d'Alain Touraine dans la toute nouvelle faculté de Nanterre, et si les apprentis sociologues eurent la part belle dans les prodromes du mouvement, les grands
maîtres de la discipline lui furent soit franchement hostiles (Raymond Aron), soit demeurèrent sur la réserve (Michel Crozier et Pierre Bourdieu lui-même). C'était les carrières elles-mêmes et
les hiérarchies qui étaient en cause, et non l'insuffisance des places à occuper.
Enfin, les études consacrées aux années 1968 tendent à désenclaver le mouvement de son contexte exclusivement français, ainsi que l'a suggéré l'historien Pascal Ory. Cela ne signifie nullement
qu'il faille diluer la spécificité française de 1968, tant il est vrai que la dimension symbolique, qui lui fut d'emblée essentielle, renvoyait à des références historiques françaises. Tandis
que les étudiants s'alimentaient à l'héroïsme des clandestins de l'Affiche rouge, les occupations d'usines faisaient écho à celles du Front populaire de 1936. Dans l'autre sens, l'appel
radiodiffusé du général De Gaulle et la contre-manifestation gaulliste du 30 mai évoquaient les souvenirs de la période de la Résistance et de l'appel du 18 juin. La mythologie pro et anti- Mai
68 demeure une histoire toujours à refaire.