Expérience, raison et vérité

Publié le par lenuki

Théorie et expérience
 
On oppose souvent un savoir théorique et « abstrait » à l’expérience supposée « concrète ». Mais « expérience » peut s’entendre en un triple sens : l’expérience de « l’homme d’expérience » n’est pas l’expérience sensible dont parle Kant, ni non plus l’expérience scientifique (ou expérimentation). Il ne faut pas alors opposer à chaque fois théorie et expérience : l’expérience est au contraire un moment nécessaire de la connaissance.
 
En quel sens peut-on opposer théorie et expérience ?
Le temps n’est pas qu’une puissance d’usure et d’amoindrissement, car je peux toujours tirer quelque chose des jours qui passent : au sens courant, l’expérience est alors cette sédimentation en moi d’un passé me permettant de faire mieux et plus vite ce que j’accomplissais péniblement auparavant. « C’est en forgeant qu’on devient forgeron » : l’expérience me livre un savoir qui n’es pas théorique et qui ne s’enseigne pas. Ainsi, je ne peux pas transmettre à d’autres ce que l’expérience m’a appris : c’est ce qui oppose le savoir-faire de l’expérience et le savoir théorique qui, lui, peut s’enseigner, parce qu’il repose sur des règles connues et transmissibles.
 
Quel rôle l’expérience sensible joue-t-elle dans la connaissance ?
L’expérience est tou,jours singulière et ne se partage pas. C’est en cela que Kant a pu parler d’expérience sensible en lui donnant le sens de perception. La perception, en effet, est toujours perception d’une chose singulière, alors que la connaissance se veut universelle.
Comment passer du triangle singulier que je vois devant moi aux propriétés universelles valant pour tous les triangles ? C’est là pour Kant le travail de l’entendement : l’expérience sensible est la matière de la connaissance, mais elle n’est pas d’elle-même connaissance. Pour connaître, il faut que l’entendement donne à cette matière la forme universelle d’un concept à l’aide des catégories a priori.
 
Qu’est-ce qu’une expérimentation scientifique ?
Tout d’abord, remarquons qu’il n’y a pas d’expérimentation dans les sciences pures comme les mathématiques. L’expérimentation scientifique, qui a pour but de soumettre une théorie à l’épreuve des faits, n’est pas simplement une expérience brute, parce qu’elle utilise des processus visant à restreindre et à contrôler les paramètres entrant en jeu dans le résultat final. Ainsi, l’expérimentation scientifique se fait en laboratoire, et non en pleine nature, parce qu’il s’agit de simplifier les mécanismes naturels en restreignant les causes d’un phénomène pour ne retenir que celles qui seront testées dans le protocole ; on compare ensuite les résultats obtenus lorsqu’on fait varier un paramètre donné.
 
Quel rôle l’expérimentation joue-t-elle dans les sciences ?
Alors que l’expérience sensible nous est donnée immédiatement, l’expérimentation, elle, est construite. Elle suppose au préalable un travail théorique de l’entendement : elle n’a en science qu’une fonction de confirmation ou d’infirmation d’hypothèses théoriques qui ne sont pas, quant à elles, directement tirées de l’expérience. On pourrait alors soutenir, avec Karl Popper, que les sciences expérimentales ne reçoivent qu’un enseignement négatif de l’expérience : l’expérimentation est incapable de prouver qu’une théorie est vraie, elle pourra seulement montrer qu’elle n’est pas fausse, c’est-à-dire qu’on ne lui a pas encore trouvé d’exception. En effet, l’expérimentation repose sur le principe d’induction, qui dit qu’une théorie confirmée un grand nombre de fois sera considérée comme valide. Mais pour que sa validité soit absolue, il faudrait un nombre infini d’expériences, ce qui est impossible.
En d’autres termes, l’expérience a, en science, un rôle de réfutation de la théorie, qui n’est jamais entièrement vérifiable : c’est la thèse de la « falsifiabilité » des théories scientifiques. La vérité n’est donc pas l’objet de la physique, qui recherche bien plutôt un modèle d’explication cohérent et efficace de la nature. Le physicien est devant la nature comme devant une « montre fermée » disait Einstein en citant Descartes : peu lui importe, finalement, de savoir comment la montre fonctionne, le tout étant de proposer une explication efficace pour prédire les mouvements des aiguilles.
 
