Identité et identités (quelques textes)

Publié le par lenuki

Identités : textes de Leibniz

Il ne peut pas exister, suivant le principe des "indiscernables" deux êtres distincts qui seraient pourtant strictement identiques: 


A : La Monadologie, § 9 (1714)
"Car il n'y a jamais dans la nature, deux Êtres, qui soient parfaitement l'un comme l'autre et où il ne soit possible de trouver une différence interne, ou fondée sur une dénomination intrinsèque".

 B Les Nouveaux Essais:

THÉOPHILE. " Le principe d'individuation revient dans les individus au principe de distinction dont je viens de parler. Si deux individus étaient parfaitement semblables et égaux et (en un mot) indistinguables par eux-mêmes, il n'y aurait point de principe d'individuation ; et même j'ose dire qu'il n'y aurait point de distinction individuelle ou de différents individus à cette condition. C'est pourquoi la notion des atomes est chimérique, et ne vient que des conceptions incomplètes des hommes. Car s'il y avait des atomes ; c'est-à-dire des corps parfaitement durs et parfaitement inaltérables ou incapables de changement interne et ne pouvant différer entre eux que de grandeur et de figure, il est manifeste qu'étant possible qu'ils soient de même figure et grandeur, il y en aurait alors d'indistinguables un soi, et qui ne pourraient être discernés que par des dénominations extérieures sans fondement interne, ce qui est contre les plus grands principes de la raison. Mais la vérité est que tout corps est altérable et même altéré toujours actuellement, en sorte qu'il diffère en lui-même de tout autre. Je me souviens qu'une grande princesse, qui est d'un esprit sublime, dit un jour en se promenant clans son jardin qu'elle ne croyait pas qu'il y avait deux feuilles parfaitement semblables. Un gentilhomme d'esprit, qui était de la promenade, crut qu'il serait facile d'en trouver ; mais quoiqu'il en cherchât beaucoup, il fut convaincu par ses yeux qu'on pouvait toujours y remarquer de la différence. On voit par ces considérations, négligées jusqu'ici, combien dans la philosophie on s'est éloigné des notions les plus naturelles, et combien on a été éloigné des grands principes de la vraie métaphysique".

Identités : texte d'Aristote

C'est dans les Topiques que la pensée d'Aristote concernant l'identité est pour la première fois exposée. Il distingue ici l'identité numérique (une chose est la même qu'elle-même) et l'identité spécifique ( un homme et un autre homme, en tant qu'ils appartiennent à la même espèce) :

"Il nous faut, avant toutes choses, examiner en combien de sens se prend le terme d'identique. On pourrait admettre, à prendre les choses sommairement, que les acceptions du terme d'identique se divisent en trois ; de fait, on l'utilise couramment pour désigner, soit une identité numérique, soit une identité spécifique, soit une identité générique. Sont numériquement identiques les choses qui, tout en ayant plusieurs noms, ne sont pourtant qu'une seule et même chose, par exemple, pelisse et manteau. Sont spécifiquement identiques les choses qui, tout en étant distinctes, sont indiscernables sous le rapport de l'espèce, par exemple un homme et un autre homme, un cheval et un autre cheval ; on dit en effet des individus appartenant à une même espèce qu'ils sont spécifiquement identiques. Semblablement, sont génétiquement identiques les êtres qui appartiennent au même genre, comme le cheval et l'homme. On pourrait estimer cependant que lorsqu'on dit de l'eau qui sort de la même fontaine qu'elle est toujours lamême, on utilise notre notion en une acception sensiblement différente de celles qui ont été indiquées ; rangeons malgré tout cet emploi dans le même groupe que celui des termes qui, en un sens ou en l'autre. se caractérise par l'unité de leur espèce ; en effet, les cas de ce genre sont tous de la même Camille, et se ressemblent extrêmement, sauf erreur. De fait, entre une eau et une autre. on dit toujours qu'il y a une identité spécifique parce qu'elle présente toujours une certaine ressemblance ; le cas de l'eau qui sort de la même fontaine ne constitue pas un cas différent, à ceci près seulement que la ressemblance y est plus accusée. Voilà pourquoi nous ne séparons pas ce cas de celui des termes qui, en  un sens ou en l'autre, se caractérise par l'unité de leur espèce. Cela dit, de l'avis général, c'est principalement une identité numérique que désigne chez tous le terme d'identique".
Topiques, I, 7

 

Identités : l'illusion de l'identité (Hume)

Selon Hume, l'identité personnelle  est une fiction. Hume dénonce inlassablement notre tendance à tenir pour même ce qui est différent. L'identité attribuée aux objets changeants n'est autre qu'un produit de notre imagination:

