Déterminisme et fatalisme (texte d'Alain, commenté)

Publié le par lenuki

 

déterminisme

 

 

Texte d’Alain:

 

On peut prédire ce qui arrivera dans un système clos, ou à peu près clos, par exemple dans un calorimètre, dans un circuit électrique, dans le système solaire (…) Il est donc inévitable qu'un esprit exercé aux sciences étende encore cette idée déterministe à tous les systèmes réels, grands ou petits.

Ces temps de destruction mécanique ont offert des exemples tragiques de cette détermination par les causes sur lesquels des millions d'hommes ont réfléchi inévitablement. Un peu moins de poudre dans la charge, l'obus allait moins loin, j'étais mort. L'accident le plus ordinaire donne lieu à des remarques du même genre ; si ce passant avait trébuché, cette ardoise ne l'aurait point tué. Ainsi se forme l'idée déterministe populaire, moins rigoureuse que la scientifique, mais tout aussi raisonnable. Seulement l'idée fataliste s'y mêle, on voit bien pourquoi, à cause des actions et des passions qui sont toujours mêlées aux événements que l'on remarque. On conclut que cet homme devait mourir là, et que c'était sa destinée, ramenant ainsi en scène cette opinion de sauvage que les précautions ne servent pas contre le dieu, ni contre le mauvais sort. Cette confusion est cause que les hommes peu instruits acceptent volontiers l'idée déterministe ; elle répond au fatalisme, superstition bien forte et bien naturelle comme on l'a vu.

Ce sont pourtant des doctrines opposées ; l'une chasserait l'autre si l'on regardait bien. L'idée fataliste c'est que ce qui est écrit ou prédit se réalisera quelles que soient les causes ; les fables d'Eschyle tué par la chute d'une maison, et du fils du roi qui périt par l'image d'un lion nous montrent cette superstition à l'état naïf. Et le proverbe dit de même que l'homme qui est né pour être noyé ne sera jamais pendu. Au lieu que, selon le déterminisme, le plus petit changement écarte de grands malheurs, ce qui fait qu'un malheur bien clairement prédit n'arriverait point. Mais on sait que le fataliste ne se rend pas pour si peu. Si le malheur a été évité, c'est que fatalement il devait l'être. Il était écrit que tu guérirais, mais il l'était aussi que tu prendrais le remède, que tu demanderais le médecin, et ainsi de suite. Le fatalisme se transforme ainsi en un déterminisme théologique ; et l'oracle devient un dieu parfaitement instruit, qui voit d'avance les effets parce qu'il voit aussi les causes.

                                                                          Eléments de philosophie  Gallimard p. 242

 

 

Alain 03

 

Alain, dans ce texte, veut mettre un terme à une erreur communément commise, qui consiste à confondre le déterminisme et le fatalisme. En effet, selon lui, ces deux théories aboutissent à des conclusions opposées : si le déterminisme, comme moyen de connaître le réel, contribue à accroître notre liberté, le fatalisme quant à lui, en nous poussant à ne pas mettre en œuvre les moyens de la réaliser, la rend illusoire. Il s’agit donc de savoir si la liberté humaine reste possible, bien que nous soyons soumis, comme tous les autres êtres naturels, à un enchaînement nécessaire de causes et d’effets. Si tout ce qui advient résulte de causes nécessaires, est-ce à dire pour autant que tout est écrit d’avance ? La compréhension du réel que permet le déterminisme rend-elle la liberté illusoire ou, au contraire, permet-elle de la fonder et de la réaliser ?

Dans un premier temps (de « On peut prédire … » à « mais tout aussi raisonnable »), Alain explicite la genèse de l’idée de déterminisme dans l’esprit populaire à partir d’événements humains vécus (exemples de l’obus ou de l’accident)

Dans un second temps (de « Seulement l’idée fataliste… » à « superstition bien forte et bien naturelle comme on l’a vu »), Alain explique la confusion ordinaire entre déterminisme et fatalisme, cette dernière théorie transformant la nécessité causale en destinée inéluctable.

