La société et les échanges

Publié le par lenuki

La société, les échanges
 
 
Les échanges sociaux sont naturels
 
  1. L’homme peut-il vivre sans société ?
 
Le besoin de société
L’homme partout vit en société. Ce phénomène général semble facilement explicable. Ce sont d’abord nos besoins ou nos faiblesses qui nous font vivre avec les autres. De la même façon qu’il y a nécessité naturelle de l’accouplement pour la procréation, il y a nécessité de se rassembler en société pour satisfaire tout ce dont l’homme a besoin. Aristote fait ainsi de la société le milieu naturel de l’homme, et en chaque homme existe, selon lui, un sentiment naturel de sociabilité.
 
Le besoin d’humanité
La société humaine doit offrir tout ce qu’un individu peut attendre pour son épanouissement complet. C’est le bonheur qui est recherché, et pas le seul bien-être matériel. Le développement des facultés intellectuelles, la liberté et la responsabilité de jugement doivent être aussi favorisés. Or si l’on reste à l’intérieur de la famille, par exemple, on ne peut garantir tout cela de la même façon. Il faut donc une organisation suffisante pour obtenir le bien-être et le bonheur, pour proposer à chacun tout ce qu’il pourrait rencontrer comme exigence humaine. Aristote estime que la cité antique correspond à ce type d’organisation. La cité est donc selon lui plus naturelle, plus conforme à la nature humaine développée que la famille.
 
La division du travail
L’organisation de la société est, elle aussi, fondée sur un principe naturel. Platon le rappelle dans le livre II de La République. Il faut à chacun au minimum de quoi se nourrir, se loger, se vêtir, plus tout ce qui est ensuite considéré comme important matériellement, bien qu’en réalité souvent superflu. Et, pour cela, la division du travail s’impose naturellement. Il est plus efficace que chacun se spécialise dans un domaine, il est normal que chacun ait des dispositions naturelles plus marquées pour tel ou tel type de tâche.
 
2.      les éléments naturels de l’échange
 
Echange de biens
Le besoin et la faiblesse ne sont pas les seuls responsables de la société. Figure aussi à l’origine un penchant naturel humain qui le rend disposé à échanger ce qu’il possède en vue d’obtenir ce qu’il désire ou ce dont il a besoin. Ce penchant est, selon Smith, propre à l’homme seul parmi tous les autres animaux chez qui il n’apparaît pas. De plus, l’échange des biens sollicite toujours l’intérêt ou l’avantage de ceux qui le suivent. C’est pourquoi « faire un marché » est si naturel, si fréquent. L’un attend de l’autre de quoi servir son avantage, mais celui qui donne reçoit naturellement ce dont il a besoin. On aboutit inévitablement à une société où la division du travail et le perfectionnement des talents et des spécialités finissent par s’imposer.
 
Echange matrimonial
L’échange des biens ne constitue pas à lui seul le ferment de la société. Les anthropologues, et en particulier, Lévi-Strauss, établissent que toute société et toute culture humaine en général se fondent sur la prohibition de l’inceste. En refusant une union avec sa propre sœur, un homme montre en effet qu’il la laisse disponible pour d’autres. Et inversement, la sœur de l’autre devient disponible pour lui. On pourrait alors dire que la société repose sur le principe de l’échange matrimonial.
 
Echange et paix
Ce qui est valable à l’intérieur d’une société l’est également pour les relations entre sociétés. Montesquieu met au jour les vertus du commerce entre les peuples comme contrepoint absolu de la guerre. Inversement, dans un Etat despotique, il n’y a que peu d’échanges et de commerce, du fait que tout est suspendu au bon vouloir du souverain. Ce sont plutôt les usuriers que les commerçants qui prospèrent . Mais il y a aussi une limite au commerce : s’il prend appui sur l’intérêt particulier, il est difficile de constituer l’homme par sa sociabilité, de le définir comme être sociable et social uniquement. Et si cela favorise l’enrichissement, tout devient objet de commerce payant. N’y a-t-il pas le risque d’une dégradation des échanges ?
 