La Démonstration
 
Comme le remarquait Husserl, la volonté de démontrer est apparue en Grèce antique, aussi bien dans le domaine mathématique que dans celui de la logique. Etre rationnel, l’homme a en effet la possibilité d’articuler des jugements (du type « sujet est prédicat ») dans des raisonnements en trois temps nommés syllogismes, et qui sont la forme même de la démonstration.
 
Qu’est-ce que la logique formelle ?
Il existe différents genres de jugements prédicatifs qui vont permettre différents types de combinaisons. Il faut en effet distinguer quatre quantités dans nos jugements (universelle, particulière, indéfinie, singulière) et deux qualités (affirmative et négative). Par exemple, « tout S est P » est une proposition universelle affirmative et « quelque S n’est pas P », une proposition particulière négative. Produire une démonstration, alors, c’est combiner ces différents types de propositions en syllogismes, en sorte que la conclusion s’impose nécessairement. Or, ce que remarque Aristote, c’est que certaines combinaisons sont possibles, mais que d’autres ne sont pas concluantes, quel que soit le contenu des propositions – on dira en de tels cas que le raisonnement est formellement faux . La logique formelle a pour but de montrer quelles sont les formes possibles d’un raisonnement cohérent, c’est-à-dire d’établir les règles formelles de la pensée, indépendamment du contenu de cette pensée.
 
Qu’est-ce qu’un syllogisme concluant ?
Un syllogisme est constitué de deux prémisses (une majeure et une mineure) et d’une conclusion. Par exemple « Tous les hommes sont mortels (prémisse majeure), or tous les philosophes sont des hommes (prémisse mineure), donc tous les philosophes sont mortels    
(conclusion) » : c’est-à-dire « tout A est B, or tout C est A, donc tout C est B ». Ce syllogisme, constitué d’une majeure, d’une mineure et d’une conclusion universelles affirmatives, est effectivement concluant ( la conclusion est nécessairement déduite ). Mais il existe des combinaisons incorrectes, comme « Tout A est B, or quelque B est C, donc tout A est C » ; comme le montrera Leibniz, parmi les 512 combinaisons syllogistiques possibles, 88 seulement seront concluantes. Es autres sont des paralogismes, c’est-à-dire des syllogismes formellement faux. Quelle que soit la combinaison, il faut en fait, pour que le raisonnement soit concluant, que la conclusion soit déjà contenue dans las prémisses : c’est seulement dans ce cas qu’elle est nécessairement déduite, donc que le syllogisme est concluant du point de vue formel.
 
La logique formelle peut-elle constituer l’instrument de toute connaissance ?
Telle que nous l’avons définie la logique est une science formelle. Comme telle, elle est une condition nécessaire, mais non suffisante, pour la vérité d’une démonstration : un syllogisme peut être concluant d’un point de vue formel, et faux d’un point de vue matériel, c’est-à-dire eu égard à son contenu. « César est un nombre premier ; or un nombre premier n’est divisible que par un et par lui-même ; donc César n’est divisible que par un et par lui-même » est un syllogisme formellement cohérent, mais absurde matériellement (dans son contenu).
D’ailleurs un syllogisme pose ses prémisses comme étant vraies sans pour autant le démontrer. En fait, la logique n’a pas pour but de démontrer la vérité des prémisses, mais d’établir toutes les déductions cohérentes qu’on peut en tirer : si j’admets que la majeure est vraie, et si j’admets que la mineure est vraie, que puis-je en tirer comme conclusion ? Au début de chaque syllogisme nous sous-entendons donc « s’il est vrai que… » : les prémisses sont des hypothèses et la logique en tant que telle ne peut produire que des raisonnements hypothético-déductifs : elle n’augmente en rien notre connaissance, elle ne fait qu’expliciter une conclusion qui par définition devait déjà être contenue dans les prémisses, en ne tenant en outre aucun compte du contenu des propositions.
Aristote, nous dit Descartes, s’est trompé sur ce point : la logique, art de la démonstration formelle, est l’art des démonstrations vides et, en un sens, inutiles. Elle ne saurait servir de méthode ou d’instrument (en grec organon) à la connaissance en général.
 