Dans un troisième temps, enfin, (de « Ce sont pourtant des doctrines opposées » à la fin du texte) Alain dissipe la confusion par des définitions claires du déterminisme et du fatalisme, ainsi que par leurs conséquences opposées, puisque le déterminisme permet la liberté par la compréhension du réel, en rendant possible ainsi l’action humaine sur celui-ci, tandis que le fatalisme rend la liberté humaine illusoire, en rendant vaine et inutile toute action humaine sur le réel, puisque ce qui devait arriver arrivera, quoi qu’on fasse.

Selon Alain, le déterminisme est d’abord un principe propre aux sciences de la matière (physique ou chimie par exemple). Celui-ci n’est valide que dans le cadre d’expérimentations rigoureuses, concernant des « systèmes clos », donc clairement délimités. Un système clos (exemples donnés par Alain : « calorimètre, circuit électrique ou système solaire ») est un système dont les causes sont aisément analysables. Mais qu’est-ce que le déterminisme ? Ce concept désigne la thèse selon laquelle les phénomènes naturels sont complètement dépendants les uns par rapport aux autres, de manière que, dans les mêmes conditions, les mêmes causes produisent les mêmes effets et sont par là-même soumis à des lois invariables, ce qui permet leur prédictibilité. Il s’agit donc, d’un strict point de vue méthodologique, de dégager des enchaînements nécessaires (= qui ne peuvent pas ne pas se produire ou se produire autrement qu’ils sont) de causes et d’effets permettant de prévoir certains phénomènes naturels et d’en établir les lois. Evoquer des « systèmes clos », c’est donc faire preuve de prudence méthodologique, excluant l’extension du déterminisme à l’ensemble de tous les phénomènes du réel, ou de tous les événements possibles. Or le sens commun ne fait pas preuve d’une telle prudence scientifique : il étend « cette idée déterministe à tous les systèmes réels, grands ou petits ». Or, à propos des systèmes complexes, dont les causes ne sont pas si facilement repérables, décomposables ou sont trop nombreuses pour être toutes prises en compte, la prédiction peut-elle être aussi fiable ? Malgré cela, Alain reconnaît qu’une telle extension est « inévitable ». Mais est-elle pour autant pertinente ? Ne passe-t-on pas ici, de manière illégitime, des sciences de la matière à cette « science de l’absolu » qu’est la métaphysique (cf. Auguste Comte) ? De plus, par cette extension, le déterminisme ne concerne plus la connaissance scientifique (où il est légitime) mais les actions humaines. Or n’est-ce pas ce passage qui peut expliquer le glissement progressif du déterminisme au fatalisme (généralisation de celui-ci de la connaissance à l’action, de la théorie à la pratique) ? La nécessité, ici, ne se situe plus dans le jeu de causes et d’effets permettant de connaître le monde matériel (jeu lointain, indifférent) mais dans le cadre de ce qui nous arrive, des événements qui nous concernent au plus près, comme la mort qu’évoque Alain dans ses exemples, qui caractérise le tragique de la condition humaine (la guerre, atroce, de 14/18, mais aussi les accidents qui peuvent survenir et faucher brutalement une vie humaine). Lorsque les causes qui peuvent avoir des effets aussi néfastes, voire définitifs, nous touchent d’aussi près, comment rester indifférent et objectif, comme on peut l’être dans le champ de la connaissance scientifique (avec des nuances bien soulignées par Bachelard sous la forme d’ «obstacles épistémologiques ») ? Le déterminisme, alors, prend un sens différent : de principe explicatif, il devient « fatum » ou destin engageant la signification même de l’existence humaine. Mais comment s’opère ce subreptice glissement selon Alain ? Qui dit déterminisme dit les mêmes causes produisent les mêmes effets. Comment ne pas penser, alors, que si les causes sont quelque peu différentes, les effets le seront aussi (« un peu moins de poudre…  j’étais mort ») ? Le déterminisme, de prospectif, devient alors rétrospectif, et c’est pourquoi Alain le qualifie à la fois de « populaire » et « raisonnable ». Ici, ce qui devient explicatif, ce n’est plus la nécessité, mais le « hasard » exprimé sous la forme du conditionnel : « si j’étais passé sous ce toit deux secondes  plus tard, je serais mort… ! ». Dans le domaine scientifique, ce qui prédomine, c’est la rigueur de l’enchaînement nécessaire des causes et des effets. Or dans le déterminisme populaire on délaisse la nécessité pour envisager que les événements auraient pu être différents de ce qu’ils ont été, ce qui se nomme contingence. Au fond, « j’ai eu de la chance dans mon malheur : j’ai trébuché et, en me baissant, j’ai évité la tuile qui menaçait de me tomber sur la tête ». Dans le domaine des événements humains, comme le souligne Pascal (« Le nez de Cléopâtre : s’il eût été plus court, toute la face de la terre aurait changé ») des causes infimes peuvent avoir de grandes incidences, parfois tragiques. Et le déterminisme devient alors fatalisme, qui s’alimente de nos craintes et de nos peurs concernant notre propre vie et son « essence tragique » (avec la mort comme horizon). Du fait que les événements se sont déroulés ainsi, nous en déduisons qu’il ne pouvait pas en être autrement, parce que, du fait que nous sommes affectés par eux, nous ne pouvons plus les juger de manière objective, et nous quittons les explications rationnelles, pour en privilégier d’autres, religieuses ou mythiques. C’est l’idée de destin inéluctable qui remplace celle de nécessité, et nous voilà impuissants face à des causes sur lesquelles nous ne pouvons plus rien pour changer le cours des événements. Alors insensiblement se fait jour l’idée de fatalité… ! Et ces causes qui nous échappent ne peuvent être que le fait d’une entité transcendante (le destin, la Providence cf. « si Dieu le veut »), à la volonté implacable, et le déterminisme, de « populaire » devient théologique. Mais c’est là, selon Alain, « opinion de sauvage » : il ne sert à rien d’agir, puisqu’on n’y peut rien !  Et l’explication régresse de la science au mythe, du rationnel à l’irrationnel, faisant intervenir des êtres surnaturels. Or c’est ici que l’un des principes du « tetrapharmakon » d’Epicure pourrait nous être utile : « ne pas craindre les dieux », car notre sort est indifférent à ces êtres autosuffisants et pleinement heureux… Mais n’est-ce pas plus fort que nous ? De plus, peut-on encore parler d’explication, à propos du fatalisme ? Si les causes nous échappent, ne restent que des effets que nous sommes incapables de comprendre, sinon en recourant au hasard, à la chance, qui n’expliquent rien ! Ne pouvant plus rendre raison de rien, c’est à la raison elle-même que nous renonçons pour nous résigner à subir ce que nous pensons ne pas pouvoir changer.