L’artifice social des échanges
 
  1. Les contradictions de la nature
 
L’égoïsme naturel
Si l’on observe l’homme en société, on recense deux cas très fréquents, sur lesquels Hobbes insiste dans Du citoyen. L’association des hommes dans le travail ne se fait que pour le profit et l’intérêt de chacun d’entre eux., et non pas par sociabilité naturelle et bienveillante. L’association fondée sur le savoir et les échanges d’idées, celles qui a priori concerne les hommes les plus policés, les plus sages, tourne souvent à la compétition des savoirs, ou à l’étalage de l’orgueil de chacun. Même ces gens-là, dit Hobbes, sont égoïstes. L’homme n’est pas sociable par nature, il l’est tout au plus par intérêt.
 
L’égalité naturelle
Quel est cet intérêt ? Celui, justement, qui consiste à se prémunir contre l’insociabilité et l’égoïsme naturel des gens. Un autre exemple est révélateur pour Hobbes : quand on part de chez soi, on ferme à clé de peur d’être cambriolé. Et pourtant, nous vivons dans une société régie par des lois dont les forces de l’ordre veillent à l’application. On ne quitte donc pas l’idée qu’autrui ne m’est pas a priori bienveillant. C’est même pire que cela pour Hobbes, car la nature nous a fait égaux sur le plan des facultés et des désirs, de sorte que chacun est potentiellement le rival de tous. Si je possède un bien quelconque, je sais que n’importe qui d’autre peut le désirer et l’obtenir, d’où l’artifice technique de la serrure ou de l’alarme pour rendre ce vol impossible. Et encore, cela ne suffit pas.
 
L’état de nature
Si l’on étend ce comportement à l’ensemble du genre humain et à toutes les situations, on voit bien qu’une société est impossible naturellement. En revanche, elle est nécessaire impérativement, sous peine que tout le monde s’en prenne à tout le monde, que personne ne puisse vivre sans craindre ni subir les agressions des autres. Pour cela, chacun accepte de ne pas suivre son seul désir et de s’en remettre à une autorité supérieure qui va seule décider de ce qui est permis et ce qui ne l’est pas. On comprend donc rationnellement, et égoïstement aussi, l’intérêt de la société, sans pour autant devenir sociable. Mais les échanges quotidiens n’arrangent-ils pas les choses ?
 
 
  1. Les échanges sont-ils toujours justes ?
 
Valeur d’échange / valeur d’usage
Dans un système de marché économique, tout objet a une valeur d’usage, ce à quoi il va servir, et une valeur d’échange, ce que je vais obtenir avec, si je le vends ou si je fais du troc. C’est la définition d’une marchandise. Pour mesurer la valeur d’échange d’objets très différents entre eux, du vin et du blé par exemple, il faut un étalon commun. A. Smith établit qu’il s’agit d’une quantité de travail contenue en chaque marchandise et nécessaire pour la produire. Le prix de l’objet prend en compte cette quantité. On obtient donc un schéma : M – A – M, c’est-à-dire : marchandise – argent – marchandise. L’argent sert à la transaction et facilite l’opération, car il est plus facile à garder et à transporter que n’importe quelle marchandise.
 
Echange fin / moyen
Les choses se compliquent dans le système capitaliste tel que Marx l’analyse. Les marchandises produites servent en effet de support pour gagner de l’argent, alors que le système normal voudrait que l’on gagne de l’argent pour obtenir des marchandises utiles. L’argent devient le but, et pour une raison bien simple selon Marx. Grâce à lui, en effet, toutes les transformations sont possibles. Les désirs et possessions imaginées peuvent devenir réelles., les défauts devenir qualités, puisque tout peut s’acheter, y compris la réputation. Il peut aussi transformer l’amour en haine, la fidélité en trahison, etc. Il équivaut donc à une puissance divine : »L’argent confond et échange toutes choses : c’est […] la permutation de toutes les propriétés naturelles et humaines. » (Manuscrit de 1844).
 
Echange argent / propriété
L’argent intervient même au cœur des droits défendus par la société En situation naturelle, Locke estime en effet que l’on est naturellement propriétaire de ce que l’on a façonné par son travail, dans la limite de ses besoins. Si l’on a cueilli, par exemple, toutes les pommes d’un arbre et que certaines pourrissent avant qu’on puisse les manger, il y a gaspillage de ces dernières, dont un autre pourrait avoir besoin Mais, en situation sociale, l’argent permet de transformer ce qui est possédé au-delà de ces besoins en un matériau susceptible d’être gardé et économisé en quantité illimitée, sans risque de gaspillage. Donc la limite des besoins n’est plus à prendre en compte La condition du travail ne devient même plus nécessaire, on peut vivre de ses rentes, ou faire fructifier l’argent par lui-même. Mais que penser de ce type d’évolution ?
 