 "Ainsi nous feignons l'existence continue des perceptions de nos sens pour en supprimer la discontinuité, et nous aboutissons aux notions d'âme, de moi, et de substance pour en déguiser la variation [...]'
Ainsi la controverse à propos de l'identité n'est pas seulement une querelle de mots . En effet, lorsque nous attribuons l'identité, dans un sens impropre, à des objets variables ou discontinus, notre méprise ne se limite pas à l'expression mais elle est ordinairement accompagnée d'une fiction, soit de quelque chose d'invariable et d'ininterrompu, soit de quelque chose de mystérieux et d'inexplicable, ou, au moins, d'une tendance à de telles fictions. Pour
prouver cette hypothèse à la satisfaction de tout enquêteur impartial, il suffira de montrer à partir de l'expérience et de l'observation quotidiennes que les objets variables et discontinus qui sont pourtant supposés demeurer identiques sont ceux, et seulement ceux, qui consistent en une succession de parties reliées entre elles par la ressemblance, la contiguïté et la causalité. Puisque en effet une telle succession répond évidemment à la notion que nous avons de la diversité, ce ne peut être que par erreur que nous lui attribuons de l'identité ; et comme la relation des parties qui nous conduit à cette erreur n'est rien d'autre qu'une qualité produisant une association d'idées et une transition aisée de l'imagination d'une idée à une autre, l'erreur ne peut provenir que de la ressemblance qu'a cet acte de l'esprit avec celui par lequel nous contemplons un objet unique et continu. Notre tâche principale sera donc de prouver que tous les objets auxquels nous attribuons de l'identité sans observer leur caractère invariable et ininterrompu sont ceux qui sont constitués d'une succession d'objets reliés".
Traité de la nature humaine, livre I

 

Identités : l'identité personnelle (Locke)


 Selon Locke, l'identité personnelle n'est pas fondée sur une identité de substance, mais sur une identité de conscience:


§ 9. "En quoi consiste l'identité personnelle. - Cela posé, pour trouver en quoi consiste l'identité personnelle, il faut voir ce qu'emporte le mot de personne. C'est, à ce que je crois, un être pensant et intelligent, capable de raison et de réflexion, et qui se peut considérer soi-même comme le même, comme une même chose qui pense en différents temps et en différents lieux ; ce qu'il fait uniquement par le sentiment qu'il a de ses propres actions, lequel est inséparable de la pensée, et lui est, ce me semble, entièrement essentiel, étant impossible à quelque être que ce soit d'apercevoir sans s'apercevoir qu'il aperçoit. Lorsque nous voyons, que nous entendons, que nous flairons, que nous goûtons, que nous sentons, que nous méditons, ou que nous voulons quelque chose, nous le connaissons à mesure que nous le faisons. Cette connaissance accompagne toujours nos sensations et nos perceptions présentes ; et c'est par là que chacun est à lui-même ce qu'il appelle soi-même. On ne considère pas, dans ce cas, si le même soi est continué dans la même substance, ou dans diverses substances. Car puisque la conscience accompagne toujours la pensée, et que c'est là ce qui fait que chacun est ce qu'il nomme soi-même, et par où il se distingue de toute autre chose pensante : c'est aussi en cela seul que consiste l'identité personnelle, ou ce qui fait qu'un être raisonnable est toujours le même. Et aussi loin que cette conscience peut s'étendre sur les actions ou les pensées déjà passées, aussi loin s'étend l'identité de cette personne : le soi est présentement le même qu'il était alors, et cette action passée a été faite par le même soi que celui qui se la remet à présent dans l'esprit.".

Essai concernant l'entendement humain , 1694,  Livre II, chapitre 27

 

Identités : texte de Shoemaker

Peut-on rester soi-même tout en changeant de corps? Ce problème posé par Locke autrefois trouve de nouvelles extensions avec la possibilité de certaines greffes. La greffe du cerveau est encore une fiction, mais elle suscite des interrogations troublantes :


