Marx : actualité de sa pensée

Publié le par lenuki

La pensée hors de ses gonds
LE MONDE DES LIVRES | 28.02.08 | 18h05

l y a peut-être un paradoxe à faire lire Marx en classe de philosophie : celle-ci a pour objet de faire entrer en philosophie, celui-là constituerait plutôt une puissante incitation à en sortir.
Mais entendons-nous sur le sens de cette "philosophie" dont Marx engage à sortir : elle désigne moins un contenu doctrinal qu'un certain comportement théorique ou, plus exactement, un comportement à l'égard du théorique. Si ce comportement peut être qualifié d'"idéologique", c'est qu'il implique une pensée centrée sur elle-même, assurée de sa toute-puissance. Il trouve son équivalent scolaire dans le préjugé selon lequel il s'agirait en philosophie d'échanger des opinions et dans la célébration de la prise de conscience personnelle. Célébration, en vérité, de l'égoïsme, c'est-à-dire de la position d'un ego abstrait. Il n'est en réalité point de solution purement théorique à un problème d'existence. L'individu, vivant, doté de besoins élémentaires, demeure avant tout en son existence proprement humaine, l'incarnation de rapports sociaux extérieurs préexistants. Marx précise bien, en effet, que "l'essence de l'homme n'est pas une abstraction inhérente à l'individu isolé (mais) l'ensemble des rapports sociaux". Le genre commun, l'humanité consiste dans cet ensemble ; et sa production est, précisément, ce qui est visé sous le nom de communisme. Ni état de choses historiquement assignable ni idéal abstrait, le communisme est d'abord un acte, "le mouvement effectif qui supprime l'état actuel" d'émiettement de la communauté humaine.

La lecture de Marx, loin d'endoctriner, enseigne ce décentrement vers "l'ici-bas de la pensée", au point d'enchevêtrement du théorique et du pratique, de l'individuel et du collectif. Elle met en évidence la capacité, propre à la philosophie, de restaurer l'agir humain dans toute sa puissance, et souligne en même temps le phénomène de l'aliénation. L'originalité du concept marxien d'aliénation, trop souvent dévoyé par les élèves, est là : il indique moins la "chosification" de l'individu que son enfermement dans sa propre subjectivité et la perte de sa relation au réel. Le sujet aliéné est un sujet coupé de son essence. Il se trouve d'abord coupé des objets qu'il produit et échange, donc de l'acte même de produire dont il est dépossédé ; il se trouve ensuite voué à une impuissance aussi forte que l'activité fébrile qu'il déploie à vide ; il se voit enfin coupé de sa propre passivité puisque ce qu'il produit pour échanger ne répond plus de manière directe aux besoins qu'il éprouve.
Ces différents traits de l'aliénation donnent autant d'aperçus sur les sous-sols de l'humanité et, s'ils se combinent éminemment dans la figure du Prolétaire, l'analyse de Marx s'adresse cependant à tous, tant il est vrai que ces sous-sols de l'humanité sont aussi en chacun.

Fabrice Jambois, professeur de philosophie au lycée Camille-Pissarro de Pontoise (Val-d'Oise)
 
Karl Marx n'a pas dit son dernier mot
LE MONDE DES LIVRES | 28.02.08 | 18h05  •  Mis à jour le 28.02.08 | 18h05


