Auguste Comte et le positivisme
Entretien avec Dominique Lecourt, philosophe
Auguste Comte : une certaine idée de la science
LE MONDE DES LIVRES | 26.06.08 | 11h38 • Mis à jour le 26.06.08 | 11h38
Quelle est la place d'Auguste Comte et de sa pensée dans votre itinéraire philosophique ?
Comme tous les étudiants qui fréquentaient le Quartier latin pendant les années 1960, je n'ai d'abord guère connu d'Auguste Comte que la statue qui orne la place de la Sorbonne. Ce buste austère avait subi les injures de générations de pigeons ; il allait en mai 68 se retrouver affublé d'une écharpe rouge, quand on ne le couvrit pas de drapeaux noirs. Auteur, en 1855, d'un mémorable Appel aux conservateurs, ce pourfendeur de l'"anarchie intellectuelle" n'aurait pas apprécié. Mais nous ignorions pour la plupart ces textes frappés d'un étrange oubli collectif. Au mieux, nous avions lu les deux premières leçons du Cours de philosophie positive : la loi des trois états, la classification des sciences, le baptême de la sociologie. Nous en retenions l'idée d'une philosophie des sciences aussi désuète sur le fond que pompeuse dans la forme.
A mon entrée Rue d'Ulm en 1965, je n'en savais pas beaucoup plus. Tout juste avais-je aperçu dans la petite édition des classiques Hachette que l'auteur n'était pas seulement un "intellectuel de culture encyclopédique", mais "un sentimental à tendance mystique" ainsi qu'"un névrosé enclin aux idées de grandeur"... Ajoutons le jugement péremptoire de Marx qui faisait alors autorité : "Auguste Comte ? Un nain à côté de Hegel !" A quoi bon nous donner la peine de lire son oeuvre ?
C'est en suivant le séminaire de Georges Canguilhem en 1967-1968 que je vis Comte s'animer sous mes yeux. Canguilhem ne cessait de se référer au système comtien pour s'interroger sur sa "logique" d'ensemble. Il admirait ce polytechnicien qui avait su percevoir la portée philosophique de l'avènement de la biologie au rang de science "positive". Il lui faisait gloire d'avoir pris parti contre le mécanisme alors triomphant, en faveur du "vitalisme", défendant la spécificité et l'autonomie du vivant dans ses rapports avec son milieu. Depuis Watson et Crick, le "réductionnisme" en biologie donnait à penser que le vivant pourrait être intégralement expliqué par des lois physico-chimiques. La dénonciation par Comte de cette "usurpation cosmologique" nous parlait directement.
Mais ce qui personnellement n'a cessé de solliciter mes relectures, c'est d'abord l'idée qu'il se faisait de la "philosophie des sciences". Il lui donnait pour objet l'histoire de chacune des disciplines et la coordination rationnelle de l'ensemble. Cette idée a décidé d'une certaine originalité du style français en histoire des sciences ainsi qu'en épistémologie. Comte l'associe à une conception du "progrès" enracinée dans l'ordre biologique. Il considère la première théorie des localisations cérébrales, la "phrénologie", comme la théorie "véritablement scientifique de la nature humaine". D'où il tire la maxime "Ordre et progrès" - exergue du Système de politique positive - qui figure sur le drapeau du Brésil, comme cela se sait désormais grâce à Pelé et à sa descendance. Mais ce qui intéresse Comte, c'est que le progrès sera désormais développement de l'ordre. Fin des crises révolutionnaires ! D'emblée sa pensée avait été politique. Ce qu'il a appris, chemin faisant, de la biologie même, pensait-il, c'est que les hommes devront toujours tenir compte de la prépondérance naturelle de leurs facultés affectives attestée par la structure du cerveau. De là ces textes déroutants sur les rites d'une religion - celle de l'Humanité - présentée comme la première religion scientifiquement démontrée, et appelée à prendre le relais du catholicisme.
