Peut-on préférer l'illusion qui réconforte à la vérité qui dérange?

Publié le par lenuki

Analyse de la question

Peut-on : deux sens :

  1. Est-il possible ?
  2. A-t-on le droit de… (moralement, légalement, comme être humain) ?

Préférer : choisir ce qu’on estime être le meilleur ou le plus important. Or le meilleur a rapport avec ce qui est plus que bon, d’où : qu’est-ce que le bon ?

  1. ce qui est source de plaisir (l’agréable). Ce qui nous détermine alors, c’est le désir que nous en avons.
  2. Ce qui est source de satisfaction (l’utile ou l’avantageux pour nous). Ce qui nous détermine alors, c’est le vouloir.

L’illusion : est une croyance qui peut provenir de :

  1. Notre ignorance (auquel cas elle s’apparente à l’erreur)
  2. Notre désir (auquel cas elle n’est pas nécessairement une erreur)

Vérité : jugement correspondant à la réalité.

Or l’illusion n’est-elle pas souvent définie par le fait de « prendre ses désirs pour des réalités » ?

On peut ici remarquer deux choses :

  1. Un choix est proposé, fondé sur une opposition classique en philosophie entre l’illusion et la vérité (cf. Platon, l’allégorie de la caverne). D’où une question : dans quelle mesure peut-on avoir le choix ? Si je suis dans l’illusion, comment puis-je en prendre conscience ou le savoir (rappelons à ce propos que le prisonnier de Platon est tiré avec force du spectacle des ombres sur le mur, apprenant par étapes à entrer en contact avec la réalité… !) ?
  2. Ce choix peut apparaître comme justifié (malgré l’histoire de la philosophie) par l’opposition entre « qui réconforte » et « qui dérange ». Qui, en effet, ne préfère le réconfort à l’inquiétude, le plaisir à la douleur, le bonheur au malheur ? Mais la question n’apparaît-elle pas, alors, trop bien « arrangée ou équilibrée » pour être honnête ?

Questionnement de la question  posée

Remarquons d’abord que la question paraît faussement équilibrée : d’un côté l’illusion (négative) qui réconforte (positif), de l’autre la vérité (positive, surtout en philosophie) qui dérange (négatif).  Ainsi, par exemple, l’illusion peut-elle être maintenue indéfiniment ? N’est-elle pas souvent « rattrapée » par la réalité ?

De plus, dans quelle mesure et à quelles conditions peut-on avoir le choix qu’induit le verbe « préférer » ?

Enfin si on peut avoir un tel choix d’un point de vue existentiel (sens de l’existence, existence ou non de Dieu, par exemple), l’a-t-on d’un point de vue moral ?

L’illusion peut-elle être absolue et définitive ? N’en est-on pas le jouet, voire l’esclave ? Ne faut-il pas en sortir à un moment ou à un autre ? Et alors la vérité, en ce cas, n’est-elle pas plus pénible, le réveil plus douloureux ?

La philosophie n’est-elle pas définie comme recherche de la vérité ? Cette dernière n’est-elle pas, pour le philosophe (le sage), la condition d’un bonheur qui ne soit pas fragile ou illusoire ?

La vérité est souvent présentée par la philosophie comme une valeur, voire une exigence. Mais pourquoi vouloir la vérité ? Vaut-elle, par elle-même, d’être recherchée ? N’y a-t-il pas des valeurs plus hautes, comme la vie, par exemple (cf. Nietzsche) ? L’illusion ne peut-elle pas prodiguer des raisons de vivre (cf. Schopenhauer et le bonheur comme illusion).

A quelles conditions peut-on préférer l’illusion qui réconforte à la vérité qui dérange ? D’un point de vue moral, il semblerait que ce soit difficile. En revanche, d’un point de vue existentiel, n’a-t-on pas le droit de choisir l’illusion réconfortante, pour occulter une vérité qui risquerait, par exemple, de menacer notre équilibre psychique (cf. les conduites de déni) ?

Mais l’illusion n’est-elle pas réconfortante seulement le temps de sa durée ? Or elle n’est pas éternelle. Aussi, lorsqu’elle se dissipe, la réalité n’en apparaît-elle pas d’autant plus cruelle ? La vérité ne risque-t-elle pas de déranger davantage, voire d’inquiéter ou d’être insupportable ?

