Qu'avons-nous appris de Claude Lévi-Strauss?

Publié le par lenuki

© Pascal Pavani-AFP

Deux philosophes et un neurobiologiste évoquent l'apport de l'oeuvre de Lévi-Strauss dans la pensée moderne, tout en exprimant leur admiration.


André Comte-Sponville « Les trois leçons de Lévi-Strauss »Philosophe, dernier ouvrage paru : « Le miel et l'absinthe. Poésie et philosophie chez Lucrèce » (Hermann, 2008).

Ce que je retiens de Claude Lévi-Strauss ? Trois leçons principales : la critique du sujet ; une éthique du désespoir ; une esthétique du refus et de l'admiration.

La critique du sujet, chez lui, est double : elle est le fait de l'ethnologie (par le décentrement que cette dernière suppose), mais aussi du structuralisme (qui pense le sujet comme effet, jamais comme principe). Il n'y a pas d'ego substantiel, et cela met l'égoïsme à sa place-celui de l'illusion.

Cela nous mène à l'éthique et au désespoir. Si le sujet n'est rien que l'ensemble des illusions qu'il se fait sur lui-même, il n'y a rien à en attendre, ni salut ni sens. Reste alors à le connaître ( « le but dernier des sciences humaines n'est pas de constituer l'homme, mais de le dissoudre » ) et à s'en déprendre, autant qu'on peut. Le paradoxe est qu'on n'en devient que plus humain, comme on le voit chez Montaigne, comme on le voit chez Bouddha, et ce sont là les vrais maîtres (plus que Rousseau) de Lévi-Strauss, du moins lorsqu'il consent, souvent à la fin de ses livres, à philosopher un peu...

Enfin, l'esthétique du refus et de l'admiration. Quand tout le monde célébrait les avant-gardes, Lévi-Strauss eut le courage d'exprimer le peu d'estime qu'il avait pour l'art de notre époque, depuis le « métier perdu » des peintres jusqu'à « l'insupportable ennui qu'exsudent les lettres contemporaines » . Cela nous renvoyait aux vrais maîtres : Montaigne, Poussin, Bach, Mozart, Rousseau... Le refus et l'admiration vont ensemble. C'est ce qu'on appelle le goût, et le dégoût. Cela ne va pas sans courage. Celui de Lévi-Strauss nous en donna.

Tzvetan Todorov « L'art de la science »Linguiste et philosophe, dernier ouvrage paru : « L'esprit des Lumières » (Le Livre de poche, 2008).

Lorsque je suis arrivé en France, au début des années 60, la pensée de Claude Lévi-Strauss m'est apparue comme la production la plus attirante de la vie intellectuelle française. Cet attrait avait deux grandes raisons. La première était que son oeuvre donnait leur titre de noblesse aux sciences humaines et sociales, face aux traditions purement philosophiques ou littéraires. J'étais ébloui, et je n'étais pas le seul, par la manière qu'avait Lévi-Strauss de prendre en considération une très grande quantité de faits empiriques et d'en tirer des conclusions qu'il savait exprimer dans un langage rigoureux. Le mot « structural » symbolisait pour nous cette avancée au-delà des formules abstraites des uns et des impressions floues des autres. La seconde raison avait partie liée à l'« anthropologie » : les cultures des peuples étrangers au monde occidental, en particulier des peuples sans écriture, y accédaient à la même dignité que notre propre culture. L'ethnocentrisme européen y prenait un sacré coup.

Quarante ans plus tard, ces batailles ne sont plus d'actualité. D'un côté, les idées de Lévi-Strauss sont comme le grain qui meurt, dans la parabole évangélique : elles sont passées dans le sens commun. D'un autre côté, relues aujourd'hui, certaines de ses formules suscitent l'interrogation. Son relativisme radical, proclamé plutôt que pratiqué, est indéfendable ; son antihumanisme-le refus d'accorder un privilège à l'espèce humaine au sein du monde vivant, de reconnaître une quelconque autonomie au sujet individuel-est excessif ; sa prétention scientifique, plaçant l'analyse structurale aux antipodes de toute interprétation, ne me paraît pas fondée. Il est vrai qu'on trouve, dans l'oeuvre même de Lévi-Strauss, de quoi réfuter les conclusions maximalistes qu'on se plaît parfois à en tirer.

J'éprouve toujours une admiration pour cette oeuvre, mais les raisons en sont autres que par le passé. Lévi-Strauss incarne maintenant pour moi la possibilité de passer outre la séparation conventionnelle du savant et de l'artiste. Il a su montrer que la pensée mythique n'est pas moins forte que celle des savants ; et il l'a fait dans des livres dont la beauté n'est pas moindre que celle des romans. Je lui en suis reconnaissant.

Jean-Didier Vincent « La cuisine, emblème de la culture » Neurobiologiste, dernier ouvrage paru : « Voyage extraordinaire au centre du cerveau » (Odile Jacob, 2007).

C laude Lévi-Strauss est un monument que l'on peut mettre, me semble-t-il, sans hésiter à côté des grands fondateurs de la pensée sociologique et anthropologique française : Emile Durkheim, Marcel Mauss, Gabriel Tarde. De ce point de vue, il a marqué de son empreinte tout un pan de la vie intellectuelle française et internationale.

Sa pensée reste présente à travers ses successeurs, qui ne sont sans doute pas des disciples au sens strict, mais qui manifestent que son sillage est suffisamment riche et puissant pour que des entreprises nouvelles s'y installent et le fécondent.

De mon point de vue de biologiste, ce qu'il a écrit sur la prohibition de l'inceste, les systèmes de parenté et la manière dont ces éléments définissent les structures sociales et culturelles fondamentales paraît profondément juste et représente un apport incontestable. Bien sûr, on peut toujours identifier dans le régime animal telle ou telle structure de parenté ou tel interdit qui rappelleront cette dimension culturelle ; reste que la configuration qu'il a décrite désigne, me semble-t-il, très correctement le propre de l'humanité de l'homme. La question de savoir quelles en sont les origines est un tout autre débat : faut-il y voir les effets d'un processus biologique ou le signe d'une spécificité irréductible de l'espèce humaine ?

Du côté de son étude des mythes, c'est son analyse de l'importance de l'élaboration culinaire dans le processus culturel qui m'apparaît capitale. L'origine de la cuisine, des manières de préparer et de consommer les mets, des règles d'hygiène : toutes ces médiations culturelles, que nous effectuons sans y penser, manifestent, peut-être plus profondément que toute autre chose, notre humanité.

OEuvres

Les structures élémentaires de la parenté Paris, PUF, 1949.

Tristes tropiques Paris, Plon, 1955.

Anthropologie structurale Paris, Plon, t. I, 1958 ; t. II, 1973.

La pensée sauvage Paris, Plon, 1962.

Mythologiques 4 vol., Paris, Plon, 1964-1971.

Le regard éloigné Paris, Plon, 1985.

La potière jalouse Paris, Plon, 1985.

Saudades do Brasil Paris, Plon, 1994.

Sur Claude Lévi-Strauss

Claude Lévi-Strauss, de Denis Bertholet, Plon, 2003.

Les cahiers de l'Herne, n°81, Claude Lévi-Strauss, sous la dir. de Michel Izard, 2004.

 

 

Publié dans philosophie auteurs

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article