Démocratie et laïcité (Interview de Fernando Savater)
mardi 19 février 2008 (Entretien conduit par Zyed Krichen)
Fernando Savater n'est pas un philosophe comme les autres. Ce sexagénaire au regard malicieux se veut un intellectuel engagé et non un penseur métaphysique. Auteur
de près de cinquante livres, dont un certain nombre de romans et d'ouvrages pour la jeunesse, il se distingue surtout par sa réflexion sur l'éthique et la politique. Basque de naissance, il a été
condamné à mort par l'ETA car il n'a cessé de vilipender le terrorisme et l'usage de la violence en politique. Aujourd'hui Fernando Savater s'engage dans la politique. Il vient de fonder, avec de
nombreuses personnalités, un nouveau parti politique qui se veut ni de gauche, ni de droite mais un outil populaire pour le progrès. Invité récemment par l'Institut Cervantes pour donner une
conférence sur les religions et l'exigence laïque, Savater, ce "Sartre espagnol" a bien voulu se soumettre, pour les lecteurs de Réalités, à une épreuve dans laquelle il excelle :
l'interview.
Vous avez toujours dit qu'il ne peut y avoir de démocratie sans laïcité tout en disant qu'il y a différents niveaux pour la laïcité. Y a-t-il un "smig" laïque au-dessous duquel la
démocratie n'est plus possible ? Il doit y avoir une différence fondamentale entre le discours symbolique du pouvoir et celui de la religion : d'un côté la légitimité des urnes, de
l'autre les diverses légitimités religieuses.
L'existence d'une Eglise facilite cette distinction. Dans les autres expériences sans Eglises, comment opérer cette séparation ? Un des problèmes de l'Islam pour contrôler l'expression fanatique est probablement l'absence de cette Eglise. Seulement l'Eglise catholique a été, historiquement, porteuse de violence et de fanatisme. Il est vrai que l'existence de ce pouvoir central religieux permet un meilleur contrôle de ce champ.
En Europe, le problème de la sécularisation est résolu. Est-ce que c'est le cas pour toute la chrétiente ? Non. C'est le cas des pays de l'Amérique du Sud. Il y a des pays où il est difficile de se proclamer non religieux et d'accéder à la plus haute marche du pouvoir ou d'afficher une différence sexuelle. Même dans un pays comme les Etats-Unis, je ne pense pas qu'un divorcé puisse devenir président. Il y a une différence entre la séparation constitutionnelle entre le pouvoir politique et l'Eglise et d'assurer cette séparation dans la vie quotidienne.
Les communautés musulmanes vivant en Europe acceptent-elles ce principe laïque ou ont-elles quelques difficultés pour s'y adapter ? Cela dépend des pays. Il y a des communautés musulmanes très anciennes, comme dans le cas de la France, où le principe laïque est accepté, même si l'on remarque une certaine évolution ces dernières années. La première génération d'immigrés musulmans s'est parfaitement adaptée à la laïcité, c'est le cas aussi de la Grande-Bretagne. C'est dans la deuxième ou troisième génération que les problèmes sont apparus. Les jihadistes en Grande-Bretagne sont les enfants d'immigrés relativement bien intégrés. Il y a des raisons socio-économiques qui expliquent cela. L'ascenseur social est en panne dans certains pays européens. Le résultat a été le renforcement du sentiment religieux identitaire. Cela étant et en dehors des groupes extrémistes, très minoritaires, la plupart des Musulmans d'Europe n'ont aucun problème avec les institutions laïques. Mais ces communautés vivent, aujourd'hui, dans la peur que des actes terroristes sanglants, comme ce fut le cas à Madrid et à Londres, se fassent au nom de l'Islam car les premières victimes seraient les Musulmans d'Europe.
Si les Musulmans d'Europe n'ont pas de problèmes particuliers avec la laïcité, la laïcité serait-elle alors un concept géographique ? Le problème, c'est la démocratie qui facilite le vivre-ensemble. Auparavant, dans nos sociétés anti-démocratiques, les catholiques étaient très peu tolérants. On oublie que l'intégrisme catholique a été majoritaire en Europe durant de nombreux siècles. L'évolution historique et l'apparition de la démocratie ont fini par faire régresser l'intolérance religieuse. Je pense que les Musulmans peuvent connaître la même évolution. Aucune religion n'est ni absolument tolérante, ni absolument intolérante.
Que pensez-vous de la thèse qui dit que le Christianisme contient le concept laïque en puissance dès Jésus-Christ lui-même, alors que l'Islam est beaucoup plus rétif à cela ? Je pense que la différence historique est plutôt dû à l'institution ecclésiastique. L'idée qu'il y a un roi de l'Eglise face à un roi civil introduit déjà la séparation des deux champs. S'il n'y avait pas de hiérarchie religieuse dans le Christianisme, l'idée de séparation serait beaucoup plus difficile.
