Emma, Flaubert et la politique

Publié le par lenuki

Du bovarysme politique, par Christian Salmon

LE MONDE | 25.04.08 | 15h28  •  Mis à jour le 25.04.08 | 15h28

 

« J''avais l'impression de vivre dans un théâtre, dans une fiction », a récemment avoué Cécilia, l'ex-épouse du président de la République. En pleine commémoration de Mai 68, cette déclaration évoque un vieux slogan inscrit sur les murs de l'Odéon : "Quand l'Assemblée nationale devient un théâtre bourgeois, tous les théâtres bourgeois doivent devenir des assemblées nationales". Cécilia serait-elle notre nouvelle Antigone, une Antigone de l'ère médiatique, capable à la fois de résister à l'attrait du pouvoir et de le démasquer ? La "pipolisation" de la politique ne serait donc pas à sens unique, elle irait de pair avec une certaine "politisation des people". On objectera que le rôle d'Antigone est peut-être un peu trop grand pour l'ex-première dame. Et on lui préférera sans doute celui d'Emma Bovary, se détournant des avantages de son statut d'épouse pour n'écouter que ses sentiments de femme amoureuse. A condition de ne pas ignorer la dimension politique du bovarysme.

L'opposition entre le coeur et la raison, la passion amoureuse et le devoir conjugal, constituait déjà à l'époque de Flaubert un stéréotype des romans sentimentaux. Et c'est justement dans ce fond de stéréotypes que Flaubert a puisé pour constituer son bréviaire du bovarysme. Il faut relire à ce propos les lignes consacrées à la passion naissante d'Emma : "Alors elle se rappela les héroïnes des livres qu'elle avait lus et la légion lyrique de ces femmes adultères se mit à chanter dans sa mémoire avec des voix de soeurs qui la charmaient. Elle devenait elle-même comme une partie véritable de ces imaginations et réalisait la longue rêverie de sa jeunesse en se considérant dans ce type d'amoureuse qu'elle avait tant enviée."

Qu'est-ce que le bovarysme sinon cette distorsion de la personnalité qui réside, selon Jules de Gaultier (1858-1942), dans le "pouvoir départi à l'homme de se concevoir autre qu'il n'est" ? Dans la vie politique, les exemples d'une telle dilatation du moi ne manquent pas : de Clinton à Blair et de Sarkozy à... Berlusconi. Ce dernier représentant un cas d'école, presque un modèle pour les autres : "Je suis plus grand que Sarkozy et Poutine, a-t-il récemment déclaré, je suis grand comme Prodi. Je fais 1,71 m." Avant d'affirmer que ses connaissances en latin lui permettraient "de tenir un déjeuner avec Jules César". Une déclaration aussitôt agrémentée d'une promesse : "La première chose que je ferai après le vote sera d'appeler Sarkozy, car il a vu en Berlusconi un maître." On ignore s'il s'est adressé à lui en latin.

Mais le maître illusionniste qui gouverne une Italie "téléstupéfaite", selon le mot de l'écrivain italien Vincenzo Consolo, n'a pas hésité pendant la dernière campagne électorale à fustiger "l'illusionnisme" du candidat de la gauche modérée "qui, au lieu d'obtenir un diplôme universitaire, en a seulement un en fiction, en cinéma !" Il est vrai que Walter Veltroni est passé maître en mise en scène politique (allant jusqu'à convaincre il y a quelques années la rock-star Sting d'ouvrir un congrès du Parti communiste) au point de s'attirer le soutien ambigu de Roberto Benigni : "Les hommes politiques ne doivent faire que de la politique, les acteurs que du cinéma, mais je suis avec toi." Le nouveau Parti démocrate italien a récemment quitté son siège historique de la rue des "Botteghe oscure" pour s'installer dans de nouveaux locaux, un open space, que ses occupants ont spontanément baptisé le Loft ! Naissance de la loft politique...

Si le bovarysme en est un formidable prisme, c'est que Flaubert a mis au jour, dans la "nature quelque peu perverse" d'Emma, cette femme de "fausse poésie" et de "faux sentiment", une forme d'individuation nouvelle, devenue courante aujourd'hui à l'ère de Second Life, produit de la pétrification de l'expérience humaine dans les clichés romanesques et les histoires toutes faites. Un "bovarysme politique" qu'on pourrait définir comme l'usage stratégique de la fiction à des fins de contrôle et de manipulation et dont la fameuse scène des comices agricoles constitue le laboratoire. Dans un montage habile des discours, Flaubert fait alterner, phrase à phrase, les propos amoureux d'Emma et Rodolphe et le discours politique des édiles locaux, chacun empruntant à son propre registre ses figures de style, sa syntaxe, son lyrisme. La conquête d'Emma par Rodolphe se déploie ainsi sur un fond d'éloquence de tréteaux comme une véritable parade de clichés romanesques (une centaine, que Flaubert a patiemment collectés, préfigurant son Dictionnaire des idées reçues) qui emporte Emma sur la route des signes amoureux, instaurant une véritable signalétique de l'égarement.

Pendant ce temps, le bon peuple assiste à la mise en récit de sa propre vie avec ses éloges bucoliques, ses appels à l'effort - qui ne sont pas sans rappeler certains discours de la récente campagne présidentielle -, un provincialisme qui réside moins dans la distance physique d'avec la capitale que dans un rapport d'éloignement à sa propre expérience.

Le bovarysme politique éclaire ainsi ce que nous appelons d'un terme vague et complaisant "pipolisation", cet amalgame bizarre d'intime et de collectif, de politique et de sexe, qui implique autant une gestion politique des désirs et des corps que la mise en fiction du politique. "On eût dit un véritable kaléidoscope, un vrai décor d'opéra et, un moment, notre petite localité a pu se croire transportée au milieu d'un rêve des Mille et Une Nuits", rapporta Homais dans le journal local. Une assez bonne définition de la politique à l'ère de la "feintise ludique" intégrée.


Christian Salmon est membre du Centre de recherches sur les arts et le langage.

 

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