La solitude (Extrait de Un train de nuit pour Lisbonne)

Publié le par lenuki

solitude dans la foule

« Pendant sa dernière année, il se plaignait souvent de ne pas comprendre en quoi elle consistait, la solitude que nous redoutions tous tellement. Qu’est-ce donc, ce que nous appelons solitude, disait-il, cela ne peut pas se réduire à l’absence des autres, on peut être seul et nullement solitaire, alors qu’est-ce que c’est ? Cela l’a préoccupé sans relâche, que nous puissions être solitaires au milieu de la foule. Bon, disait-il, il ne s’agit pas seulement que les autres soient là, qu’ils remplissent l’espace à côté de nous. Mais même quand ils nous fêtent ou nous donnent un  conseil lors d’une conversation amical, un conseil avisé, intuitif : même alors il se peut que nous soyons solitaires. La solitude n’a donc pas simplement à voir avec la présence des autres, ni non plus avec ce qu’ils font. Avec quoi, alors ? Avec quoi, à la fin des fins ?

« Avec moi, il ne parlait pas de Fatima et de ses sentiments pour elle. L’intimité est notre dernier sanctuaire avait-il coutume de dire. Une seule fois, il s’est laissé aller à émettre une remarque. Je suis couché à côté d’elle, j’entends son souffle, je sens sa chaleur - et je suis terriblement solitaire, disait-il. Qu’est-ce que cela, qu’est-ce que c’est ? »

Solidão por proscrição, solitude par mise au ban, avait noté Prado.Quand les autres nous retirent affection, respect et estime, pourquoi ne pouvons-nous pas tout bonnement leur dire : « Je n’ai pas besoin de tout cela, je me suffis à moi-même » ? N’est-ce pas une forme terrible d’absence de liberté, que nous ne le puissions pas ? Cela ne fait-il pas de nous l’esclave des autres ? A quels sentiments peut-on faire appel contre cela, en guise de barrage, de rempart ? De quelle nature doit être la solidité intérieure ?

(…) SOLIDÃO FURIOSA, FURIEUSE SOLITUDE. Est-il vrai que tous nos actes sont en grande partie déterminés par la peur de la solitude ? Est-ce pour cela que nous renonçons à toutes les choses que nous regretterons à la fin de notre vie ? Est-ce pour cette raison que nous disons si rarement ce que nous pensons ? Pourquoi, sinon, tenons-nous à tous ces mariages désunis, à ces amitiés mensongères, à ces ennuyeux repas d’anniversaires ? Qu’est-ce qui arriverait si nous renoncions à tout cela, si nous mettions fin à ce chantage insidieux et décidions de nous assumer ? Si nous laissions jaillir comme une fontaine tous nos désirs réduits en esclavage et la fureur que nous cause leur servitude ? Car cette solitude redoutée, en quoi consiste-t-elle réellement ? Dans le silence des reproches qui nous sont désormais épargnés ? Dans la nécessité abolie de marcher à pas feutrés, en retenant notre souffle, sur le champ de mines des mensonges conjugaux et des demi-vérités amicales ? Déplorons-nous la liberté de nous asseoir, à table, en face de personne ? L’abondance de temps qui s’ouvre quand se tait le feu roulant des rendez-vous ? Ne voilà-t-il pas des choses merveilleuses ? Un état paradisiaque ? Pourquoi alors en avoir peur ? Est-ce à la fin une peur qui n’existe que parce que nous n’avons pas réfléchi à son objet ? Une peur qui nous a été inculquée par des parents, des professeurs et des prêtres à la tête vide ? Et pourquoi sommes-nous en réalité tellement sûrs que les autres ne nous envieraient pas, s’ils voyaient à quel point notre liberté est devenue vaste ? Et qu’ils ne rechercheraient pas aussitôt notre société ?

 pessoa le livre de l'intranquillité

Publié dans le sujet

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article