la démocratie consiste-t-elle à demander l'avis de chacun sur toutes choses?
Sujet qui porte sur l’essence de la démocratie (et non pas sur ses réalisations historiques, qui peuvent être plus ou moins éloignées de ce en quoi elle doit consister pour être vraiment ce qu’elle est).
D’où : quelles sont les caractéristiques propres de la démocratie, et le principe de « demander l’avis de chacun sur tout « peut-il en constituer une ?
Il faut donc bien définir en quoi consiste « idéalement » la démocratie. Or il s’agit d’une organisation politique .à propos de laquelle on peut s’interroger sur les conditions essentielles de son fonctionnement.
La démocratie selon l’étymologie
Etymologiquement, démocratie vient du grec ancien (cf. sa naissance à Athènes) demos qui signifie peuple et kratos signifiant la puissance, le pouvoir, ou encore la souveraineté. Suivant cette étymologie, on pourrait donc définir la démocratie ainsi : c’est un régime politique fondé sur le principe selon lequel la souveraineté appartient au peuple, c’est-à-dire l’ensemble des citoyens, soit directement (consultation référendaire) soit indirectement par l’intermédiaire de représentants élus (d’où la fréquence des élections, voire leur importance). Les élections doivent se tenir au suffrage universel (c’est-à-dire non censitaire, par exemple) de façon régulière.
Mais si tout le monde gouverne, la démocratie ne devient-elle pas un régime ingouvernable ?
Chacun, ce n’est pas tout le monde, c’est une partie du peuple
Dans la question posée, en effet, il ne s’agit pas de tout le monde, mais de « chacun ».
Tout le monde, en effet, renvoie à une multitude indifférenciée, où chacun, comme individu, disparaît. En revanche, « chacun » renvoie à un ensemble déterminé et bien circonscrit, dont l’homogénéité est caractérisée par un trait commun, faisant de chacun une unité. Cet ensemble, c’est le peuple tout entier comme entité politique. « Chacun » signifie alors que chaque citoyen a le droit, voire le devoir, de participer activement à la vie du corps politique, c’est-à-dire l’Etat, dont il est partie prenante. Ce corps constitue une communauté, ce qui implique que chacun a quelque chose en commun avec les autres.
Voici comment Rousseau, dans le Contrat social, tente de mettre en place les différents éléments que nous venons d’évoquer.
Le peuple selon Rousseau
Toute société n’est pas une association politique. Le « vrai fondement de la société » est « l’acte par lequel un peuple est un peuple ». Or, le peuple se constitue par le pacte social dans lequel chacun renonce à ses droits naturels (son indépendance et sa puissance naturelle) pour devenir souverain, à égalité avec les autres membres du corps politique.
Enfin le peuple s’exprime au travers de ce que Rousseau nomme « la volonté générale » qui est alors la seule qui a le droit de vouloir (et valoir) pour tous par l’entremise de la loi. Son objet propre est l’intérêt général.
Du peuple dans le Contrat social
Livre I chap. 6 : l’énoncé du problème : « « Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant » Tel est le problème fondamental dont le contrat social donne la solution. »
Termes du contrat : « Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale ; et nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout ».
La volonté générale unifie la multiplicité : « A l’instant, au lieu de la personne particulière de chaque contractant, cet acte d’association produit un corps moral et collectif composé d’autant de membres que l’assemblée a de voix, lequel reçoit de ce même acte son unité, son moi commun, sa vie et sa volonté. Cette personne publique qui se forme ainsi par l’union de toutes les autres prenait autrefois le nom de Cité, et prend maintenant celui de République ou de corps politique, lequel est appelé par ses membres Etat quand il est passif, Souverain quand il est actif, Puissance en le comparant à ses semblables. A l’égard des associés ils prennent collectivement le nom de peuple, et s’appellent en particulier Citoyens comme participant à l’autorité souveraine, et Sujets comme soumis aux lois de l’Etat. »
Quittons la problématique rousseauiste pour revenir à l’analyse de la question qui nous est posée.
Que signifie « donner son avis » ?
Pour que chaque citoyen puisse participer à la vie publique, encore faut-il qu’il soit informé le plus objectivement possible, d’où la nécessité d’une presse pluraliste qui puisse exprimer les différentes opinions et sensibilités, afin que chacun puisse s’y reconnaître.
En ce qui concerne les gouvernants, encore faut-il qu’ils soient animés par le souci de l’intérêt général, même s’ils sont issus d’un parti, accidentellement et provisoirement majoritaire suite à des élections. Pour ce faire, il faut qu’ils gouvernent certes dans une direction déterminée, mais dans l’intérêt de tous.