Y a-t-il une autre méthode pour démontrer ?
Selon Pascal dans l’Esprit de la géométrie, c’est la mathématique, et plus exactement la géométrie, qui fournit à la connaissance le moyen de découvrir la vérité et de la démontrer : il ne faut employer aucun terme sans en avoir d’abord expliqué le sens, et n’affirmer que ce que l’on peut démontrer par des vérités déjà connues. Mais il y a des termes que l’on ne saurait définir, parce qu’ils nous servent à définir tout le reste : les « mots primitifs ». Ainsi je ne peux pas définir des mots comme « temps » ou « être », mais je n’ai pas besoin d’une telle définition, parce que je sais intuitivement ce que ces mots veulent dire.
La méthode géométrique ne nous conduit donc pas à vouloir tout définir, mais au contraire à partir de termes absolument évidents pour définir les autres et commencer nos déductions. C’est exactement ce que dit Descartes : la méthode de la connaissance, c’est la méthode géométrique, qui consiste à déduire des vérités de plus en plus complexes à partir d’idées claires et distinctes. Ainsi, dans son Ethique, Spinoza va appliquer à la philosophie la méthode des géomètres : on pose des définitions et des axiomes dont on déduit tout le reste, y compris l’existence et la nature de Dieu.
 
La méthode géométrique peut-elle constituer l’organon de la connaissance ?
Leibniz montre qu’on ne peut généraliser la méthode géométrique à toute la connaissance : avec cette méthode, toutes les déductions reposent en effet sur des termes primitifs indéfinissables, mais réputés parfaitement clairs et évidents. Or, pour Leibniz, l’évidence est un critère purement subjectif : quand je me trompe, je prends une erreur pour une évidence, en sorte que l’évidence n’est pas à elle seule le signe de la vérité. Kant, surtout, va démontrer que la méthode géométrique n’a de sens qu’en mathématiques : la définition du triangle me dit ce qu’est un triangle, mais pas qu’il existe réellement quelque chose comme un triangle. La méthode géométrique est donc incapable de passer de la définition à l’existence.
Cela n’a aucune importance en mathématique : peu importe au mathématicien que le triangle existe réellement car, pour lui, la question est simplement de savoir ce que l’on peut démontrer à partir de la définition du triangle et des axiomes de la géométrie. Mais quand la métaphysique entend démontrer l’existence de Dieu selon une méthode mathématique, elle est dans l’illusion, parce que les mathématiques sont justement incapables de démontrer l’existence de leurs objets. Selon Kant, le seul moyen à notre portée pour savoir si un objet correspond réellement au concept que nous en avons, c’est l’expérience sensible. Au-delà des limites de cette expérience, nous pouvons penser, débattre, argumenter, mais ni démontrer ni connaître.
 
La Vérité
 
La vérité fait partie de ces termes que la philosophie scolastique nommait des « transcendantaux », parce qu’ils sont toujours « au-delà » (trans) de tout ce qui est (ens), et que comme tels, ils ne sont pas définissables : il ne s’agirait pas alors de les comprendre, mais de les saisir directement par une intuition immédiate.
 
Quel sens donnons-nous habituellement à la vérité ?
Descartes remarque que l’on définit couramment le vrai comme ce qui n’est pas faux, et le faux comme ce qui n’est pas vrai…
Ici, les contraires se définissent les uns les autres, et la définition, circulaire, est purement « nominale », c’est-à-dire qu’en fait elle ne définit rien. Il faut donc chercher une autre définition. Pour cela, il faut d’abord définir ce qui est susceptible d’être vrai ou faux.
 
 
 
Qu’est-ce qui est susceptible d’être vrai ou faux ?
Seuls les énoncés sur les choses, et non les chose elles-mêmes, sont susceptibles d’être vrais ou faux , et encore : la prière, le souhait, l’ordre, etc., sont des énoncés qui n’ont pas de valeur de vérité. En fait, seuls les énoncés qui attribuent un prédicat à un sujet, c’est-à-dire des jugements prédicatifs, peuvent être vrais ou faux.
La vérité serait alors d’attribuer le prédicat qui exprime bien comment le sujet est réellement (par exemple, l’énoncé « la table est grise » est vrai si la table est effectivement grise).Une proposition serait donc vraie quand elle décrit adéquatement la chose telle qu’elle est.
 
Définir la vérité comme adéquation, est-ce satisfaisant ?
Saint Thomas d’Aquin a le premier défini la vérité comme l’adéquation de l’esprit et de la chose. Mais pour que cette définition soit valide, il faudrait que je puisse comparer mes idées aux choses ; le problème, c’est que je n’ai jamais affaire aux choses en elles-mêmes, mais à ma représentation des choses. Or, rien ne m’assure que le monde est bien conforme à ce que j’en aperçois ; il se pourrait, comme l’a montré Descartes, que toute ma vie ne soit qu’un « songe bien lié », que je sois en train de rêver tout ce que je crois percevoir : rien ne m’assure que le monde ou autrui existent tels que je les crois être.
 
