Textes sur autrui de Michel Tournier et Gilles Deleuze

Publié le par lenuki

 

« Toujours ce problème de l’existence. Il y a quelques années, si quelqu’un m’avait dit que l’absence d’autrui me ferait un jour douter de l’Existence, comme j’aurais ricané ! Comme je ricanais en entendant citer parmi les preuves de l’existence de Dieu le consentement mutuel ! « La majorité de tous hommes, de tous les temps et de tous les pays croit ou a cru à l’existence de Dieu. Donc Dieu existe. » Était-ce bête ! La plus bête des preuves de l’existence de Dieu. Quelle misère en comparaison de cette merveille de force et de subtilité, l’argument ontologique !

La preuve par le consentement universel. Je sais aujourd’hui qu’il n’y en a pas d’autre. Et pas seulement pour l’existence de Dieu.

Exister, qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire être dehors, sistere ex. Ce qui est à l’extérieur existe. Ce qui est à l’intérieur n’existe pas. Mes idées, mes images, mes rêves n’existent pas. Si Speranza n’est qu’une sensation ou un faisceau de sensations, elle n’existe pas. Et moi-même je n’existe qu’en m’évadant de moi-même vers autrui.

Ce qui complique tout, c’est que ce qui n’existe pas s’acharne à faire croire le contraire. Il y a une grande et commune aspiration de l’inexistant vers l’existence. C’est comme une force centrifuge qui pousserait vers le dehors tout ce qui remue en moi, images, rêveries, projets, fantasmes, désirs, obsessions. Ce qui n’ex-iste pas in-siste. Insiste pour exister. Tout ce petit monde se pousse à la porte du grand, du vrai monde. Et c’est autrui qui en tient la clé. Quand un rêve m’agitait sur ma couche, ma femme me secouait par les épaules pour me réveiller et faire cesser l’insistance du cauchemar. Tandis qu’aujourd’hui… Mais pourquoi revenir inlassablement sur ce sujet ? »

.VENDREDI OU LES LIMBES DU PACIFIQUE / MICHEL TOURNIER. –

 

 

En comparant les premiers effets de sa présence et ceux de son absence, nous pouvons dire ce qu’est autrui. Le tort des théories philosophiques, c’est de le réduire tantôt à un objet particulier, tantôt à un autre sujet (et même une conception comme celle de Sartre se contentait, dans L’Être et le Néant, de réunir les deux déterminations, faisant d’autrui un objet sous mon regard, quitte à ce qu’il me regarde à son tour et me transforme en objet). Mais autrui n’est ni un objet dans le champ de ma perception ni un sujet qui me. Perçoit : c’est d’abord une structure du champ perceptif, sans laquelle ce champ dans son ensemble ne fonctionnerait pas comme il le fait. Que cette structure soit effectuée par des personnages réels, par des sujets variables, moi pour vous, et vous pour moi, n’empêche pas qu’elle préexiste, comme condition d’organisation en général, aux termes qui l’actualisent dans chaque champ perceptif organisé - le vôtre, le mien. Ainsi Autrui-a priori comme structure absolue fonde la relativité des autruis comme termes effectuant la structure dans chaque champ. Mais quelle est cette structure ? C’est celle du possible. Un visage effrayé, c’est l’expression d’un monde possible effrayant, ou de quelque chose d’effrayant dans le monde, que je ne vois pas encore. Comprenons que le possible n’est pas ici une catégorie abstraite désignant quelque chose qui n’existe pas : le monde possible exprimé existe parfaitement, mais il n’existe pas (actuellement) hors de ce qui l’exprime. Le visage terrifié ne ressemble pas à la chose terrifiante, il l’implique, il l’enveloppe comme quelque chose d’autre, dans une sorte de torsion qui met l’exprimé dans l’exprimant. Quand je saisis à mon tour et pour mon compte la réalité de ce qu’autrui exprimait, je ne fais rien qu’expliquer autrui, développer et réaliser le monde possible correspondant. Il est vrai qu’autrui donne déjà une certaine réalité aux possibles qu’il enveloppe : en parlant, précisément. Autrui, c’est l’existence du possible enveloppé. Le langage, c’est la réalité du possible en tant que tel. Le moi, c’est le développement, l’explication des possibles, leur processus de réalisation dans l’actuel. D’Albertine aperçue, Proust dit qu’elle enveloppe ou exprime la plage et le déferlement des flots : « Si elle m’avait vu, qu’avais-je pu lui représenter ? Du sein de quel univers me distinguait-elle ? » L’amour ; la jalousie seront la tentative de développer, de déplier ce monde possible nommé Albertine. Bref, autrui comme structure, c’est l’expression d’un monde possible, c’est l’exprimé saisi comme n’existant pas encore hors de ce qui l’exprime.

G. Deleuze, « Michel Tournier et le monde sans autrui »,
Logique du sens, Minuit, 1969, pp.354-357.

 

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