Actualité de la Question juive (Sartre)

Publié le par lenuki

Rétrolecture 1946

"Réflexions sur la question juive"

LE MONDE | 14.07.08 | 15h07  •  Mis à jour le 14.07.08 | 16h57

 

Alors que l'antisémitisme est resté - ou est redevenu - un problème en France, n'est-on pas en droit de s'interroger sur l'actualité de Réflexions sur la question juive (Folio/Essais, 6,80 €), publié en 1946 au sortir de la guerre et de l'Occupation, à un moment où Jean-Paul Sartre était un auteur à succès et un philosophe à la mode ? Non, certes, pour ceux qui considèrent que la haine antijuive a changé de nature à la fin du XXe siècle et qu'il faut désormais la désigner d'un autre nom (la "judéophobie") et l'attribuer à de "nouveaux acteurs" fondamentalistes musulmans, voire anciens colonisés, et non plus exclusivement aux chrétiens ou Occidentaux. Mais pour les autres ?

Rédigé par Sartre en 1944 alors que la France est libérée mais que l'horreur des camps n'a pas encore été révélée au monde dans toute son ampleur, Réflexions se présente comme un essai et un manifeste magnifiquement écrit. Ce n'est pas le fruit d'un travail de terrain comme ceux que s'efforce, à la même époque, de réaliser la sociologie américaine. Par son acuité pourtant, ce petit livre suscitera l'admiration d'un des artisans de ces enquêtes, le philosophe allemand exilé aux Etats-Unis Adorno, qui jugea le travail de Sartre "remarquable".

La thèse, exprimée avec tout le tranchant du style sartrien, peut se résumer comme suit : la source de l'obsédante "passion" antijuive (pour la distinguer d'une "opinion" ou d'un simple "préjugé") ne doit pas être recherchée dans les faits et gestes des victimes juives, mais dans l'étude de leur persécuteur - l'antisémite -, dont la première partie propose un "portrait". Cette révolution copernicienne, qui retourne l'objectif sur l'acteur et non plus sur l'objet de la haine, demeure un des grands acquis des Réflexions. Auprès d'une communauté juive isolée et traumatisée, le livre recevra un accueil enthousiaste. Un Claude Lanzmann ou un Pierre Vidal-Naquet y ont trouvé l'air du temps plus respirable...

Ce qui est moins actuel et a fini par peser sur le propos généreux de Sartre provient de ses références incontestablement datées. La réduction phénoménologique à des figures ("le juif", "l'antisémite", "le démocrate"), le recours sporadique à la psychologie des foules, un vocabulaire encore heideggérien (la distinction entre juif "authentique" et "inauthentique"), une sorte de marxisme rudimentaire : voilà autant d'aspérités pour un lecteur d'aujourd'hui.

Enfin, hormis une brève allusion au camp d'extermination de Maïdanek et au "sang juif" versé par les nazis, ce qu'on appellera plus tard la Shoah est peu présent, alors qu'un Georges Bataille dans sa recension de Réflexions pour la revue Critique (mai 1947) a, lui, déjà perçu la centralité d'Auschwitz ("L'image de l'homme est désormais inséparable d'une chambre à gaz", écrit-il).

L'idée forte, sur laquelle Sartre reviendra d'ailleurs dans son dialogue de 1980 avec Benny Lévy, consiste à affirmer que "le juif" est une créature de "l'antisémite". Cette théorie de "l'être par l'autre" a donné lieu à d'interminables controverses. Certains en viendront à accuser l'auteur de L'Etre et le Néant de voir dans les juifs un peuple sans histoire ni civilisation propre.

De fait, les mots employés par Sartre charrient parfois des scories d'un autre âge : les juifs y sont définis comme une "race" dont le seul point commun consiste en des traits physiques partagés. On parle d'une "question" juive, certes posée par les non-juifs, qui se voient, eux, définis comme "Aryens" ou "chrétiens". Pour autant, le recours à ce vocabulaire d'époque justifie-t-il que l'on minimise l'allergie militante et courageuse de l'auteur à tout antisémitisme ? Sûrement pas. D'autant que Réflexions inspire de façon critique, en 1952, Peaux noires et masques blancs du psychiatre Frantz Fanon.

Quant aux modèles de juifs disséminés dans Réflexions, on sent qu'ils renvoient pour l'essentiel aux propres rencontres de Sartre. A commencer par le très assimilé Raymond Aron, cofondateur des Temps modernes, reconnaissable sans être nommé. Que son ancien condisciple de l'Ecole normale ait été, à Londres, un véritable résistant fait d'Aron un juif éminemment "authentique", aux yeux de Sartre. Parce qu'au même titre que le sioniste, le juif résistant assume son "être en situation" de persécuté au lieu de chercher à dissimuler sa "surdétermination" d'exclu.

Beaucoup des reproches récents adressés à l'ouvrage semblent négliger une évidence : le propos sartrien ne vise nullement à anticiper sur le réveil culturel juif des années 1960-1970 ni à répondre à une conscience publique du génocide, d'autant plus éloignée des esprits de 1946 qu'on se refusait alors à établir la moindre distinction entre déportation "politique" et "raciale".

L'objet de Sartre n'était pas de disserter sur un judaïsme qu'il ne connaissait ni ne prétendait connaître mais bien sur un antisémitisme qui venait de prendre la forme de la persécution légale pendant la période de Vichy, dont le souvenir encore lancinant imprègne à l'évidence ces pages. Un antisémitisme qui, contre toute attente, perdurait après la Libération. C'est cette redoutable capacité de survie et d'adaptation que reflète l'appel final à considérer que cet "archaïsme prélogique" "n'est pas un problème juif : c'est notre problème".

Voilà bien qui conserve à ce texte plus que sexagénaire une réelle fraîcheur. Les juifs, remarque Sartre, ont dans les antisémites des adversaires acharnés et dans le "démocrate" un tiède défenseur. "Le démocrate a fort à faire : il s'occupe du juif quand il en a le loisir ; l'antisémite n'a qu'un seul ennemi, il peut y penser tout le temps ; c'est lui qui donne le ton", écrit Sartre. Tant que ce déséquilibre persiste, l'injonction sartrienne en faveur d'un libéralisme vigilant, qui tient compte de la spécificité "concrète" de la question antisémite au lieu de camper sur les abstractions de son propre idéal du Bien, donnera toujours matière à réfléchir.

 

Nicolas Weill

 

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