Europe et identités des peuples
Les identités troublées des Européens, par Thomas Ferenczi LE MONDE | 19.06.08 | 13h40
près le double non de la France et des Pays-Bas au projet de Constitution
européenne, le rejet par l'Irlande du traité de Lisbonne montre, une fois de plus, qu'une large partie des opinions publiques se méfie de l'Europe. Certes les peuples n'ont pas voté contre l'idée
européenne mais contre une réforme des institutions qu'ils jugeaient au mieux incompréhensible, au pis dangereuse. Il n'empêche qu'au-delà du texte qui leur était soumis ils ont surtout exprimé,
à en juger par les débats des campagnes référendaires, leur refus de l'Europe telle qu'elle est, ou telle qu'ils la perçoivent.
Il est vrai que trois référendums négatifs ne permettent pas d'affirmer qu'une majorité d'Européens sont désormais hostiles à l'Union. Mais on sait bien que la plupart des pays qui ont opté pour une procédure parlementaire ont voulu éviter, par crainte d'un échec, l'épreuve d'une consultation populaire. On sait aussi que partout sur le Vieux Continent montent des forces qui contestent les orientations de la construction européenne. Il est aujourd'hui difficile de nier que l'Europe se heurte à une opposition croissante dans un grand nombre de pays.
Olivier Rozenberg, chercheur au Centre d'études de la vie politique française (Cevipof), rappelle, dans Les Résistances à l'Europe (Justine Lacroix et Ramona Coman, Université de Bruxelles, 2007), qu'en France le projet européen est la cible de quatre idéologies critiques. La première est l'europhobie d'extrême droite, fondée sur la défense d'un "nationalisme fermé" qui entretient notamment la peur de l'immigration et de l'islamisation. La deuxième est le souverainisme républicain qui, à droite comme à gauche, défend la nation comme lieu exclusif de la démocratie. La troisième est, selon l'auteur, le "localisme ruraliste", qui combat l'Europe au nom de la région ou du village. La quatrième est l'"antilibéralisme altermondialiste", qui récuse la logique de marchandisation.
Ces courants d'idées sont également présents, sous des formes variées, dans beaucoup de pays européens, où ils se conjuguent pour nourrir la suspicion à l'égard de l'Europe, accusée de sacrifier les intérêts des peuples. Ils ne développent pas le même argumentaire, n'obéissent pas aux mêmes convictions, ne s'appuient pas sur la même vision du monde, mais s'ils rencontrent, chacun à sa manière, un tel écho auprès d'une partie de la population, c'est bien que celle-ci est désorientée par la construction européenne et choisit de dire non pour exprimer son malaise.
Ce malaise a de multiples causes. On retiendra l'hypothèse de Paul Magnette, ancien directeur de l'Institut d'études européennes de l'Université libre de Bruxelles (ULB), devenu il y a six mois ministre belge du climat et de l'énergie, pour lequel l'Europe souffre aujourd'hui d'être "dans un entre-deux incertain" (Au nom des peuples, Cerf, 2006). Elle n'est pas et ne sera jamais un Etat, mais elle prétend en même temps dépasser les Etats. Bousculés dans leur relation à leur nation, les citoyens doivent apprendre à s'approprier cette organisation d'un type nouveau.
"De la déstabilisation de sa propre identité à la reconnaissance de l'autre, et de la reconnaissance mutuelle à la solidarité", explique l'auteur, le chemin est long et difficile. Paul Magnette va jusqu'à suggérer que cette transition est appelée à durer. Comme si les non successifs au projet de Constitution puis au traité de Lisbonne étaient des sortes de lapsus, une manière de "dire sans le dire" que les Européens n'aspirent pas vraiment à sortir de l'expérimentation continue.
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