Amour et liberté (explication du texte de Sartre)
« Pourquoi l’amant veut-il être aimé? Si l’Amour, en effet, était pur désir de possession physique, il pourrait être, en bien des cas, facilement
satisfait. [...] Cette notion de « propriété» par quoi on explique si souvent l’amour ne saurait être première. Pourquoi voudrais-je m’approprier autrui si ce n’était justement en tant
qu’Autrui me fait être ? Mais cela implique justement un certain mode d’appropriation: c’est de la liberté de l’autre en tant que telle que nous voulons nous emparer. Et non par volonté
de puissance : le tyran se moque de l’amour; il se contente de la peur. S’il recherche l’amour de ses sujets, c’est par politique et s’il trouve un moyen plus économique de les asservir, il
l’adopte aussitôt. Au contraire, celui qui veut être aimé ne désire pas l’asservissement de l’être aimé. Il ne tient pas à devenir l’objet d’une passion débordante et mécanique. Il ne veut pas
posséder un automatisme, et si on veut l’humilier, il suffit de lui représenter la passion de l’aimé comme le résultat d’un déterminisme psychologique: l’amant se sentira dévalorisé dans son
amour et dans son être. Il arrive qu’un asservissement total de l’être aimé tue l’amour de l’amant. Le but est dépassé : l’amant se retrouve seul si l’aimé s’est transformé en
automate. Ainsi l’amant ne désire-t-il pas posséder l’aimé comme on possède une chose ; il réclame un type spécial d’appropriation. Il veut posséder une liberté comme une liberté. Mais d’autre
part, il ne saurait se satisfaire de cette forme éminente de la liberté qu’est l’engagement libre et volontaire. Qui se contenterait d’un amour qui se donnerait comme pure fidélité à la foi jurée
? Qui donc accepterait de s’entendre dire : « Je vous aime parce que je me suis librement engagé à vous aimer et que je ne veux pas me dédire ; je vous aime par fidélité à moi-même » ? Ainsi
l’amant demande le serment et s’irrite du serment. Il veut être aimé par une liberté et réclame que cette liberté comme liberté ne soit plus libre. Il veut à la fois que la liberté de l’Autre se
détermine elle-même à devenir amour- et cela non point seulement au commencement de l’aventure mais à chaque instant- et à la fois, que cette liberté soit captivée par elle-même, qu’elle se
retourne sur elle-même, comme dans la folie, comme dans le rêve, pour vouloir sa captivité. Et cette captivité doit être démission libre et enchaînée à la fois entre nos mains. Ce n’est
pas le déterminisme passionnel que nous désirons chez autrui, dans l’amour, ni une liberté hors d’atteinte, mais c’est une liberté qui joue le déterminisme passionnel et qui se prend à son
jeu ».
Thème du texte : Les exigences contradictoires de l’amour, entre possession et liberté
Thèse de Sartre : « Ce n’est pas le déterminisme passionnel que nous désirons chez autrui, dans l’amour, ni une liberté hors d’atteinte, mais c’est
une liberté qui joue le déterminisme passionnel et qui se prend à son jeu ».
Démarche de Sartre :
a) Un dilemme, qui se manifeste au travers d’un double refus : dans l’amour on ne désire ni l’asservissement total de l’autre, ni son engagement
libre et volontaire, c’est-à-dire qu’on refuse à la fois le déterminisme et la liberté. En effet, le résultat de ces deux exigences serait la disparition de l’amour… !
+ aimer n’est pas asservir, car on ne peut être aimé d’un objet ou d’une chose (de même que chez Hegel, le maître ne peut être reconnu par l’esclave). On veut donc
avoir été choisi par une liberté pleine et entière, en toute lucidité et non pas par une passion aveugle.
+ mais aimer ne peut pas non plus constituer une obligation (cf. la froideur du devoir conjugal…). On n’aime pas par raison et le mariage de raison n’est pas un
mariage d’amour.
b) Or on veut les deux : à la fois le déterminisme de la passion aveugle, mais aussi la décision libre de l’autre, ce qui est contradictoire, et
c’est pourquoi l’amour est irrationnel.
c) Résolution de cette contradiction par le recours au jeu, qui permet de la dépasser : l’amour est un jeu auquel on se laisse prendre jusqu’à ne
plus pouvoir s’en libérer sans effort, voire sans souffrance.
Quelques éléments d’analyse
Il est bien évident que Sartre ne traite pas de l’amoureux transi, mais de l’amour fondé sur la réciprocité : aimer, c’est désirer être aimé en retour. Et c’est ici
la source des exigences contradictoires. En effet, désirer être aimé, c’est désirer posséder l’autre, corps et âme. Or si on peut posséder un corps, peut-on pour autant posséder une conscience ?
De plus, serait-ce vraiment souhaitable ? Ne serait-ce pas considérer l’autre comme un objet, et donc comme dénué de cette conscience que l’on cherche à posséder ? De plus, accepterait-on
soi-même d’être réduit à n’être qu’un simple objet ? Un objet soumis au déterminisme naturel, au même titre que tout ce qui existe dans la nature, comme une « chose parmi les choses »
?
