Spinoza (dossier du Monde)

Publié le par lenuki

Repères

Article paru dans l'édition du 19.04.08

Né à Amsterdam en 1632, mort à La Haye en 1677, Baruch de Spinoza est issu d'une famille juive portugaise installée aux Pays-Bas. D'abord brillant élève de l'école juive, en 1656 il est exclu de la synagogue et de la communauté pour ses idées et son refus de tout compromis. Il mène ensuite une existence des plus modestes. Le philosophe partage son temps entre l'artisanat scientifique, qui lui permet de subsister en fabriquant des lentilles pour lunettes astronomiques ou microscopes, et l'écriture de son oeuvre, dont l'essentiel ne sera publié qu'après sa mort. Malgré son extrême discrétion, la réputation de Spinoza, de son vivant, s'étendait à toute l'Europe.

Décisive pour le développement de la philosophie moderne et contemporaine, la pensée de Spinoza occupe une place très singulière dans l'histoire occidentale. Affirmant l'équivalence de Dieu et de la Nature, soutenant l'existence d'un déterminisme universel, et donc l'inexistence du libre arbitre, il parvient à conjuguer des éléments jugés avant lui incompatibles. L' Ethique, son maître livre, est de ce point de vue un texte inépuisable.

Rationaliste qui se sert de la logique pour avancer sur le chemin de la sagesse et de la béatitude, penseur de la mécanique des passions humaines, théoricien du politique, ennemi des clergés et ami de Dieu, Spinoza a édifié, en quelques oeuvres et en une courte vie, un monde que l'on ne cesse d'explorer, en l'interprétant dans des sens opposés, du matérialisme à la mystique.

 

Un complément à toutes les philosophies

Article paru dans l'édition du 19.04.08

Est-ce un hasard si son oeuvre est interprétée dans des sens opposés ? L'auteur de l'« Ethique » occupe une place singulière dans l'histoire de la pensée occidentale. Entretien avec Jean-Luc Marion.

Quelle est la place de Spinoza et de son oeuvre dans votre propre itinéraire philosophique ?

« Tout philosophe a deux philosophies, la sienne et celle de Spinoza », aurait dit Bergson. Faut-il l'entendre comme un privilège ou comme l'indication qu'entre ces deux philosophies, il y en a une de trop ? En tout cas, comme nombre d'apprentis philosophes, avant d'avoir la moindre thèse un peu personnelle, j'ai cru devoir penser sur un mode spinoziste. Le Traité de la réforme de l'entendement me semblait, au lycée, plus convaincant que le Discours de la méthode, plus démonstratif que le début de la Critique de la raison pure (en un sens je n'avais pas tort). Combien de dissertations, combien de leçons se terminaient invariablement par une troisième partie spinoziste !

Le premier cours que j'ai improvisé, alors que j'étais à peine assistant de Ferdinand Alquié en Sorbonne, fut, comme d'ailleurs mon premier article, consacré à Spinoza et, durant chacune de mes sept années d'assistant, j'ai toujours commenté au moins un livre de l' Ethique. Même les thèses sur Descartes n'ont pas troublé la basse continue spinoziste. L'époque s'y prêtait, il est vrai, entre la formalisation onirique de Martial Gueroult, la simplification étincelante de Gilles Deleuze, et, plus heureusement, la quasi-déconstruction de Ferdinand Alquié. On entendait dire que nous n'avions le choix qu'entre Spinoza et, au choix, Marx, Feuerbach et pourquoi pas Nietzsche. Et puis cette basse continue s'est évanouie.

Quel est le texte de Spinoza qui vous a le plus marqué et pourquoi ?

L' Ethique évidemment. Texte impressionnant, mais sur un mode étrange. A première lecture, on subit la fascination d'un discours sans références historiques, d'une apparence parfaitement démonstrative, qui paraît le pur travail du concept. Mais, plus les lectures se multiplient, plus ce texte déroute.