Est-on victime de la société ?
 
  1. La société façonne l’individu
 
Dégradation
Si l’homme vit au milieu de ses semblables, mais qu’il veut s’en démarquer, voire profiter d’eux, c’est peut-être à cause de la société elle-même. Rousseau prend l’exemple de l’amour-propre, dans le Discours sur l’inégalité. Il s’agit pour lui d’un sentiment artificiel, dû au fait que l’homme se compare sans cesse aux autres, en voulant leur être supérieur d’une manière ou d’une autre, par les biens qu’il possède, par la réputation qu’il se forge, etc. Il s’agit moins d’avoir souci de soi que de se préférer aux autres, il s’agit moins de s’estimer que d’être persuadé que les autres nous estiment. Or, selon Rousseau, ce sentiment n’existe pas naturellement. Car, naturellement, il y a bienveillance ou indifférence pour autrui, et non compétition.
Amélioration
A l’inverse dans l’Enquête sur le discours de la morale, Hume constate que la sympathie naturelle envers ses proches est modifiée, en mieux, par une vie sociale. Elle gagne en intensité du fait qu’elle acquiert artificiellement plus de force par rapport à l’amour-propre naturel, qui vise, lui, au seul bien de soi et de ses proches. Et elle gagne en extension du fait qu’elle s’étend bien au-delà de nos proches pour atteindre le fait social en lui-même. La société comme telle devient objet de notre attention et de notre considération (cf. chapitre 4 p. 38), y compris parfois quand les mesures prises ne servent pas notre intérêt direct. Mais, pour obtenir ce degré de transformation en chacun, il faut que les relations entre tous se développent de plus en plus. La société crée la sociabilité, et non l’inverse.
 
Synthèse
Ces deux analyses différentes reconnaissent que la vie sociale impose des comportements spécifiques et amènent des transformations en l’homme. Dire que l’homme est un animal politique, fait pour vivre en société, ne suffit pas. Encore faut-il montrer comment il est façonné par elle. En témoigne l’existence, mise au jour et justifiée par Durkheim, de faits sociaux. Un fait social est une manière de penser ou d’agir extérieure à l’individu et s’imposant à lui, au même titre que des lois biologiques et corporelles. Il existe des comportements, des façons d’être, dont le principe réside dans le fait qu’ils sont produits socialement. L’enthousiasme d’une foule n’a rien à voir en effet avec la somme des enthousiasmes individuels. Cela justifie pour Durkheim l’existence de la sociologie.
 
  1. Exemples d’influences sociales
 
Sur les idées
Durkheim en vient ainsi à élaborer la théorie, dans La division du travail social, selon laquelle coexistent deux types de conscience pour chaque individu, celle dans laquelle se constitue sa personnalité propre le distinguant des autres, et celle dans laquelle la société se déploie en faisant de lui un être strictement semblable aux autres. Il fait l’analogie avec le rapport aux choses. Dans la conscience collective, l’individu est dans le même rapport avec la société que les choses vis-à-vis de leur possesseur : il ne s’appartient pas et subit mécaniquement ce que la société lui impose. Sachant que le développement de l’une des consciences ne peut se faire qu’au détriment de l’autre, les individus n’ont pas le même type de comportement selon la répartition de ces deux consciences dans tel ou tel type de société.
 
Sur les échanges matrimoniaux
Reprenons le cas de l’inceste : Foucault, dans l’Histoire de la sexualité, montre que ce tabou est d’autant plus fort qu’il sert à préserver le système familial, dans un contexte d’émergence de la sexualité. Estimer, comme le fait la psychanalyse, qu’il y a existence de libido incestueuse, c’est introduire la sexualité au sein de la famille. Mais affirmer, en même temps, que la répression de l’inceste est la règle des règles pour entrer dans l’humanité, c’est aussi, selon Foucault, protéger le schéma « bourgeois » de la famille, des effets dévastateurs de la sexualité sur toute forme de règles. Il y a donc une influence déterminante des structures sociales sur l’idée que l’on se fait de la société elle-même et des échanges qui la constituent.

Publié dans politique et morale

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