"Le combat est le père de toutes choses" Héraclite

Publié le par lenuki

                                                        Héraclite

Bios+Polemos

  Héraclite figure parmi les philosophes dits « présocratiques », c’est-à-dire situés chronologiquement avant Socrate, considéré comme le « père de la philosophie ». Cela ne signifie pas pour autant qu’ils ne sont pas des philosophes à part entière (dans ses Fragments, Héraclite utilise d’ailleurs les termes de sophia qu’on traduit généralement par sagesse, ainsi que celui de philosophos). Héraclite vivait sans doute vers la fin du VIe  siècle et au début du Ve. Il était surnommé « l’Obscur », parce que sa pensée, exprimée sous forme d’aphorismes[i] , n’est pas immédiatement accessible et peut donner lieu à diverses interprétations. De plus, il utilise souvent un registre très imagé, voire poétique. Enfin, il ne nous reste de sa pensée qu’un recueil de fragments.

Héraclite est un philosophe que l’on oppose, dans l’histoire de la philosophie, à Parménide d’Elée (opposition entre la philosophie du devenir d’Héraclite et celle de l’immobilisme des Eléates). C’est pourquoi s’inscriront dans la lignée d’Héraclite des penseurs tels que Hegel ou Nietzsche, qui à l’identité éternelle de la réalité « vraie » telle que la représentent les métaphysiciens verront dans le devenir ou la vie la substance même de cette réalité. Ainsi, pour Nietzsche par exemple, Héraclite est celui qui a compris « l’innocence du devenir » :

« Le temps est un enfant qui joue en déplaçant les pions : la royauté d’un enfant »

(Fragment 130, traduction de Marcel Conche in Héraclite  Fragments  collection Epiméthée  PUF  2011, fragment 52 selon la classification de Diels)

Héraclite

                                                                         Héraclite

 


Une image qui se répète dans les Fragments est, à ce propos, significative : c’est celle du fleuve, qui évoque tout d’abord l’écoulement sans fin. Mais cet écoulement ne concerne-t-il pas toujours le même fleuve ? Ainsi la permanence serait-elle coextensive à l’extrême mobilité ! Mais s’il y a permanence, ce n’est jamais que comme la résultante d’un combat : l’opposition des contraires. Il ne peut y avoir de paix sans guerre, de nuit sans jour, etc. :

« Dieu est jour et nuit, hiver été, guerre paix, satiété faim ; il se différencie comme [le feu], quand il est mêlé d’aromates, est nommé suivant le parfum de chacun d’eux »

(Fragment 109 Conche, 67 Diels)

Cela implique que le combat se situe au sein du Tout lui-même :

« La guerre est le père de toutes choses, de toutes le roi ; et les uns, elle les porte à la lumière comme dieux, les autres comme hommes ; les uns, elle les fait esclaves, les autres, libres. »

(Fragment 129 Conche, 53 Diels)

Pour comprendre cette « unité des contraires » qui fait de la guerre le principe et le moteur de toutes choses, il faut partir de la nouveauté que constitue la pensée d’Héraclite : le mouvement est posé par lui comme un sujet en soi et comme principe de sa doctrine. Ce qu’il affirme d’abord, c’est la mobilité de toute chose :

« Pour ceux qui entrent dans les mêmes fleuves affluent d’autres et d’autres eaux ; et certes, les âmes s’exhalent de l’humide »

(Fragment 134 Conche  91 Diels)

« On ne peut pas entrer deux fois dans le même fleuve »

(Fragment 132 Conche  12 Diels)

« Tout s’écoule »

(Fragment 136  Conche)

fleuve-manavgat

En ce sens, il n’y a pas de principe élémentaire stable. Ce qui prédomine, c’est le devenir, qui s’oppose à l’Etre immuable (cf. Parménide). Devenir ? C’est changer, puisque c’est passer d’un état à un autre. Or nous-mêmes nous n’échappons pas à ce flux perpétuel qui nous entraîne inexorablement vers notre fin, alors que lui-même est sans fin :

« Nous entrons et nous n’entrons pas dans les mêmes fleuves ; nous sommes et nous ne sommes pas »

(Fragment 133 Conche   49a  Diels)

Puisque tout change, tout existe et n’existe pas, car ce qui était n’est plus, s’étant transformé en autre chose. C’est cela que l’on nomme devenir. Celui-ci est universel et constant, rien n’est stable, contrairement aux apparences. Héraclite souligne ainsi le dynamisme fondamental de tout le réel. En un certain sens, seul le devenir est permanent (ce qui manifeste à quel point tout n’existe que par opposition à son contraire). C’est pourquoi Héraclite explique le changement perpétuel par l’alternance incessante des contraires. Mais cela signifie-t-il pour autant qu’il n’y a aucune stabilité du réel ? Non : c’est l’opposition permanente des contraires qui fonde la stabilité de la réalité :