" Il  est maintenant possible de transplanter certains organes, les yeux et les poumons, d'un corps à un autre d'une façon telle que l'organe continue à fonctionner dans son nouvel environnement. Les physiologistes peuvent avoir des raisons pour considérer qu'une telle chose n'est pas possible avec un cerveau humain, mais il est au moins concevable (logiquement possible) qu'un corps humain puisse continuer à fonctionner normalement si son cerveau était remplacé par un autre cerveau issu d'un autre corps humain. Imaginons donc la situation suivante. Premièrement, supposons que la science médicale ait développé une technique permettant à un chirurgien d'extraire complètement un cerveau humain de la tête où il est logé, afin de l'examiner ou de l'opérer, avant de le réintroduire dans le crâne (en rebranchant les nerfs, les vaisseaux sanguins, et ainsi de suite) sans causer la mort ni un dommage permanent ; nous avons à imaginer que cette technique « d'extraction de cerveau » est devenue une pratique courante dans le traitement des tumeurs cérébrales et autres affections du cerveau. Un jour, pour commencer notre histoire, un chirurgien comprend que son assistant a commis une erreur affreuse. Deux hommes, M. Brown et M. Robinson, ont été opérés d'une tumeur au cerveau. Dans les deux cas, une extraction de cerveau a été effectuée. Cependant, à la fin des opérations, l'assistant a mis par inadvertance le cerveau de M. Brown dans la tête de M. Robinson et le cerveau de M. Robinson dans la tête de M. Brown. L'un des deux hommes meurt immédiatement après, mais l'autre - celui possédant le corps de Robinson et le cerveau de Brown - reprend finalement conscience. Appelons-le « Brownson ». Cependant qu'il reprend conscience, Brownson manifeste un grand choc et une grande surprise en découvrant son corps. Apercevant alors le corps de Brown, il s'exclame incrédule « C'est moi qui suis couché là ! » En se montrant du doigt, il déclare : « Ceci n'est pas mon corps, c'est celui qui est là-bas qui est le mien ! » Lorsqu'on lui demande son nom, il répond automatiquement « Brown ». Il reconnaît la femme et la famille de Brown (que Robinson n'avait jamais rencontrées), et il est capable de décrire par le menu les événements de la vie de Brown, en les décrivant toujours comme des événements de sa propre vie. De la vie passée de Robinson, il ne fait preuve d'aucune connaissance du tout .On observe au cours du temps qu'il manifeste tous les traits de personnalité, manières, centres d'intérêts, goûts et dégoûts, et ainsi de suite, qui caractérisaient Brown auparavant ; et qu'il agit et parle d'une manière complètement étrangère à l'ancien Robinson"
Self-kowledge et self indentity (1963).

 

 

Identités : texte de Stéphane Ferret


Identité et diversité

 Pour savoir si le changement est compatible avec l'identité, il faut bien distinguer les changements de nature et les changements de degré:


"Selon notre manière commune de voir le monde, l'identité n'est pas incompatible avec le changement et il n'est pas raisonnable de se contenter d'affirmer que « si ça change, c'est différent » pour rendre compte du problème de l'identité à travers le temps. Que certains changements annihilent l'existence des individus qui s'en trouvent affectés est une chose, que n'importe quel changement détruise l'identité d'un individu en est une autre. Il ne fait guère de doute non seulement que nous acceptons fort bien que l'identité et le changement sont compatibles dans nos jeux de langage ordinaires, mais encore que l'identité et le changement sont inscrits au coeur des choses elles-mêmes, au moins en ce qui concerne les objets biologiques.
Pour lever cette ambiguïté essentielle entre la persistance et la non-persistance des choses en devenir, il convient d'opérer une distinction entre deux types de changements les changements de type 1 qui préservent l'identité de la chose qui change et les changements de type 2 qui la détruisent.[...]  Nous pouvons préciser la différence entre les changements de type 1 et les changements de type 2 en soulignant que les changements de type 1 sont des changements de degré (du foetus au bébé, du bébé à l'enfant, de l'enfant à l'adulte, de l'adulte au vieillard), tandis que les changements de type 2 sont des changements de nature (du vieillard au cadavre). En termes aristotéliciens , nous pouvons dire que les changements de type 1 sont des changements de lieu (translation), de propriété ou de qualité (altération), ou de quantité (accroissement et décroissement), et que les changements de type 2 sont des changements de substance (génération et corruption).
Dès lors, l'hypothèse d'un changement transortal   (1 de type 1, comme on peut en rencontrer dans la littérature fantastique, chez Ovide et chez Kafka  (2 dans leurs récits de métamorphoses respectifs, ou encore dans la Bible à travers le récit de la femme de Loth transformée en statue de sel, ne saurait être prise au sérieux. Si, réellement, on entend par sorte ce qu'une chose est spécifiquement, il est vain d'imaginer qu'une chose puisse franchir sans encombre la muraille de son espèce (identité spécifique). On n'échappe pas à sa sorte. Si les têtards se transforment en grenouilles, les carrosses ne se transforment pas en citrouilles. Comprenons : dans le cas des métamorphoses naturelles et tout à
fait réelles, il y a transformation d'un état d'une substance donnée à un autre état de la même substance (changement de type 1) ; dans le cas des métamorphoses fantastiques, il y a bel et bien passage d'une substance à une autre substance (changement de type 2)".
Maxime Ferret
L'identité  G.F. 1998

Note 1 : Transortal : d'une sorte à  l'autre. Changement "transortal ": changement de genre , ou encore de nature.
 Note 2 : Kafka : La métamporphose

Ovide: Les métamorphoses

Publié dans Sciences politiques

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