D'abord parce que la rigueur des démonstrations devient souvent problématique - Spinoza ne démontre pas toujours ce qu'il prétend démontrer ou bien démontre autre chose. Ensuite parce que sa hautaine revendication d'autonomie fait que l' Ethique néglige, voire rature ce qu'elle doit aux autres philosophes, ou même ce qu'elle leur oppose : clos sur sa perfection, le texte se donne à prendre ou à laisser, se dérobe à l'épreuve d'une vérification, donc aussi d'une falsification. D'où l'impression perverse qu'il faut croire en l' Ethique, et que, si l'on n'y croit pas, l' Ethique elle-même explique quelle maladie mentale nous en empêche.

Il y a comme un effet idéologique de l' Ethique sur ses lecteurs, qui se partagent plus suivant l'adhésion ou la répulsion qu'ils ne s'accordent entre eux sur les motifs de l'une ou de l'autre. Car on peut devenir un spinoziste convaincu (ou un opposant résolu) aussi bien avec une interprétation matérialiste et athée qu'une interprétation mystico-religieuse de l' Ethique, une interprétation vitaliste qu'une interprétation logiciste, une interprétation scientiste et moderne qu'une interprétation néoplatonisante, judaïsante, voire christianisante. On en vient alors à soupçonner que le spinoziste double la philosophie de chaque philosophe précisément parce que ce n'en est pas une, mais un complément idéologique à toutes, l'asile de la foi pour ceux qui ne croient pas.

Peu à peu, l' Ethique m'a semblé révéler l'origine profonde de ces étrangetés : elle concentre des choix non seulement déjà anachroniques au XVIIe siècle, mais en un sens tous opposés aux innovations qui l'ont rendu révolutionnaire. D'abord le choix de l'ordre géométrique, euclidien, que les mathématiciens, déjà bien avant Descartes, avaient abandonné définitivement au profit de toutes les figures possibles de l'analyse. Ensuite la transposition ne varietur d'un ordre valide en mathématique à la philosophie (au contraire des précautions de Descartes, Pascal et Leibniz, il est vrai eux mathématiciens de formation). Ensuite le refus de presque tous les acquis de l'époque : la distinction entre la méthode et la métaphysique, la révision radicale de la logique aristotélicienne, l' ego cogito comme principe, la critique de la substance au profit de la naissante ontologia, la reconnaissance de l'autonomie de la volonté face à l'entendement, etc. Comment expliquer cette étrangeté ? Beaucoup y voient une anticipation des philosophies contemporaines. Il se pourrait qu'on puisse aussi y reconnaître le dernier aristotélicien, celui qui transpose Aristote, sans les médiations médiévales de l'aristotélisme réel : identification de l'être à la substance, de la substance à Dieu, du bonheur à la connaissance contemplative par le sage, sur le modèle de celle de Dieu. D'autres (dont Frédéric Manzini) confirmeront bientôt la légitimité d'une telle hypothèse. Cette appréciation, j'en suis conscient, peut surprendre ou même déplaire. Mais enfin l'histoire de la philosophie a ses résultats, qu'on ne peut négliger. Pourtant, précisément à cause de cette appréciation paradoxale, lire Spinoza garde toute son importance.

Selon vous, où cet auteur trouve-t-il son actualité la plus intense ?

Sans doute dans la difficulté même que nous avons à l'inscrire dans l'actualité : selon Spinoza, pour le meilleur et pour le pire, tout devrait se penser sub specie aeternitatis, surtout pas dans l'actualité, pure illusion. Etrangeté qui se voit d'abord par rapport à l'histoire de la métaphysique. En fait-il seulement partie ? S'agit-il d'une pensée de l'étant en tant qu'étant (ou d'une théorie de la connaissance sans véritable ontologie) ? Construit-elle une onto-théo-logie ? Si oui, laquelle, et pourquoi Heidegger n'en dit-il rien ? Ensuite comment expliquer la multiplicité et la contradiction des lectures que permet l' Ethique ? Pourquoi ce livre nourrit-il tant de dérives idéologiques et que nous enseigne-t-il tacitement sur notre besoin irrépressible d'idéologie, c'est-à-dire de croyance irrationnelle dans la raison, elle-même mythifiée ? Enfin, quel rapport maintenir entre l' Ethique et ce dont elle ne parle pas - par exemple la discussion du statut de la religion, de la révélation biblique, bref du débat ouvert par le Traité théologico-politique et toute sa descendance ?