« Guerre est père de toutes choses, roi de toutes choses : de quelques-uns il a fait des dieux, de quelques-uns des hommes ; de quelques-uns des esclaves, de quelques-uns des libres »

(Fragment 129 Conche 53 Diels)

« Il faut savoir que la guerre est universelle, et la joute justice, et que, engendrées, toutes choses le sont par la joute, et par elle nécessitées»

(Fragment 128 Conche 80 Diels)

archer

Faut-il voir, dans ces deux aphorismes d’Héraclite, une conception belliqueuse du monde, justifiant la distinction des hommes en dominants et dominés, percevant dans les conflits un moyen de permettre l’avènement de la justice, ce qui semble a priori contradictoire ? N’est-ce pas ainsi, d’ailleurs, que l’ont conçu Hegel (cf. les passions comme ruse de la raison, ou la dialectique du Maître et de l’Esclave) ou Marx (cf. la violence comme accoucheuse de l’Histoire, ou la lutte des classes comme moyen de l’avènement de la société sans classe, c’est-à-dire une société juste), faisant explicitement référence à Héraclite ?

Le second aphorisme affirme l’universalité de la guerre. Qu’est-ce à dire ? Que toutes choses viennent au jour par le combat, et cela « il faut la savoir ». Héraclite conçoit la nature comme nécessité et guerre. Ainsi, d’après Marcel Conche, Héraclite se réfère ici à Anaximandre : cette joute ou lutte universelle, qui est justice, évoque ce qu’Anaximandre considère comme l’opposition universelle des êtres qui « se rendent justice et réparation les uns aux autres de leur mutuelle injustice, selon l’ordre du temps ». Ainsi, si guerre et paix s’opposent comme des contraires, elles ne peuvent cependant pas exister l’une sans l’autre : la guerre inclut en elle-même la paix. Conséquence : la guerre est universelle. Mais c’est une guerre qui recèle intimement la paix, c’est-à-dire la justice et c’est pourquoi elle est féconde : ce n’est pas une guerre destructrice, caractérisée par la démesure et l’injustice, car il ne saurait y en avoir dans la nature. C’est parce que l’homme sépare ce qui est uni qu’il introduit dans la guerre la démesure, la pure violence ne respectant aucune règle et, par là même, en supprime la fécondité. La conception d’Héraclite « prend sa source dans les gymnases et les palestres, dans les joutes artistiques » nous dit Nietzsche dans  Ecrits posthumes, 1870-1873, Gallimard. Cette joute est donc réglée (la «  bonne Eris » selon Conche, c’est-à-dire la bonne discorde, la saine émulation). De la lutte des contraires comprise comme joute provient toute génération : « La notion de joute signifie que les contraires ne s’anéantissent pas mutuellement, mais, au sein même de leur opposition se respectent comme des athlètes, s’accordent pour créer » (Marcel Conche Héraclite Fragments p. 439). Or, pour atteindre la sagesse c’est ce qu’ « il faut savoir », c’est-à-dire que le combat et la lutte ne sont pas des épiphénomènes évitables, mais au contraire qu’ils sont au principe de toute réalité. L’Etre n’est rien par lui-même : il n’émane que de l’opposition de forces contraires. Dire que la guerre est universelle, c’est donc affirmer qu’elle est naturelle, réglant les rapports des êtres entre eux aussi bien que le rapport que chacun entretient avec lui-même :

« Ils ne comprennent pas comment ce qui s’oppose à soi-même s’accorde avec soi : ajustement par actions de sens contraire, comme de l’arc et de la lyre »

(Fragment 125 Conche  51 Diels)

lyre

C’est le logos (le discours, non pas le discours particulier d’Héraclite mais ce discours rationnel qui cherche à prendre en compte la raison universelle du réel pour devenir philosophique) qui permet de comprendre l’unité de ce qui s’oppose à soi-même, et qui, tout en se séparant de soi se rejoint pour se réaliser. Les contraires (cf. exemple de l’arc) sont les deux extrémités d’un tout. Il faut penser ici au couple que forme l’arc et l’archer pour que l’arc remplisse sa fonction. Tout d’abord, l’archer  bande son arc en réunissant les deux extrémités du bois par une corde tendue au maximum, puis il tire sur l’arc ainsi constitué en deux forces contraires (le bois vers l’extérieur et la corde vers l’intérieur, c’est-à-dire sa poitrine) de manière à placer la flèche au mieux de ses performances potentielles. Et ici intervient celui qui sait, i.e. l’archer qui « tout en opérant par le moyen des forces et des actions contraires, respecte la mesure et la juste proportion (car l’opposition des contraires, si elle est quelconque et non réglée intimement, est destructrice) » (Marcel Conche, Héraclite, Fragments, p.428).

