Autrui

Publié le par lenuki

                                                              

                            Autrui

 

Le monde nous paraît au premier abord être constitué de sujets conscients et d'objets. Si l'objet est, par définition, privé de conscience de soi et de conscience du monde dans lequel il réside, le sujet conscient est celui qui ne se contente pas simplement d'être dans le monde, mais celui pour qui le monde et ce qu'il contient signifient quelque chose. Ni pur esprit, ni corps seul comme peuvent l'être les objets, le sujet peut être dit à la fois dans et hors du monde. Mais qu'est-ce alors en vérité que ce monde ? Un ensemble de choses liées entre elles. Cette feuille est liée à ce livre, cette photo dans mon porte-feuille me relie à un être qui m'est cher, etc...Il apparaît que bon nombre d'objets du monde renvoient à autrui. Ce dernier hante les choses ( je n'ai pas besoin qu'il soit là, cette photo me relie à lui, même en son absence ). Quand je regarde autrui, quand il apparaît dans mon champ de vision. Que vois-je au juste ? Je vois, au premier abord, une chose dans le monde, je vois un corps, un objet du monde. Mais est-ce que le corps d'autrui est un objet comme un autre ?

 

 

Autrui : d'un objet dans le monde à l'homme.

 

Que perçoit-on lorsque nous faisons l'expérience d'autrui ? Un individu se promène dans un jardin public et dépasse une chaise. S'il était une simple chose, il m'apparaîtrait comme un autre des objets du monde qui s'offrent à mon regard, il ne ferait que s'ajouter à eux. Or, de toute évidence, il est bien autre chose qu'un simple corps inerte, c'est un homme. « Le percevoir comme homme, c'est saisir une relation non additive de la chaise à lui » ( Sartre

L'Etre et le Néant ). Mais alors, quelle est la différence entre ces deux « objets » ( la chaise et autrui ) ? Suis-je alors vraiment en présence de deux « objets » ?

Autrui se déplace alors que la chaise reste statique. Certes, les feuilles des arbres que le vent soulève se déplacent aussi. Cependant, leur mouvement reste tributaire, déterminé par des causes extérieures : la force et la direction du vent. L'homme qui marche, lui, a diverses possibilités : il est libre, peut envisager diverses directions pour sa promenade. Autrui peut ainsi être conçu comme une liberté ; dès lors, autrui m'échappe, je ne sais où le mèneront ses pas.

On demande souvent aux individus de «  se mettre à la place d'autrui », mais s'il m'échappe ainsi, puis-je vraiment me mettre à sa place ?

Sans doute est-ce bien impossible, car  si je me mettais à sa place, ce serait encore moi, mais à sa place et je ne serais pas lui ; si j'étais vraiment lui, je ne serais plus moi !

La conscience d'autrui m'est donc inaccessible, je ne sais ce qu'il contemple, quel est son spectacle. Ainsi, je m'aperçois que quelque chose d'autrui m'échappe complètement. Tout d'autrui, cependant ne m'est pas inaccessible puisque autrui est comme moi un sujet.

Mais comment puis-je être certain qu'autrui est, comme moi, un sujet ?

Puisque je ne puis voir à travers ses yeux, il me faut admettre qu'autrui a son propre point de vue. La façon dont la chaise du jardin public m'apparaît n'est qu'une perspective particulière qui est mienne. L'expérience d'autrui, sa rencontre et son analyse m'enseignent que d'autres visions sont possibles. Autrui me montre que mon expérience personnelle n'est pas unique, pire, il m'apprend qu'elle est limitée : ce que je vois n'est pas la totalité du monde, mais le monde tel que je me le représente. Cette expérience confirme également que quelque chose du monde m'est inaccessible : la vision, le sentiment, la pensée, l'intériorité d'autrui, je ne peux y accéder, seulement l'interpréter, ce qui est une première étape dans la connaissance d'autrui.

Une autre  étape de la reconnaissance d'autrui en tant que sujet passe par l'expérience de son regard : en effet, il peut m'observer au même titre que je l'observe. Que voit-il alors ? Puisque autrui est aussi en mesure de me regarder, je ne suis alors, dans un premier temps, qu'un objet pour lui, l'objet de son regard. Si je peux être un objet pour autrui, c'est donc qu'il est un sujet : il est mon alter-ego ( = un autre moi-même ). C'est précisément ce que montre Sartre dans L'Etre et le Néant : il n'y a pas de sujet isolé et solitaire. Une conscience nécessite une autre conscience qui la reconnaisse.