Pourquoi lire l'auteur du "Capital", retenu cette semaine  par le "Monde de la philosophie" ? Pour la netteté de la forme, la force du raisonnement, explique Jean-Claude Milner.
Quelle est la place de Marx et de son oeuvre dans votre itinéraire de pensée ?
Quand cesse-t-on de se fixer pour seul but de bien redire ce qui a déjà été dit ? Ce moment, pour moi, a dépendu de Marx. Ecrire par soi-même, et non pas pour satisfaire aux exigences académiques, ce n'est pas si simple ; si j'y suis parvenu parfois - peu importe que le résultat soit ou non digne d'intérêt -, c'est d'abord grâce à Marx.
D'autres noms ont pris le relais ensuite, mais il y a là une priorité et une dette. Bien entendu, l'impulsion que donna Louis Althusser fut décisive, mais la suite revient aux textes de Marx lui-même. Je ne dirais pas qu'ils m'ont appris à penser, mais ils m'ont appris que la pensée consiste à abandonner ses bagages. Marx fut l'occasion de ma première émigration. Si je devais résumer ce qui a compté le plus et compte encore, je mentionnerais ceci : quand on le lit bien, Marx rend spécialement sensible au fait qu'une entité n'a pas besoin de changer de nature pour opérer des effets opposés. Ce n'est pas que l'entité se transforme en son contraire ; c'est parce qu'elle demeure identique à elle-même que ses effets s'inversent. La machine, en restant ce qu'elle est, peut accentuer la servitude ou amorcer une liberté. La bourgeoisie ne devient pas différente d'elle-même entre le temps où elle déclenche les révolutions et le temps où elle installe les conservatismes. Le capitalisme a besoin à la fois que la plus-value existe et qu'aucun capitaliste n'arrive à comprendre qu'elle existe.
Plus près de nous, c'est en persistant à s'inscrire dans une même structure historique que l'Europe démocratique a produit, à l'égard du nom juif, et le refus du crime et l'acceptation des résultats du crime. On a là le même ordre de retournement topologique que ceux que Marx décrit et analyse. Il usait du langage hégélien et de la dialectique. Ce n'est nullement nécessaire. D'autres langages se révèlent tout aussi adéquats : je pense à Roman Jakobson ou à Michel Foucault. Reste qu'on a besoin d'avoir lu Marx pour s'en rendre compte.
Quel est le texte de Marx qui vous a le plus marqué, nourri, et pourquoi ?
Beaucoup de textes m'ont marqué, d'une manière ou d'une autre. Notamment les textes de la période 1840-1850, modèles d'intelligence. Mais le plus accompli à mes yeux est Salaire, prix et profit. La netteté de la forme, la force du raisonnement, la volonté de ne rien céder au politiquement correct, la force explicative face à des phénomènes paradoxaux, tout est admirable.
Selon vous, où cet auteur trouve-t-il aujourd'hui son actualité la plus intense ?
Je serai le premier à soutenir que les doctrines économiques de Marx méritent entièrement le regain d'intérêt dont elles bénéficient. Mais est-ce là l'essentiel ? Je ne le crois pas. Pour la politique, on ne peut pas passer sous silence le prix que Marx a dû payer pour se détacher de Hegel : l'absence de toute réflexion véritable sur les institutions. Sur l'Etat, sur le suffrage, sur les pouvoirs, sur le droit, rien que de la critique hautaine. C'est pourquoi il a fallu que Lénine improvise - brillamment, certes, mais l'improvisation dans ces domaines est interdite : elle a conduit à la catastrophe.
Je placerai Marx ailleurs. Du côté de l'écriture et du côté de la pensée. Leo Strauss a insisté sur l'existence d'un art d'écrire sous la persécution. Soit, mais il faut se demander aussi comment on a fait, après les Lumières, là où l'on pouvait écrire sur des sujets brûlants sans craindre la persécution. La réponse est simple : il a fallu développer un nouvel art d'écrire. Ce fut la plus glorieuse entreprise du XIXe siècle ; ceux qui l'ont menée ne sont pas si nombreux. En langue française, je ne vois guère que les romanciers et les poètes. En langue allemande, Marx est certainement l'un des plus importants.
Il a pratiqué deux modes d'écriture. L'un, je l'appellerai la corrosion du présent par l'espérance de l'avenir - tels sont les textes sur l'actualité, Les Luttes de classe en France (1850), Le 18-Brumaire de Louis Bonaparte (1852), les articles du New York Tribune (1852-1862). Ou les commentaires occasionnels des oeuvres littéraires - je pense à l'étonnant démontage des Mystères de Paris, dans La Sainte Famille (1845). L'autre mode d'écriture relève du savoir - Marx le détache explicitement de toute espérance. Voir la préface du Capital.
Mais, dans les deux modes d'écriture, il s'agit d'écrire sans craindre la persécution. J'entends par là, bien entendu, la persécution policière, mais il existe des formes de persécution plus subtiles. Par exemple, la désapprobation de ceux dont on devrait, au nom de l'espérance, se faire des amis. Rien de plus estimable chez Marx que sa volonté d'être sourd aux gémissements des bonnes âmes lui criant qu'il a tort de ne pas se tromper. Mais ne nous arrêtons pas aux détails. La vraie question concerne l'avenir de l'art d'écrire sans réserves mentales, art plus récent que celui de Strauss, mais plus oublié encore.
Je sais que la persécution a reparu. Les mises à mort, les malédictions, la prison, tout a recommencé. Alors, l'art d'écrire sous la persécution redevient incontournable. Mais, dans les lieux où le pire ne s'est pas encore installé, il ne faut pas se hâter de renoncer à cet autre art d'écrire dont Marx fut un maître. Ni prudence ni respect, raisonner sans fléchir, ne pas faire semblant d'avoir tort quand on a raison, ne pas laisser à des prête-noms le soin de dire ce qu'on pense, ne pas enrober ce qu'on tient pour vrai dans des déclarations d'allégeance et de fidélité à ce qu'on tient pour faux, voilà ce que je retiens de Marx. Je constate, parmi ceux qui se réclament de lui, une grande indifférence à la question.
Reste la pensée. On sait que Marx se déclare matérialiste. La proposition matérialiste par excellence s'énonce : rien ne se perd, rien ne se crée. Bref, la matière est un jeu à somme nulle. Or le matérialisme de Marx affirme ouvertement le contraire : il y a quelque chose de matériel qui se crée par le seul jeu des forces matérielles. Telle est la théorie de la plus-value : la force de travail crée de la valeur là où il n'y en avait pas.
Toutes les grandes pensées matérialistes reposent sur un opérateur analogue. Ou bien quelque chose se perd ou bien quelque chose se crée. On peut repérer des matérialismes du "moins-un" (ainsi Freud dans ses textes finaux) et des matérialismes du "plus-un" (le clinamen de Lucrèce, l'aléatoire darwinien comme origine des espèces, etc.). Le "pas-tout" de Lacan s'ouvre aux deux lectures. Ces divers opérateurs énoncent que le jeu n'est pas à somme nulle. Ou que le seul jeu qui vaille est un jeu dont la somme n'est pas nulle. Négative ou positive, cela dépend des doctrines.
Mais, dans la réalité, les jeux à somme nulle tiennent le haut du pavé. Ils s'appellent matière, ou esprit, ou grand dessein, ou ordre mondial, ou révolution mondiale, ou Père Noël, qu'importe - c'est l'infâme. Contre cet ennemi, les textes de Marx renferment, un peu trop caché, un opérateur efficace.
 