Surtout l' Ethique, dans son extra-territorialité an-historique, son abstraction splendide et son ambition démesurée, nous fascine parce qu'elle pose la question du pouvoir et des limites de la philosophie elle-même. Notre esprit peut-il vraiment « avoir une connaissance adéquate de l'essence éternelle et infinie de Dieu » ( Ethique II, § 47) ? L'homme libre peut-il vraiment « penser à aucune chose moins qu'à la mort » ( Ethique IV, § 67) ? Pouvons-nous vraiment « sentir et expérimenter que nous sommes éternels » ( Ethique V, § 23, scolie) ? Bref, sommes-nous vraiment plus heureux quand nous connaissons plus et mieux, et voulons-nous d'autant plus le bien que nous connaissons mieux le vrai ? Spinoza peut décevoir son lecteur, parce qu'il laisse soupçonner que la philosophie n'a pas les moyens de son ambition. Mais il réjouit toujours le penseur, parce qu'il garde intactes toutes ses ambitions, même imprudentes, à la philosophie.

Propos recueillis par Jean Birnbaum


La pensée du délire

Article paru dans l'édition du 19.04.08

Parce que la présentation de la pensée de Spinoza devant des classes de terminale est subordonnée aux objectifs de la préparation au bac et d'une simple initiation à la philosophie, ce n'est pas en tant que philosophie « moniste », « panthéiste », ou même en tant que philosophie de la joie que j'évoque la pensée de Spinoza en cours, mais plutôt en tant que philosophie du délire.

En effet, comme il ne suffit pas, selon Spinoza, de produire démonstrativement la connaissance, mais qu'il faut aussi expliquer, par cette connaissance, les erreurs qui s'y opposent, il propose, en marge de sa doctrine proprement dite, une théorie de l'origine et de la genèse de nos préjugés : ils dérivent tous de notre condition - nous sommes naturellement ignorants des causes des événements du monde, mais naturellement conscients de nos désirs - par deux types de délires ou de surinterprétations.

En effet, il suit de notre condition que nous avons l'impression de disposer d'une explication satisfaisante des phénomènes naturels une fois que nous sommes parvenus à en imaginer le but : nous projetons une structure de désir sur les phénomènes de la nature. Analysé plus précisément, ce processus explique la naissance des superstitions : chez chacun d'entre nous, le désir a des objets extérieurs dont la possession ou la privation dépendent de processus qui échappent à notre puissance. Craintive, la conscience joue alors mentalement avec la réalité en instaurant des règles d'interprétation qui mettent en relation le succès futur et un événement imminent quelconque : « Si le prochain oiseau qui passe vient de la droite, alors la volonté des dieux est que je gagne cette guerre. » Ainsi, il y a une genèse individuelle et spontanée des rituels superstitieux qui n'ont plus qu'à se diffuser et à faire oublier leur origine pour faire tradition.

Il suit aussi de notre condition que nous avons l'illusion de nous connaître parce que nous savons ce que nous désirons, alors que nous ignorons quelles sont les causes véritables des choses, et donc de nos désirs. Comme nous prenons notre savoir partiel pour un savoir total, nous pensons que notre désir n'a pas de cause et nous nous considérons, à tort, comme libres. De cette ignorance des causes internes de nos désirs, il suit aussi que nous les rationalisons en essayant de nous convaincre que c'est parce que l'objet est bon qu'on le désire, alors que c'est en réalité parce que nous le désirons que nous le trouvons bon.

Il y a de ce point de vue une Bonne Nouvelle spinoziste : toute chose peut être par accident cause d'amour... et une Mauvaise Nouvelle spinoziste : toute chose qui est objet d'amour l'est par accident.

C'est ainsi que la philosophie de Spinoza, parce qu'elle ne thématise pas seulement l'Absolu, mais aussi la production délirante de nos préjugés, constitue un dispositif puissant pour faire réfléchir les élèves et éduquer leur esprit critique.

Raphaël Künstler

Publié dans philosophie auteurs

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