Comment expliquez-vous que le Chiisme musulman, qui connaît une certaine forme d'église, a produit une théocratie ? Je ne crois pas aux explications essentialistes. Les circonstances historiques sont déterminantes. Entre la fondation de l'Eglise catholique et l'émergence de la démocratie en Europe, il y a plus de quinze siècles. Il n'y a pas de relation mécanique.
Quelles seraient les circonstances historiques qui pourraient amener les pays musulmans à la laïcité ? Il faudrait œuvrer pour une laïcité qui serait adaptée et acceptée par la culture musulmane. Un laïcisme dictatorial et imposé par les armes n'est pas viable.
Beaucoup d'intellectuels musulmans craignent que la démocratie ne favorise que l'intégrisme. Qu'en pensez-vous ? Si l'intégrisme prospère, cela ne peut être que pour des raisons sociales. La faute n'est pas à la démocratie, mais à l'organisation sociale. Quelqu'un comme Chavez a été élu par les urnes et il n'est pas le meilleur exemple pour la démocratie. Les pays arabo-musulmans vivent une période de transition à laquelle la démocratie devrait s'adapter ; bien qu'étant espagnol je garde un mauvais souvenir des qualificatifs de la démocratie. Franco aimait parler d'une "démocratie organique" et on sait que cette "démocratie" n'avait rien de démocratique. Tout adjectif est limitatif... Franco, comme tous les dictateurs, disait que les Espagnols n'étaient pas encore prêt pour la démocratie. Aujourd'hui on entend la même chose concernant les pays musulmans. En vérité tous les peuples sont prêts pour la démocratie, sauf les dictateurs.
Vous êtes espagnol et basque à la fois. Comment expliquez-vous la persistance des mouvements violents, comme l'ETA, dans des pays démocratiques ? Le séparatisme nationaliste violent existe en Espagne depuis le 19ème siècle. L'Espagne est le plus ancien Etat de l'Europe et en même temps le plus mal ficelé. On avait pensé qu'avec la fin de la dictature et la générosité de la jeune démocratie face aux revendications nationalistes, le terrorisme allait cesser. Pourtant la violence continue toujours.
Les philosophes réfléchissent généralement sur les concepts et vous êtes un philosophe qui veut réfléchir sur la société. Vous représentez un nouveau profil du philosophe en Europe ? D'abord je suis un professeur de philosophie et non un philosophe. Ensuite il y a une philosophie pratique, celle des valeurs, de l'éthique et de la politique. La société, c'est des gens dans la rue. La philosophie doit pouvoir réfléchir sur cela.
On dit que vous êtes un philosophe médiatique. Est-ce qu'il n'y a pas là un risque de dépréciation de la parole et de la pensée du philosophe ? La philosophie, depuis Socrate, a toujours cherché l'agora, l'espace public. Aujourd'hui la place publique est représentée par les médias. On doit parler aux gens là où ils sont. Les gens sont dans l'Internet, dans la télévision, dans la radio. L'idée de parler uniquement à un petit groupe de spécialistes est très narcissique mais très peu efficace. Cela étant dit, les grands créateurs intellectuels sont toujours nécessaires. On a besoin des deux.
Pourquoi avez-vous choisi dernièrement de passer du champ d'engagement intellectuel à celui de la politique ? Je me suis toujours senti engagé politiquement. A l'époque de Franco, j'étais dans l'opposition. Ensuite je me suis engagé dans le mouvements "Basta" contre le terrorisme. Mais ce type d'engagement a atteint ses limites pour moi. On ne peut pas toujours répéter la même chose. Je pense qu'une autre voie est possible. L'unique discours qu'on entend en Espagne de la part des deux grands partis politiques -le parti populaire et le parti socialiste- est celui-là : l'autre est pire que moi. C'est un sectarisme ennuyeux, surtout pour la jeunesse. Nous voulons introduire un discours différent.
Quel est votre positionnement sur l'échiquier politique espagnol ? Nous sommes plutôt progressistes. Le progrès prend des éléments de la gauche et de la droite en même temps. Il y a aussi des réactionnaires à gauche et à droite. Le progrès c'est lutter contre la tyrannie, la misère et l'ignorance. Ce sont les trois maux fondamentaux de toute société.
Face à la menace terroriste islamiste, comment jugez-vous le comportement des sociétés occidentales : plus d'ouverture ou plus de repli identitaire ?
Les deux à la fois. Il est vrai qu'après les attentats de Madrid de mars 2004 il n'y a eu aucune réaction anti-arabe ou anti-musulmane dans la population. C'est une source de fierté pour moi. Mais, avec le temps et la multiplication des actes terroristes, on arrive peu à peu à un portrait robot de l'ennemi : c'est l'arabo-musulman. En Espagne, par exemple, on n'a pas d'extrême droite xénophobe depuis la mort de Franco, mais aujourd'hui on commence à entendre des voix anti-immigrés. On ne doit pas cacher cette réalité.La tolérance, c'est un combat au quotidien, ce n'est jamais gagné d'avance...Il n'y a de tolérance que si l'intolérable n'est pas toléré. Si on tolère l'intolérable, c'est la tolérance qui recule et non l'inverse.
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