 

  1. Il est possible de préférer l’illusion à la vérité
  1. Elle peut aider à supporter une réalité source de souffrance ressentie comme intolérable
  2. Elle aide à vivre (elle est même nécessaire à la vie) :

« L'homme crée seulement quand il aime, quand il baigne dans l'illusion de l'amour, c'est à dire, quand il croit de façon inconditionnelle à quelque chose de juste et de parfait.
Si on force quelqu'un à ne plus aimer de manière inconditionnelle, on tranche les racines de sa force.
(…) Tout être vivant a besoin d'être enveloppé dans une atmosphère, dans un voile de mystère ; si on enlève cette enveloppe, si on condamne une religion, un art, un génie à graviter comme des astres privés d'atmosphère, on ne doit pas s'étonner de les voir se dessécher - devenir durs et stériles.
Il en est ainsi de toutes les grandes choses qui ne réussissent jamais sans quelques illusions. (...) Pour parvenir à maturation, chaque peuple, chaque homme même, a besoin d'un tel voile d'illusion, d'une telle enveloppe protectrice. »

                                  Nietzsche, Seconde considération intempestive

  1. L’illusion est source de plaisirs. Elle peut même apparaître comme la condition du bonheur.
  2. Elle peut permettre le progrès (par la croyance dans la réussite possible de nos actions qu’elle entretient
  3. Elle peut être utile en politique. Cf. les lendemains qui chantent » et le rôle de l’utopie

 

Mais le « choix » de l’illusion n’est-il pas risqué ? Est-elle éternelle ?

 

  1. N’est-il pas préférable de choisir la vérité (même dérangeante, car elles ne le sont pas toutes) pour s’éviter des désillusions cruelles ou douloureuses, rendant le contact avec la réalité encore plus pénible et, cette fois-ci, sans espoir de recours ?
  1. Le choix du vrai n’est-il pas une condition du contentement du sage, d’un bonheur qui ne soit pas illusoire ? Cf. Descartes :

« Mais (…) voyant que c’est une plus grande perfection de connaître la vérité, encore même qu’elle soit à notre désavantage, que l’ignorer, j’avoue qu’il vaut mieux être moins gai et avoir plus de connaissance. (…) Ainsi je n’approuve point qu’on tâche à se tromper, en se repaissant de fausses imaginations ; car tout le plaisir qui en revient, ne peut toucher que la superficie de l’âme, laquelle sent cependant une amertume intérieure en s’apercevant qu’ils sont faux. »

                                                   Descartes, Lettre à Elisabeth du 6 octobre 1645.

  1. Le choix du vrai n’est-il pas propre à la science, elle-même condition du progrès technique ? Or certaines vérités scientifiques ne peuvent-elles pas remettre en question certaines croyances sur lesquelles on a fondé sa propre existence, d’aucuns diront même certaines illusions (cf. religions, idéologies)?
  2. Le choix du vrai n’est-il pas la condition de toute liberté authentique ? En effet, l’illusion n’est-elle pas souvent aliénante (nous en sommes les jouets, selon l’étymologie du mot) alors que la vérité est libératrice ? Cf. La psychanalyse : accéder à ce qui, inconsciemment, détermine ce que nous faisons et ce que nous pensons peut nous permettre, pour une partie, de nous libérer de ce déterminisme et en ce sens d’agir et de penser en étant mieux en conformité avec ce que nous sommes.

 

  1. Mais peut-on vraiment parler de choix entre illusion et vérité ?
  1. Le propre de l’illusion n’est-il pas de se masquer comme telle, si bien qu’on en est le jouet sans le savoir ? Et si on ignore être dans l’illusion, étant persuadé d’être dans le vrai, peut-on vraiment parler de « choix » entre illusion réconfortante et vérité dérangeante ? Comment, en effet, en ce cas estimer meilleure l’illusion que la vérité ?
  2. De plus, la vérité absolue ou définitive n’est-elle pas l’illusion suprême ?

Cf. Nietzsche : que se cache-t-il derrière la volonté de vérité sinon un désir de dévaluer, voire de nier la vie (voir la critique de Socrate par Nietzsche) ?

  1. L’illusion est-elle nécessairement réconfortante ? La vérité est-elle nécessairement dérangeante ?
  2. La question posée n’est-elle pas fondée sur l’illusion du « choix » et sur un faux équilibre entre vérité et illusion, rendu par l’opposition qui peut apparaître comme artificielle entre « illusion réconfortante » et « vérité dérangeante » ?
  3. Peut-on se départir de toutes ses illusions sans devenir amer ou cynique ? Peut-on vivre sans illusion aucune, sans croire dans la valeur de la vie, par exemple ?
  1. Selon Kant, il est plus aisé d’agir bien si nous sommes en bonne santé, heureux, à l’abri du besoin et portés vers les autres. Mais ne faudrait-il pas ajouter une condition supplémentaire : une certaine dose d’illusion sur nous-mêmes et sur les autres ? Pourrions-nous agir si nous étions certains de l’inanité de la plupart de nos efforts ?
  2. Un bon usage de l’illusion : conserver quelques rêves susceptibles de nous aider et de nous porter lorsque nous tentons de les réaliser ?
  3. Ne serait-il pas illusoire, au fond, de croire que nous pourrions vivre sans illusion ?

L’essentiel n’est-il pas de pouvoir déterminer quelle dose de vérité nous sommes capables de supporter ?

 

Publié dans raison et réel

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