Tristes tropiques (Lévi-Strauss)

Publié le par lenuki


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Tristes Tropiques", par Roger-Pol Droit

LE MONDE | 23.07.08 | 13h33  •  Mis à jour le 23.07.08 | 13h33

 

Il se pourrait qu'on reconnaisse les grands livres à ce signe unique : le temps, sur eux, a peu de prise. Ils offrent, en dépit des ans, une fraîcheur renouvelée. Tristes Tropiques (Plon, coll. "Terre humaine"), publié en 1955, confirme cette règle. On découvre encore, avec le même plaisir émerveillé que ses premiers lecteurs, ce récit proprement inclassable de Claude Lévi-Strauss, qui fêtera ses 100 ans en novembre.

En apparence, le texte décrit trois voyages de l'anthropologue au Brésil, chez les Bororo (1935-1936), puis chez les Nambikwara (1938), et son périple en Inde et au Pakistan (1950). Le paradoxe éclate pourtant dès les premières phrases : "Je hais les voyages et les explorateurs. Et voici que je m'apprête à raconter mes expéditions." On comprend vite qu'il sera difficile de ranger dans l'une des catégories conventionnelles ce texte à la fois maîtrisé et foisonnant, aussi singulier et souverain que ses premiers mots.

Ni vraiment scientifique, ni explicitement philosophique, ni simplement littéraire, et cependant tout cela à la fois, ce diable de livre porte en fin de compte sur le malaise de notre époque. Au premier plan de sa réflexion figurent le désenchantement de la diversité, la mort de l'exotisme, la fin des voyages qui existaient autrefois, au temps où il y avait des "autres".

Et sur cette trame se déploient réflexions, remarques ou digressions qui interdisent de pouvoir classer Tristes Tropiques dans aucun des genres habituels. Serait-ce, comme l'indiquait le prière d'insérer de l'époque, une "autobiographie intellectuelle" ? Ou bien une méditation sur le savoir des anthropologues, son étrange densité comme sa vaine ambition ? Ou encore un divertissement savant sur la pluralité des mondes humains, leur égale dignité et leur inégale puissance de destruction ? Une dénonciation de notre suffisance ? Un constat d'échec de la civilisation ?

En combinant toutes ces dimensions, plus d'autres encore, Lévi-Strauss a inventé un objet pensant non identifié, soutenu en permanence par un style éblouissant, tour à tour sec et ample, sobre et généreux, nerveux et large. Les meilleurs des contemporains ne s'y sont pas trompés. Raymond Aron, Maurice Blanchot, Georges Balandier furent parmi les premiers à saluer la grandeur de ce livre. Ils furent bientôt suivis par les études détaillées de Georges Bataille et de Michel Leiris, pour retenir seulement quelques noms dans un accueil à ce point triomphal que l'on vit le jury du prix Goncourt publier un communiqué pour exprimer ses regrets de ne pouvoir couronner un essai...

Claude Lévi-Strauss, qui devint célèbre avec cette publication, semble pourtant avoir rassemblé ce manuscrit (où figurent des notes antérieures, des fragments de carnets ou de textes abandonnés) presque à contrecoeur, en tout cas avec une sorte de rage contenue, qui laisse de page en page des soupçons d'amertume et de belles marques de causticité.

Cela peut s'expliquer par le moment de sa vie où l'anthropologue rédige cet ouvrage. Le chercheur n'a pas encore rencontré l'écho que ses travaux scientifiques méritent. Sa situation académique est incertaine. Deux candidatures sans succès au Collège de France l'ont ébranlé. Quand il est pressenti par Jean Malaurie, lequel crée alors, chez Plon, la collection "Terre humaine", destinée à rassembler des "voyages philosophiques", Lévi-Strauss risque une expérience d'écriture.

Tristes Tropiques n'a que peu vieilli. Dans ce feu d'artifice, presque rien n'est terni. Quand Lévi-Strauss parle des rêves de grandeur qui perdurent en France, de l'incompréhension tenace de notre société envers les réalités du monde qui l'entoure, a-t-il tout à fait tort aujourd'hui encore ? Quand il diagnostique le déclin du monde humain, l'annulation accélérée des différences, la pente menant vers l'indifférenciation, est-il démenti par notre époque ? Enfin, quand ce lecteur de Rousseau, faisant preuve d'un pessimisme écologique radical, évoque le saccage sans remède des équilibres naturels par l'avidité stupide des humains, n'est-il pas plus actuel que jamais ?


Il y a pourtant, dans ce livre, des positions que l'on ne partage plus. L'idée que l'islam constitue l'élément "occidental" de l'Orient, par son sens de la domination et son organisation du pouvoir, ne rencontre plus d'écho à présent. En fait, si Claude Lévi-Strauss déteste l'islam, c'est pour les mêmes raisons qu'il n'aime pas l'Occident. Voilà une attitude qui n'a plus de représentant.

Mais on ne rencontrera pas non plus, chez les intellectuels d'à présent, la virulence contre le monde musulman dont fait preuve Tristes Tropiques. Qui donc oserait écrire : "Si un corps de garde pouvait être religieux, l'islam paraîtrait sa religion idéale : stricte observance du règlement (prières cinq fois par jour, chacune exigeant cinquante génuflexions) ; revues de détail et soins de propreté (les ablutions rituelles) ; promiscuité masculine dans la vie spirituelle comme dans l'accomplissement des fonctions religieuses ; et pas de femmes" ? Personne, en 1955, ne semble y trouver à redire. On crierait aujourd'hui à l'islamophobie.

Par certains côtés, ce classique contemporain peut finalement apparaître comme un inconnu célèbre. Des pages de ce livre figurent en effet dans d'innombrables manuels de philosophie ou de littérature. Certaines séquences, comme "la leçon d'écriture", sont devenues des fragments d'anthologie. Pourtant, il n'est pas certain que l'on prenne réellement en compte les réflexions les plus abruptes, notamment celle des dernières pages. "Le monde a commencé sans l'homme et il s'achèvera sans lui", y affirme Claude Lévi-Strauss. Il esquisse là une des conceptions de l'histoire et de l'humain parmi les plus désenchantées qui soient. Et pourtant il refuse une attitude intégralement nihiliste. Ce Lévi-Strauss qui reste à explorer est en phase sur ce point avec ses maîtres, dissemblables et curieusement proches, que sont le Bouddha et Montaigne.


 

TRISTES TROPIQUES de Claude Lévi-Strauss. Plon, 1955, rééd. Pocket, coll. "Terre humaine", 2001, 7,20 €.

 

Publié dans philosophie auteurs

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