Aristote (Le Monde des livres)

Publié le par lenuki

Entretien avec Bernard Sichère

Aristote : se tenir dans la lumière de l'être

LE MONDE DES LIVRES | 17.07.08 | 12h11  •  Mis à jour le 17.07.08 | 12h11

 

Quelle est la place d'Aristote et de sa pensée dans votre propre itinéraire philosophique ?

Disons que mon coeur, depuis ma classe de philo à Louis-le-Grand, allait spontanément à Platon. Le choc a été pour moi, en 1966, la lecture obligée de La Métaphysique d'Aristote pour l'agrégation. Je découvrais là quelque chose de profondément nouveau, de difficile, de hérissé - la langue d'Aristote n'a pas en effet les beautés de la langue platonicienne. La vie, par la suite, m'a éloigné de ces trésors pour des choses beaucoup moins essentielles (le structuralisme, la psychanalyse, le marxisme), mais la découverte, plus tardive, du cours d'Heidegger consacré au livre Thêta de La Métaphysique a été un éblouissement. Je me suis dit, moi qui en étais resté à la traduction de Jules Tricot, parfaitement cohérente mais entièrement tributaire de la langue scolastique : on peut donc entendre et faire entendre, en rompant avec tout un style d'interprétation académique, ce que ce texte a de bouleversant, d'inventif, de prodigieux. C'est sans doute ce qui m'a donné récemment l'envie de me jeter dans cette aventure risquée de retraduire entièrement à neuf ce texte redoutable et morcelé, aventure que je souhaite à présent mener à son terme.

Ce qu'il y a là de prodigieux ? Pas seulement la question de "l'étant en tant qu'étant" (c'est-à-dire ce qui apparaît, ce qui vient en présence), qui est le coup d'envoi de ce que nous appelons la métaphysique occidentale, mais encore la déclinaison des modes de la venue en présence et la distinction de l'"acte" et de la "puissance", pour parler le latin scolastique, ou, pour parler le grec concret d'Aristote, de la "capacité" et de l'"être à l'oeuvre", energeia, qu'il appelle aussi entelekheia, "l'être en accomplissement".

On touche là quelque chose de saisissant et de totalement étranger à notre chère distinction entre "sujet" et "objet", qui a décidément la peau dure : la pensée du mouvement interne par lequel tout ce qui est (une fleur, un cheval, la vie d'un homme) s'efforce d'atteindre son télos, c'est-à-dire son point de perfection, ce en vue de quoi il existe et vers quoi il est appelé à être depuis toujours. D'une part l'homme est inséré dans l'entier de l'étant, dans le mouvement d'ensemble de ce grand règne dont il n'est qu'une partie, et dans le même temps il est appelé à quelque chose de tout à fait unique au sein de ce règne : appliquer cette capacité à penser, qui est sa vertu propre, de manière à envisager (theôrein) ce qui est toujours (le "divin") et dont il doit se rapprocher autant qu'il le peut. C'est ce dernier point que certaines théologies, chrétiennes (saint Thomas) et musulmanes (Avicenne, Averroès), ont eu à coeur de développer en se réclamant, non sans malentendus, de ce qu'on a longtemps appelé la "théologie d'Aristote".

Quel est le texte d'Aristote qui vous a le plus marqué, nourri, et pourquoi ?

Je dirai, là encore : La Métaphysique, en particulier le livre Zêta, qui concentre la définition de l'ousia, de la "présence" de ce qui est, et le livre Lambda, qui porte sur la nature du dieu comme vie bienheureuse et pensante. J'ai bien conscience qu'en disant cela je ne parle ni de la célèbre Ethique à Nicomaque, ni des textes politiques. Mais je crois qu'il est tout à fait impossible de donner à cette Ethique, comme à ces considérations politiques, toute leur dimension si l'on ne part pas de ce qui constitue le coeur de la pensée grecque : la manière dont cette pensée considère l'homme comme n'étant ni le sommet de la Création (de fait, il n'y a pour les Grecs aucune Création et aucun anthropocentrisme non plus), ni un être voué à dominer l'ensemble de la nature.