Propos recueillis par Jean Birnbaum

Repères
Né à Trèves (alors sous domination prussienne) en 1818, mort en 1883 à Londres, Karl Marx a fait des études de droit et de philosophie à Bonn puis à Berlin, avant de devenir un journaliste dont les interventions radicales font scandale. Après un séjour à Paris en 1843-1845, il rencontre Friedrich Engels, avec qui il ne cessera de travailler directement ou indirectement, et commence à modifier sa façon d'envisager la philosophie, privilégiant l'action politique révolutionnaire.
Après un retour à Cologne pendant l'insurrection de 1848, Marx se réfugie à Londres, où il travaille à ses oeuvres tout en agissant au sein du mouvement ouvrier. Il participe notamment, en 1864, à la fondation de la première Internationale.
Marx s'emploie à "renverser la philosophie", en la destituant de sa place hégémonique au profit de l'action concrète des travailleurs en lutte, mais aussi en lui rendant sa base matérielle. Sa pensée se fonde sur le matérialisme historique, qui se distingue des matérialismes précédents par sa prise en compte des rapports de production et des conflits qu'ils engendrent entre les classes sociales, et sur la dialectique, empruntée à Hegel, mais "remise à l'endroit", c'est-à-dire appliquée au monde matériel et non au seul domaine des concepts.
Cette oeuvre complexe, évolutive, inachevée, a été simplifiée et transformée en dogme par la constitution du marxisme et par son usage dans les régimes communistes. Toujours à découvrir, elle fait continûment l'objet de jugements conflictuels.
 
 

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