Le désir selon René Girard
Le désir mimétique
Pour René Girard, le mécanisme du désir est plus complexe qu’il y paraît. En effet, d’après l’expérience commune, nous désirerions spontanément et librement, de
manière autonome un objet, parce qu’il aurait objectivement en lui des qualités susceptibles de susciter notre désir. Le schéma du désir serait linéaire : sujet → objet. Ainsi mes désirs
viendraient de mon libre choix. Mais en ce cas, comment rendre compte de phénomènes proches du désir comme l’envie ou la jalousie, qui impliquent la présence d’autrui ?
D’où la thèse de René Girard : sans le savoir, nous envions l’être qui possède l’objet plus que l’objet lui-même, qui devient alors un prétexte. Ainsi, par exemple,
l’avare ne tire-t-il pas davantage de satisfaction du fait de savoir que l’argent qu’il possède échappe à la jouissance des autres, plutôt que de sa possession elle-même, puisqu’il n’en fait rien
? Il existerait alors, au sein du mécanisme du désir un troisième élément, médiateur du désir : l’Autre. Cet autre est mon modèle et c’est en tant que tel qu’il va susciter un désir en moi, non
pas pour lui-même, mais pour un objet qu’il possède. L’objet n’a donc pas de valeur en lui-même, mais seulement parce qu’il est possédé par un autre que j’ai pris comme modèle. Ce modèle
est pourvu de quelque chose qui me fait défaut, ce qui lui donne une plénitude tandis que mon être est placé sous le signe du manque. De plus, comme on vit dans des sociétés démocratiques fondées
sur l’idée d’égalité, je ne cesse de me poser la question : « Qu’a-t-il de plus que moi, pour afficher un tel bonheur frisant l’insolence ? » Enfin, prendre quelqu’un comme modèle, c’est
reconnaître indirectement sa propre insuffisance d’être, puisqu’il dispose d’un prestige que je n’ai pas… ! Or cette perfection du modèle doit bien reposer sur quelque chose qui me manque :
statut social, profession, objet particulier, etc.
En résumé, le désir qu’a un sujet pour un objet provient du prestige qu’il confère à celui qui le possède. Ce qu’il vise, ce n’est donc pas la possession en tant
que telle, mais ce qu’il imagine que cette possession lui confèrera : promotion sociale, admiration des autres, etc.
Spinoza avait déjà reconnu une partie de cette thèse, lorsqu’il affirmait :
« Il ressort donc avec évidence de tout cela que, quand nous nous efforçons à une chose, quand nous la voulons, ou aspirons à elle, ou la désirons, ce n’est jamais
parce que nous jugeons qu’elle est bonne ; mais au contraire, si nous jugeons qu’une chose est bonne, c’est parce que nous nous y efforçons, la voulons, aspirons à elle, ou la désirons.
»
Spinoza Ethique Partie III Proposition 9
Comment mieux affirmer en effet que l’objet n’a pas de valeur intrinsèque, mais que ce qui lui donne sa valeur, c’est le désir que nous en avons ? Seulement,
Spinoza n’introduit pas explicitement ici la médiation du désir d’autrui, c’est-à-dire le troisième terme qu’évoque René Girard.
Ainsi, l’objet véritable du désir n’est pas l’objet lui-même, mais l’être du médiateur. Il s’agit donc d’un désir suggéré et non pas spontané. C’est dans la
littérature que René Girard a découvert cette structure triangulaire du désir. Exemples : c’est pour ressembler à son modèle de chevalier errant (Amadis de Gaule) que Don Quichotte
multiplie les aventures et c’est pour lui ressembler que Sancho Pança l’accompagne ; de même Monsieur de Rénal ne prend Julien Sorel comme précepteur que par rivalité avec Monsieur Valenod,
c’est-à-dire par vanité…