Pourquoi l'Ethique à Nicomaque se termine-t-elle par l'apologie de l'existence "théorique", pour reprendre le mot grec, c'est-à-dire celle qui se voue à la saisie pensante de ce qui est, en particulier de ce qui est au plus haut point présence - les astres et les dieux ? Qu'est-ce qui permet à cet art d'envisager ce qui est en le nommant, cette "prise en vue" refusée par ailleurs aux plantes et aux animaux qui sont toutefois des vivants comme nous ? Réponse : le logos. Non pas la "raison", comme on traduit trop souvent, mais la parole, puisque le propre de la pensée est de répondre à ce qui se présente à nous (olivier, cheval ou déesse) en le nommant. Ce qui se présente est ce que Aristote appelle l'étant, to on, et le logos est l'élément au moyen duquel nous déclarons cette présentation. Le fait que tout ce qui est se présente à nous de manière à être épelé selon les modes de cette "déclaration", Aristote, comme son maître Platon, l'appelle alêtheia, autrement dit : ce qui sort de son retrait pour venir dans la lumière. La "philosophie" est l'interminable méditation de cette lumière.

Où, selon vous, cet auteur trouve-t-il aujourd'hui son actualité la plus intense ?

J'ai envie de répondre spontanément : en philosophie, c'est-à-dire partout. La pensée de ces gens qui ont inventé la philosophia, le zèle pour le vrai savoir, n'est pas, en effet, un ensemble de recettes qu'on puisse s'approprier en les logeant dans les différentes rubriques de notre efficacité technique : politique, morale, logique, psychologie, etc.

Ce que nous avons perdu, c'est cette évidence que les "parties" de la philosophie forment en vérité un tout inséparable. Un tout qui a à voir avec le logos, avec la parole au sein de laquelle l'homme, qui n'en est nullement le propriétaire mais l'obligé (ce que savent encore, à leur manière, les psychanalystes) peut faire venir au jour la relation qui convient avec l'être et avec les dieux. Nous n'avons plus désormais aucune relation avec l'être (nous sommes perdus dans l'instrumentation technique de l'étant et de l'homme lui-même comme stock calculable) et nous n'avons plus guère de curiosité non plus pour ce que les Grecs appelaient "les Divins" ou "le Dieu". Or sans ces Divins, il n'y a pour un Grec comme Aristote ni politique, ni éthique qui tienne. Car "éthique" veut dire en grec : le séjour qui est digne de l'homme en tant qu'il se tient dans la lumière de l'être. Et "politique" veut dire : installation d'un tel séjour sous la forme d'une communauté que noue la philia, l'amitié réciproque, sous le regard des dieux, communauté réglée au sein de laquelle l'homme va pouvoir déployer son télos, son accomplissement.

Voilà pourquoi la politique est impensable sans l'éthique, et l'éthique à son tour sans la pensée "métaphysique" de l'être de l'homme comme parlant au sein du règne entier de l'étant. Les Divins se sont retirés, l'amitié n'est plus du tout ce sur quoi nous envisageons de fonder une communauté (ce qui ne veut pas dire qu'elle ne nous manque pas terriblement), et le mot "démocratie" lui-même, que nous devons à ces gens lumineux, est tous les jours traîné dans la boue. Lire Aristote permet au moins de faire une pause méditative sur le chemin, qui n'est pas fatal, de cette désagrégation. Il me semble que Michel Foucault, sur le tard, est revenu vers l'éclat de cette aurore qui fut chère à Nietzsche : trop tard sans doute...

 

Propos recueillis par Jean Birnbaum


Repères

Né en 384 avant notre ère à Stagire, en Macédoine, mort en 323 à Chalcis, Aristote est le fils d'un médecin et d'une sage-femme. On sait peu de chose de sa vie, entièrement consacrée à l'étude, à l'écriture et à l'enseignement. Deux faits marquants sont à retenir : Aristote fut durant vingt ans le disciple de Platon avant de critiquer son maître, et il fut aussi le précepteur du futur Alexandre le Grand.