Or n’est-ce pas à cela que réduit la passion ? N’est-elle pas essentiellement subie, passive (comme son nom l’indique), donc en rapport étroit avec le déterminisme
? Dans la passion, n’est-on pas balloté au gré de ses sentiments, sans pouvoir les contrôler ? Ce que Alain résume de la manière suivante : « La passion, c’est moi et c’est plus fort que moi ».
Au fond, ne serait-on pas asservi en croyant asservir ?
Or aimer autrui, c’est aimer une autre moi, un alter ego, c’est-à-dire quelqu’un (un sujet, une personne) et non pas quelque chose (un objet dont on ne peut
attendre aucune réciprocité), bref une conscience, dotée d’une raison (active, volontaire), donc d’une liberté qui peut s’opposer à moi, à mes désirs, voire à ma volonté. Cette liberté, c’est en
effet un pouvoir de se déterminer soi-même, par des raisons intérieures, au lieu que la passion nous entraîne dans un enchaînement de causes et d’effets extérieurs, parce que nous y sommes les
jouets de sentiments et d’attirances que nous ne maîtrisons pas.
Comment alors le jeu peut-il nous permettre de dépasser les contradictions du désir amoureux ? Cf. la « Carte du Tendre », au XVIIe siècle, qui consistait à pousser
le jeu de la séduction amoureuse le plus loin possible, multipliant les obstacles pour rendre plus intense le plaisir de la conquête… ! De plus, le jeu est source de plaisir. Or n’y a-t-il pas
rien de plus sérieux qu’un enfant qui joue, c’est-à-dire qui se prend au jeu, en oubliant la différence entre le réel et l’imaginaire ?
Que retenir de l’analyse de Sartre ?
Comme nous venons de le voir, l’amour tel que le conçoit Sartre dans ce texte (pour le récuser), c’est l’amour passion, qui fait de l’homme un jouet de ses
sentiments, qu’il ne contrôle pas. En ce sens, on peut parler d’amour automatique, voire machinal, puisqu’il est irrépressible et inscrit l’homme dans un déterminisme auquel il ne peut
échapper (cf. le « coup de foudre » par exemple). Il ne s’agit pas de l’amour terni par l’habitude de vivre ensemble et qui ne comporte plus rien d’imprévisible. Au fond, ici, l’homme serait tout
simplement le jouet de ses hormones…
En revanche (et par opposition) la décision volontaire de s’engager constitue la manifestation même de la liberté. Il s’agit ici de choisir le présent, mais aussi
l’avenir et ceci en toute autonomie. Mais un tel engagement ne risque-t-il pas de compromettre la possibilité de choix futurs ? Or la liberté, selon Sartre, ne se définit-elle pas, justement, par
la capacité de choisir, puisque « ne pas choisir, c’est encore choisir de ne pas choisir » ? Mais l’engagement volontaire ne constitue-t-il pas un libre choix (alors que si je ne choisis pas, on
risque de choisir pour moi) ?
Mais l’amour n’est-il pas incompatible avec la possibilité d’un tel choix ? Choisit-on d’aimer qui l’on aime ? Si oui, dans quelle mesure ? Surtout tel que
conçu par Sartre sous la forme de l’amour passion ?
D’où le double refus aussi bien du déterminisme qu’entraîne l’amour passion que de la liberté (vide ?) qu’implique le libre choix raisonné et volontaire…tout en
voulant néanmoins les deux à la fois (un amour aveugle, mais aussi l’affirmation d’une liberté, pour être aimé d’une personne, d’un sujet à part entière). D’où la contradiction qui doit être
dépassée.
Sartre n’est pas original dans sa conception de l’amour, mais dans le dépassement de la contradiction qu’il implique, dans la solution proposée du problème tel
qu’il le soulève (la solution par le jeu, qui est à la fois gratuité et centre d’intérêt, plaisir et sérieux, laissant libre cours à l’imagination créatrice).
Mais peut-on réduire l’amour à la seule exigence d’être aimé ? Ne serait-ce pas ramener l’amour à soi, alors qu’il s’agit d’aimer un autre, à travers soi ? Ne
risque-t-on pas, alors, de manquer ce que l’on cherche ?
L’amour, en ce sens, ne doit-il pas être fondé sur la réciprocité des exigences, dans la mesure où on ne peut être aimé que par quelqu’un qui aime (si l’autre
désire être aimé, encore faut-il que je l’aime… et réciproquement !) ? Alors ne peut-on supposer que chacun reçoit ce qu’il est prêt à donner, et ceci en toute liberté ? Mais cela ne
condamne-t-il pas tout amour à être impossible, puisque sans cesse déchiré entre la mauvaise foi (jouer dans la passion à n’être qu’une chose) et l’affirmation de sa liberté (sans laquelle la
mauvaise foi serait impossible puisqu’elle consiste dans la fuite de sa propre liberté) ?