 

 

La reconnaissance d'autrui comme sujet passe-t-elle nécessairement par le conflit ?

 

Finalement, autrui me ressemble beaucoup, et ce qui fait qu'il n'est pas tout à fait moi relève de sa liberté de choix. Que puis-je faire face à cette liberté ? Pour exister comme un sujet à part entière ( libre, désirant, percevant, etc. ) dans le regard d'autrui, il me faut l'affronter, entrer en conflit avec lui. En effet, sans autrui, je ne suis pas encore tout à fait moi. Parce que l'homme est un  être dans le monde, il est également un être parmi les autres hommes. Son identité ne se réalise donc qu'en contact avec les autres hommes et implique la reconnaissance d'autrui. C'est ce qu'illustre la célèbre « dialectique du maître et de l'esclave » de Hegel. Pour Hegel, être reconnu comme libre est le seul moyen de se faire valoir comme libre ; en somme, il faut faire en sorte que l'autre nous pense comme libre. Pourquoi autrui doit-il me reconnaître comme libre pour que je le sois vraiment ?

Pour Hegel, le véritable désir de toute conscience est d'être reconnue par autrui, par une autre conscience. La conscience ne prend consistance, ne se constitue que dans la rencontre avec une autre conscience qui lui résiste, puis la reconnaît. Comment s'effectue la reconnaissance ? En s'imposant à autrui par le biais du conflit, dont la relation maître / esclave est un modèle. Pour Hegel, toute relation humaine est basée sur cette relation conflictuelle, une lutte des consciences pour s'imposer l'une à l'autre qui aboutit à la domination de l'une sur l'autre.

Cependant, la rapport des consciences doit-il nécessairement être conflictuel ? Ne pourrions-nous pas envis            ager des modalités de reconnaissance pacifiques ?

 

 

Autrui : une question morale

 

Autrui est aussi celui qui m'apporte le monde, qui peut me faire partager sa vision du monde. Par le biais de l'amitié ou de l'amour, autrui et moi pouvons construire un projet commun à  travers lequel l'unité de nos deux consciences se fait. Ce type de relation abolit cette distance entre nous qui était source de notre division et de notre  conflit ; à ce moment-là, je puis, en un certain sens, me mettre à sa place, la sympathie que nous éprouvons l'un pour l'autre rend nos différences complémentaires et non exclusives.

Certes, autrui n'est pas moi, il est différent ; cependant, si je reconnais le statut d'ego à autrui, il est mon semblable, mon égal. Comme moi, il est un  être conscient, pensant, sentant. Il a donc droit aux mêmes égards que je revendique pour moi-même. Il doit donc être traité, quel qu'il soit, comme un sujet libre et doué de raison. Ainsi, respecter autrui, c'est respecter l'autre en moi-même et résister à l'indifférence ; ne pas respecter autrui, c'est en un sens agir irrespectueusement envers moi-même en tant que membre participant de l'humanité.

La communication intersubjective est rendue possible dans la mesure où je reconnais en autrui l'expression particulière d'une humanité à laquelle je participe également. C'est sur la prise de conscience de cette communauté d'humanité que peut se construire une éthique et un respect de l'autre. Lorsque Kant écrit : « agis de telle sorte que tu traites autrui comme toi-même jamais simplement comme un moyen, mais toujours en même temps comme une fin », il n'entend pas autre chose. Le respect de soi et celui des autres sont ainsi liés. Chaque homme naît avec de droits inaliénables, je dois respecter ces droits. Je dois également respecter ses différences tout en observant que par-delà ces différences, il est une parenté humaine universelle qui nous rassemble et nous unit. Dans L'Essence du christianisme, Feuerbach écrit que si l'homme « peut se mettre à la place d'autrui, c'est précisément parce qu'il a pour objet, non pas son individualité, mais son espèce, son essence ». Ainsi, l'homme a les moyens de dépasser son égoïsme et de considérer autrui comme une fin ; autrui est alors pour moi l'occasion d'éprouver ma nature morale, de coïncider avec elle en même temps qu'avec moi-même.

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