Quel est le texte de Comte qui vous a le plus marqué, nourri, et pourquoi ?
Le Discours sur l'ensemble du positivisme publié en 1848, et qui sert de "Discours préliminaire" au Système de politique positive (1851-1854). S'y dévoilent les présupposés et les intentions "morales et sociales" du système. L'Amour, la famille, la femme, l'immortalité, la religion... Comte résume ses positions en trois maximes à apprendre par coeur : "Réorganiser, sans dieu ni roi, par le Culte systématique de l'Humanité" ; "Nul n'a de droit qu'à faire son devoir" ; "L'esprit doit toujours être le ministre du coeur, et jamais son esclave". De la biologie à la sociologie, il développe une critique radicale de la conception égoïste de l'individu que partagent à ses yeux l'économie politique et les théories du "contrat social". L'individu humain ne saurait s'assimiler, sans mettre la société en péril, à un atome social qui n'agirait que sous l'impulsion d'un calcul rationnel de ses intérêts. La réorganisation nécessaire de la société occidentale présuppose la critique de l'individualisme des "droits de l'homme", une nouvelle conception du "sexe affectif", une idée du "consensus" social, empruntée à la théorie des tissus de Xavier Bichat. L'espèce s'ouvre sur son passé. La religion prend acte du désir d'immortalité qui singularise l'être humain : c'est le culte de l'Humanité, avec calendrier, sacrements et catéchisme, qui répond à ce désir. D'où la double descendance politique de Comte en France : Jules Ferry et le philosophe Alain, d'un côté, mais aussi, de l'autre, Charles Maurras et l'Action française. Est-ce là l'une des raisons de "l'oubli" de Comte après la seconde guerre mondiale ?
Selon vous, où cet auteur trouve-t-il aujourd'hui son actualité la plus intense ?
Paradoxalement, ce n'est pas l'expansion du positivisme dans le monde épistémologique anglo-saxon et ses dépendances qui donnent à Comte son actualité la plus sensible. On peut même dire que son souci historique en philosophie des sciences s'opposait par avance au projet de reconstruction rationnelle du savoir scientifique sur des bases logiques. Il y a positivisme et positivisme. Ce qui s'est transmis, c'est la définition de la science comme simple description des faits, par renoncement ascétique à toute interrogation métaphysique. Question qui reste intense en épistémologie comme en témoignent les oeuvres de Popper, Kuhn, Feyerabend, Bachelard ou Canguilhem... Autre question brûlante, celle de la religion dans ses rapports avec la science. Comte n'est pas "scientiste" comme son disciple dissident Emile Littré. Il n'organise pas le culte de la science pour chasser le mystère de l'existence humaine. Il s'interroge sur le fonds pulsionnel irréductible dont se nourrissent toutes les religions ; c'est sa théorie du "fétichisme". Sans doute a-t-il eu tort, en sa jeunesse, d'écrire que l'humanité était entrain de s'affranchir du mode théologico-métaphysique, de poser les questions de l'existence. Mais il a su relancer pour finir les interrogations essentielles. Le "créationnisme scientifique" américain ne se présente-t-il pas comme une religion "scientifiquement démontrée" ? Les spéculations post-humanistes ne se veulent-elles pas la réponse technoscientifique au désir d'immortalité de l'être humain ? Nous pourrions inviter les uns et les autres à refaire le chemin de Comte.
Propos recueillis par Jean Birnbaum
Repères
Né en 1798 à Montpellier, mort en 1857, Auguste Comte fut d'abord un brillant mathématicien. Mais la carrière d'ingénieur exerça suffisamment peu d'attrait sur lui pour qu'il se fasse renvoyer de Polytechnique pour insubordination, à la suite de quoi il devint un temps le secrétaire de Saint-Simon.