Pour établir que « la guerre est père de toutes choses », Héraclite part d’un postulat et d’observations :

a)      Un postulat : tout ce qui existe a une cause première unique, un principe à partir duquel tout naît et meurt : le feu. C’est ce principe qui est source d’ordre et qui, d’une certaine manière, harmonise les contraires :

« Ce monde, le même pour tous, ni dieu ni homme ne l’a fait, mais il était toujours, il est et il sera, feu toujours vivant, s’allumant en mesure, et s’éteignant en mesure »

(Fragment 80 Conche  30 Diels)

Pourquoi le feu ? Parce qu’aux yeux d’Héraclite, il symbolise le mieux les deux éléments essentiels de sa doctrine, la mobilité de toute chose ( le changement et le mouvement) ainsi que l’harmonie des contraires. Le feu, d’ailleurs, peut prendre des formes diverses, tout provient de lui et il est en toute chose. Il s’identifie donc, même s’il est d’ordre matériel, au logos ou loi universelle qui organise les contraires pour créer un monde harmonieux.

b)      Des observations : tout change sans cesse, et le temps s’écoule comme un flux irréversible. De plus, le visible semble ordonné selon des couples contraires (chaud-froid, hiver-été, paix-guerre, bien-mal, etc.) qui alternent périodiquement au sein de limites qui leur semblent assignées (même si elles peuvent les dépasser et c’est ce qui s’appelle démesure. Cf. l’image du fleuve qui suit son cours). C’est d’ailleurs cette alternance des contraires, voire leur opposition, qui est source de justice, c’est-à-dire de mesure. D’où un paradoxe : toutes les réalités doivent se différencier jusqu’à s’opposer en contraires apparemment irréductibles, et pourtant rester solidaires entre elles (cf. l’arc et la lyre) :

« Pour l’arc, le nom est vie, mais l’œuvre est mort »

(Fragment 124 Conche  48  Diels)

tric trac

C’est donc la lutte des contraires qui définit l’être de chaque chose et sans cette tension, la vie cesserait, pour laisser la place à la mort et à l’indifférenciation. La sagesse est alors dans la compréhension et l’acceptation de cet antagonisme à l’origine de toutes choses :

« Sont le même le vivant et le mort, et l’éveillé et l’endormi, le jeune et le vieux ; car ces états-ci, s’étant renversés, sont ceux-là, ceux-là, s’étant renversés à rebours, sont ceux-ci »

(Fragment 107 Conche  88 Diels)

Tout dans l’univers est donc mélange d’éléments opposés et c’est, paradoxalement, la lutte des contraires qui fonde la justice du Tout. Il faut donc distinguer deux points de vue :

a)      Un point de vue global tel qu’il peut être saisi à partir de la raison universelle ou logos qui gouverne le Tout et qui n’est accessible que grâce à la sagesse, par le moyen de la réflexion philosophique. Ce qui règne ici, c’est l’atemporel, qui se situe hors du temps.

b)      Un point de vue particulier, celui de l’homme comme être fini, soumis au devenir, qui n’a qu’une perception et une conception partielles de cet ensemble global. Ici, tout est changeant, tout s’écoule continûment, et ce qui apparaît, ce sont les couples de contraires qui se métamorphosent sans cesse : la liberté peut devenir servitude, la paix guerre, le bien mal, etc. Ce qui règne ici, c’est le temps.

 

Par leur dimension énigmatique, par leur valeur symbolique et poétique, les Fragments d’Héraclite peuvent susciter de nombreuses interprétations contradictoires (cosmologiques, théologiques, dialectiques, poétiques, etc.), d’où l’intérêt de les relire pour renouveler sa pensée aux sources vivifiantes du discours héraclitéen.

« La nature aime à se cacher »

(Fragment 69 Conche  123  Diels)

Voilà qui est prometteur, puisque cela invite à chercher… ! D’ailleurs, à propos d’Héraclite, voilà ce que dit Plotin (cité à l’article Héraclite, dans Les philosophes de l’Antiquité au XXe siècle, histoire de la philosophie sous la direction de Merleau-Ponty) :

« Il a l’air de tracer des figures sans se soucier de rendre son langage clair pour nous, comme si nous devions chercher par nous-mêmes tout autant qu’il lui a fallu chercher pour trouver »

Alors, cherchons… !

 

Fragments flammarion

 

 



[i]  L’aphorisme est «une  proposition concise, renfermant beaucoup de sens en peu de mots.  C’est soit une proposition dogmatique résumant une théorie, soit une série d’observations », selon le Vocabulaire technique et critique de la philosophie de Lalande,

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