Il organisa l'ensemble des savoirs en une série de disciplines ordonnées, s'ouvrant par la logique, considérée comme outil indispensable pour toutes les connaissances, et s'appuyant sur la "philosophie première", la métaphysique. Ses travaux l'ont conduit également à renouveler la physique, la rhétorique, la politique, l'éthique, et à fonder les sciences de la vie.

Car Aristote n'est pas seulement un penseur spéculatif. C'est aussi un observateur, un esprit attentif aux réalités les plus diverses. Son influence s'est donc exercée dans des disciplines multiples, et ses concepts ont marqué toute l'histoire de la pensée. Bon nombre de notions que nous utilisons couramment ont été inventées par Aristote, comme l'opposition entre ce qui est "en puissance" et ce qui est "en acte".

L'ensemble de son oeuvre a profondément marqué la philosophie de langue arabe avant de revenir en Europe où elle finit par devenir, au Moyen Age, la référence principale de l'Eglise. Aujourd'hui, c'est sans doute son éthique qui demeure pour nos contemporains la part la plus accessible et la plus vivante de sa pensée.

 

Politique du bonheur, par Carole Widmaier

LE MONDE DES LIVRES | 17.07.08 | 12h11

 

ristote est une référence difficile à contourner en classe de terminale lorsqu'il s'agit de déterminer si l'organisation politique peut être dite naturelle ou artificielle. Deux questions essentielles se posent : peut-on penser une continuité entre la nature humaine et la cité, ou bien la cité est-elle le résultat d'une décision visant par exemple à sortir d'une situation naturelle intenable ? Comment comprendre l'institution de relations de pouvoir entre les hommes ?

Avec Aristote, nous apprenons que "l'homme est un animal politique" ; c'est ainsi que la progression semble toute naturelle, de la forme la plus élémentaire de la vie sociale (le couple) jusqu'à sa forme la plus élaborée (la cité), en passant par la famille et le village. L'intérêt principal de cette formule réside dans l'occasion qu'elle offre aux élèves de tempérer la dissociation qu'ils opèrent en général entre bonheur et politique : la recherche du bonheur n'est pas seulement un enjeu privé ; c'est dans l'existence politique que l'homme pourrait atteindre sa fin la plus haute en réalisant son bonheur propre. Cette pensée du bonheur politique est d'ailleurs indissociable du concept aristotélicien de nature : la nature d'un être n'est pas ce dont il part, mais ce vers quoi il tend. C'est ainsi que la vertu propre à l'homme résidera dans le bon usage de sa raison, que ce soit en philosophie (dans la contemplation) ou en politique (dans la délibération).

Mais la dimension hiérarchique et dissymétrique des rapports sociaux et politiques invite à envisager une pluralité de vertus, de perfections ou encore de natures en fonction du rôle de chacun : celui qui commande bien et celui qui obéit bien diffèrent selon Aristote par nature. C'est au sein de la famille que les élèves pourront voir le plus clairement à l'oeuvre cette institution naturelle de l'autorité, sous ses trois formes : magistrale, maritale et parentale. Ce même concept de nature qui permettait de penser l'homme en fonction de ses fins les plus hautes vient donc ici poser problème. Car l'effet est généralement immédiat : les élèves ne peuvent accepter l'existence d'esclaves par nature. On pourrait leur répondre simplement que c'est une question d'époque, et qu'Aristote ne dirait plus cela aujourd'hui. Mais il semble plus fécond de faire droit à cette réaction, et de mettre en évidence, chez Aristote, un usage de ce que l'on peut appeler l'argument de nature.

Une perspective se trouve alors ouverte : dans la démarche rationnelle de légitimation menace toujours le danger d'un travail de justification, par le concept de nature, d'une certaine vision de l'ordre social juste. Des rapports de domination peuvent se trouver masqués par l'affirmation de rapports naturels d'autorité : ainsi du rapport maître-esclave, mais aussi du rapport mari-femme, qui pourtant ne donne souvent pas lieu à des réactions aussi vives. La réflexion des élèves peut trouver matière à rebondir à partir de ce qu'une théorie donnée ne pense pas, ou bien de ce qu'elle se refuse à penser.


Carole Widmaier est professeur au Lycée Paul-Emile Victor, Champagnole (Jura).

 

 

 

Publié dans philosophie auteurs

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