En ce qui concerne « donner son avis » on peut distinguer trois manières de le faire : pour, contre, ni pour ni contre. Mais faut-il nécessairement être bien informé pour donner son avis ? Chacun peut constater, à ce propos, qu’il est le plus souvent d’une générosité sans limite… ! Pourquoi ? Parce qu’un avis, c’est une opinion, c’est-à-dire une croyance, et non une connaissance (sinon seuls les experts pourraient donner leur avis, ce qui serait technocratie et non démocratie… !).
Or qui sollicite cet avis ? Ce peut être le gouvernement (référendum), ou les institutions (élections) ou encore les citoyens eux-mêmes (initiatives citoyennes, réseaux sociaux, pétitions, etc.). Encore faut-il qu’il ne s’agisse pas de lobbys, représentant des intérêts particuliers, puisque l’objectif d’un gouvernement démocratique doit être l’intérêt général.
Peut-on demander l’avis de chacun sur toutes choses ?
A partir de ce qui précède, on peut remarquer que demander l’avis de chacun sur toutes choses n’est pas démocratique, puisque certaines « choses » peuvent être très particulières, et donc fort éloignées de l’intérêt général. De plus, comme on dit : « trop d’impôts tue l’impôt », on pourrait dire : « trop de référendums tue le référendum » ! Sans parler de l’abus de sondages qui conduit à donner une idée fausse du fonctionnement démocratique, dans la mesure où la plupart des questions posées le sont de manière très orientée, selon la sensibilité politique de celui qui les pose ou de celui pour qui il les pose (son commanditaire). Bref, le plus souvent, les réponses sont biaisées par la manière de poser les questions. De plus, dans quelle mesure l’échantillon des personnes interrogées est-il représentatif du peuple que l’on a évoqué plus haut ? Enfin, certaines questions s’enracinant davantage dans les passions du moment devraient être évitées, en ceci qu’elles ne font appel ni à la raison, ni aux arguments pouvant alimenter un débat démocratique, mais à la seule émotion, souvent mauvaise conseillère, parce que incapable de tout esprit critique.
Ce qu’on peut répondre à la question posée
La démocratie est un régime politique exigeant dans la mesure où elle sollicite la participation active de chaque citoyen à la vie publique du corps politique, par l’intermédiaire de consultations qui soient orientées par le souci de l’intérêt général.
Pratiquement, la démocratie directe n’est possible qu’avec un petit nombre de citoyens. Et encore (cf. le charivari indescriptible de certains débats télévisés) ! C’est pourquoi, dans nos démocraties, les citoyens délèguent à un certain nombre d’élus le pouvoir de les représenter, et donc d’exprimer indirectement aux Assemblées (Assemblée législative, Sénat) leur avis. Encore faut-il que ces représentants soient honnêtes et compétents, et que leur pouvoir soit contrôlé (cf. rôle des médias en général ou de ce que l’on nomme « quatrième pouvoir »).
C’est ainsi qu’Alain détermine la démocratie dans Propos sur les pouvoirs, où il énumère les différentes définitions qu’on en propose, pour montrer qu’elles sont partielles ou qu’elles manquent de rigueur. Ainsi, par exemple, si on la définit selon l’étymologie par l’exercice du pouvoir par le peuple, de quel pouvoir peut-il s’agir ? S’agit-il de faire la loi ? Mais le peuple en a-t-il les compétences juridiques ? S’agit-il de faire respecter la loi ? Mais ne serait-ce pas anarchie ? S’agit-il de voter des représentants tous les cinq ans ? Mais alors qui peut garantir que le pouvoir sera réellement exercé pour le peuple ? Etc.
Finalement Alain s’arrête sur une idée qui lui semble fondamentale, celle d’interpellation ou de contrôle par le peuple, c’est-à-dire l’ensemble des citoyens, sur les pouvoirs en place ou les institutions.
D’où une définition du citoyen qui s’ensuit logiquement :
« Résistance et obéissance, voilà les deux vertus du citoyen. Par l'obéissance, il assure l'ordre ; par la résistance il assure la liberté. Et il est bien clair que l'ordre et la liberté ne sont point séparables, car le jeu des forces, c'est-à-dire la guerre privée, à toute minute, n'enferme aucune liberté ; c'est une vie animale, livrée à tous les hasards. Donc les deux termes, ordre et liberté, sont bien loin d'être opposés ; j'aime mieux dire qu'ils sont corrélatifs. La liberté ne va pas sans l'ordre ; l'ordre ne vaut rien sans la liberté.
Obéir en résistant, c'est tout le secret. Ce qui détruit l'obéissance est anarchie ; ce qui détruit la résistance est tyrannie. Ces deux maux s'appellent, car la tyrannie employant la force contre les opinions, les opinions, en retour, emploient la force contre la tyrannie ; et inversement, quand la résistance devient désobéissance, les pouvoirs ont beau jeu pour écraser la résistance, et ainsi deviennent tyranniques. Dès qu'un pouvoir use de force pour tuer la critique, il est tyrannique. »
Alain Propos d'un Normand, 4 septembre 1912