Faut-il alors renoncer à parvenir à la vérité ?
Même si tous mes jugements sont faux, il est seulement une seule chose dont je ne peux pas douter : pour se tromper, il faut être ; donc, je suis. « Je pense, donc je suis » est la seule proposition nécessairement vraie. Cette intuition devient le modèle de la vérité : il ne s’agit plus de comparer mes idées aux choses, ce qui est impossible, mis mes idées à cette intuition certaine, le cogito. Toute idée qui est aussi claire et distincte que le cogito est nécessairement vraie.
Cependant, à ce stade du doute méthodique, je ne suis assuré que d’être en tant que chose qui pense : pour m’assurer qu’autrui et le monde existent, et me sortir du solipsisme, Descartes devra par la suite poser l’existence d’un dieu vérace et bon qui ne cherche pas à me tromper.
 
Quelle est la solution proposée par Descartes ?
« Je pense, donc je suis » : il est impossible de douter de cette proposition. La certitude du cogito ne me dit cependant rien d’autre : hormis cela, je peux encore me prendre à douter de tout. Mais, parmi toutes les idées dont je peux douter, il y a l’idée de Dieu. L’idée d’un être parfait est elle-même nécessairement parfaite ; Or, je suis un être imparfait : de mes propres forces, je ne peux donc pas avoir une telle idée. Si j’ai l’idée de Dieu, il faut donc que ce soit Dieu lui-même qui l’ait mise en mon esprit ; par conséquent, je suis certain que Dieu existe avant d’être sûr que le monde est comme je le perçois. Mais si Dieu existe, et s’il est parfait, il doit être vérace et bon : il ne peut avoir la volonté de me tromper, et le monde doit bien être tel que je me le représente. Descartes est ainsi contraint de poser l’existence de Dieu au fondement de la vérité.
 
La solution cartésienne résout-elle le problème ?
En fait, lorsque Descartes affirme que le modèle de la vérité, c’est l’intuition immédiatement certaine du cogito, il présuppose que sa définition de la vérité est la vraie définition.
Comme l’a montré le logicien Frege, la vérité se présuppose toujours elle-même, quelle que soit la définition que j’en donne : que je définisse la vérité comme adéquation, comme cohérence logique de la proposition ou comme intuition certaine, je présuppose déjà le «sens » de la vérité. Cette circularité ne rend pas la vérité nulle et non avenue, mais invite plutôt à remarquer le paradoxe : la vérité se précède toujours elle-même.
 
A retenir, cette citation de saint-Thomas d’Aquin :
« La vérité est l’adéquation de la chose et de la pensée . »

Publié dans raison et réel

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M
je ne comprends pas très bien pourquoi la vérité se précède a elle même.. Pourriez vous m'éclairer s'il vous plait.
Répondre
L
<br /> <br /> Tout d'abord, merci pour votre question, qui dénote de votre part une volonté de compréhension.<br /> <br /> <br /> On peut répondre:<br /> <br /> <br /> 1. Je ne pourrais pas chercher la vérité (comme le fait Descartes) si je n'en avais pas une idée préalable, pensant même cette idée comme approchant de la vérité, ce qui suppose au moins de<br /> savoir distinguer le vrai du faux à partir d'un critère pouvant définir le vrai (comme l'évidence du cogito chez Descartes, qui ne résulte pas d'un raisonnement, mais d'une intuition<br /> intellectuelle immédiate). Bref, chercher la vérité suppose une iédée préalable du vrai.<br /> <br /> <br /> 2. De même, lorsque je cherche à donner une définition de la vérité (comme adéquation d'une idée à la réalité par exemple), comment pourrais-je savoir si ma définition est vraie si je n'avais<br /> déjà une certaine idée de la différence entre le vrai et le faux et donc une certaine idée du vrai? Sinon, je ne pourrais pas reconnaitre cette définition comme vraie.<br /> <br /> <br /> D'où l'idée que la vérité se précède toujours elle-même et donc celle de la circularité de la définition de la vérité.<br /> <br /> <br /> J'espère avoir répondu de la façon la plus claire qui soit à votre question et vous souhaite bon courage, si vous avez un examen à passer.<br /> <br /> <br /> Cordialement<br /> <br /> <br /> <br />