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L’enjeu du texte (et c’est tout l’objet du dernier paragraphe) est donc de bien distinguer déterminisme et fatalisme, pour mettre en évidence que le premier ne conduit pas automatiquement au second, sauf s’il est mal interprété, et que les confondre consiste à commettre une erreur, voire à être dans l’illusion. Mais en quoi déterminisme et fatalisme sont-ils radicalement opposés ? La réponse d’Alain est claire : c’est dans le statut et l’importance qu’ils accordent aux causes , car pour le fataliste, ce qui doit arriver arrivera, « quelles que soient les causes », ce qui signifie que celles-ci demeurent incompréhensibles ou inaccessibles. De plus, il confond ce qui est prédit et ce qui est écrit. Or, prédire ne permet-il pas d’anticiper les événements et donc d’éventuellement en changer le cours ? Ce qui est prédit n’est pas écrit d’avance : par la connaissance et la compréhension des causes, l’homme peut étendre son pouvoir et rendre son action utile. De plus, la prédiction résulte de lois « découvertes » ou « inventées » par l’homme, en fonction de sa connaissance de la réalité, alors que ce qui est écrit suppose l’intervention d’un Ecrivain suprême, puisque l’homme n’est pas à l’origine de cette écriture : le déterminisme devient alors théologique, mais s’agit-il bien encore de déterminisme ? En ce sens, déterminisme et fatalisme ne s’inscrivent-ils pas dans des registres totalement différents ? Par sa connaissance, l’homme n’est-il pas capable d’écrire, au moins partiellement, le cours de certains événements ? Or, voyant, après coup, rétrospectivement, dans le cours des événements l’intervention d’une volonté supérieure, le fataliste ne devient-il pas « prophète » à bon compte ? Ainsi en va-t-il du proverbe auquel fait référence Alain : « l’homme qui est né pour être noyé ne sera jamais pendu » ! N’est-ce pas absurde ? Qui pourrait faire preuve d’une telle assurance face au gibet, sauf à être insensé ? De plus, ce « naître pour être ceci ou cela » suppose un finalisme qui inscrit l’homme dans la perspective d’une « essence » qui précéderait l’existence, ce qui annihile la liberté humaine selon Sartre. En effet, tout homme aurait un destin auquel il ne pourrait rien changer : n’est-ce pas là aliénation ? Etre déterministe, au contraire, c’est postuler que l’homme peut se libérer par la connaissance qu’il prend du réel aussi bien que de soi, et que par là même il peut avoir quelque pouvoir sur ce qui lui arrive. Pour le déterministe, en effet, « le plus petit changement écarte de grands malheurs, ce qui fait qu’un malheur bien clairement prédit n’arrivera point ». En ce sens, le déterminisme, bien loin de nier ou d’annihiler notre liberté, la fonde et la conditionne, au contraire. C’est la connaissance de la nécessité qui fonde ainsi la liberté, et en cela Alain s’inscrit nettement dans la lignée de Spinoza. On remarquera qu’au contraire, pour le fataliste, il n’y a rien à entreprendre ni à faire, parce qu’il s’inscrit dans une « logique » folle : « il était écrit que tu guérirais, mais il l’était aussi que tu prendrais le remède, que tu demanderais le médecin, et ainsi de suite » ! Toute action devient alors vaine, et il n’y a plus qu’à se prosterner devant un ordre des choses qui dépasse notre entendement. En bref, le déterminisme scientifique permet à l’homme d’agir et de se rendre maître de sa vie, alors que le déterminisme « théologique », en accordant ce pouvoir à une instance transcendante, dépossède l’homme de sa liberté autant que de la compréhension de son existence.

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Le sens de ce texte d’Alain est donc de mettre en évidence les conditions de possibilité de la liberté humaine, en montrant que le déterminisme, loin de la contrarier, voire de l’annihiler, permet à l’homme de l’exercer autant que faire se peut. Ainsi par la connaissance des causes qui régissent l’ensemble des phénomènes et des événements, l’homme peut changer le cours des choses en s’appropriant un certain  pouvoir autant sur la réalité extérieure que sur lui-même. De plus, dans ce texte, Alain montre comment (par quel glissement) le déterminisme peut se transformer en fatalisme, l’homme ne pouvant rester insensible face à ce qui lui arrive, surtout lorsque cela est tragique. Dans l’ordre des choses, nous préférons lire l’écriture d’une volonté supérieure plutôt que le résultat d’une nécessité inéluctable et absurde dans son aveuglement. Connaître la nécessité, c’est se donner les moyens d’en prévoir les effets pour éviter de les subir, c’est-à-dire d’exercer pleinement notre liberté.

 

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Publié dans raison et réel

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