Peu après, il ouvre à son domicile un "Cours de philosophie positive", dont la substance sera publiée entre 1830 et 1842, malgré la première crise de folie - son "profond orage cérébral" - qui le frappe en 1826. Il y développe sa théorie des trois états de l'humanité : à l'état "théologique", où tout se trouve expliqué en référence à des forces surnaturelles, puis "métaphysique", dans lequel la raison et ses principes abstraits prennent la place du divin, doit succéder l'état "positif", où l'esprit humain renonce à l'oiseuse question du pourquoi des phénomènes et, sur le modèle des sciences rigoureuses, apprend à s'en tenir à l'établissement des relations qui unissent les données observables.
Le véritable centre de gravité de sa pensée (tel qu'il apparaît dans le Système de politique positive de 1854) réside dans son effort pour définir une réelle politique scientifique, capable de rénover la société et de refermer la crise ouverte par la Révolution. Ce qui l'orienta vers l'édification d'une "Religion de l'Humanité". Comme les religions du passé, cette morale sécularisée devait servir de base à la nouvelle politique.
Mettre en rapport les savoirs, par Ivan Trabuc
LE MONDE DES LIVRES | 26.06.08 | 11h38
Pourquoi faire de la philosophie ? Bien des lycéens, notamment ceux qui entrent en terminale scientifique, ne se privent pas de me poser cette question, eux qui voient s'ajouter à leur emploi du temps chargé une discipline nouvelle, souvent perçue comme "littéraire". Pourquoi s'astreindre à un enseignement de plus, qui semble d'autant moins indispensable qu'il a fait défaut jusque-là ?
Cette interrogation est en partie produite par l'organisation même du cursus scolaire : l'élève a le sentiment de devoir partager son esprit entre des savoirs multiples. Il doit faire face à une pluralité de disciplines qui sollicitent la réflexion dans des directions différentes. C'est pourquoi l'ajout d'une nouvelle discipline est parfois vécu comme l'introduction d'une division supplémentaire au sein de la pensée, qui les éloignerait de leur instruction proprement scientifique.
C'est ici qu'un philosophe comme Auguste Comte constitue un recours pédagogique précieux. En prenant appui sur la diversité des savoirs positivement constitués, il se propose de "résumer les diverses connaissances acquises (...) pour les coordonner en les présentant comme autant de branches d'un tronc unique, au lieu de les concevoir seulement comme autant de corps isolés". Pour Comte, connaître, quelle que soit la branche du savoir envisagée, ne consiste pas à accumuler des faits ou des observations, mais à être capable d'instaurer entre eux des relations. De même, à une échelle supérieure, une formation généraliste ne consiste pas à étendre indéfiniment son instruction dans des spécialités juxtaposées les unes aux autres ; elle doit articuler les sciences elles-mêmes selon un ordre rationnel, qui fait sens pour l'esprit en satisfaisant son besoin d'unité. D'où la visée encyclopédique de toute formation : on ne désigne pas par là une quelconque érudition - qui n'envisage le savoir que du point de vue de sa quantité, ou selon un ordre alphabétique parfaitement arbitraire au regard du contenu exposé - mais au contraire la nécessaire organisation rationnelle du savoir, sa mise en ordre, pour nous, selon un plan d'ensemble. La philosophie constitue donc moins un savoir de plus qu'une discipline ayant pour tâche propre de structurer les divers savoirs et notre rapport à eux.
A ce titre, la lecture des premiers Cours de philosophie positive, rédigés dans une langue accessible et directe, me semble pouvoir aider doublement les élèves, en particulier dans les filières scientifiques : d'une part, en clarifiant la fonction possible de la philosophie par rapport à des sciences dont elle n'est aucunement coupée ; d'autre part, en répondant au besoin d'unité créé par leur cursus même. Ce que manifeste en fin de compte leur hésitation initiale devant la philosophie est précisément le besoin qu'elle peut combler : le besoin d'un autre rapport à la pensée, qui ne s'obtient en fait que de la mise en rapport des savoirs.
Ivan Trabuc est professeur au lycée Blaise-Pascal de Brie Comte Robert (77).