Connaissance du vivant

Publié le par lenuki


La matière et l'esprit - Le vivant

 

 

Le statut problématique

 Qu'est-ce que la matière ?


 Une fausse évidence

Les notions de matière et d'esprit sont a priori simples à saisir. Elles correspondent toutes deux à une expérience constante et évidente. L'esprit se saisit lui-même par la conscience. La matière et les corps extérieurs sont saisis par la perception, notre propre corps par la sensation interne. Mais l'analyse de la conscience a montré que l'esprit pouvait se fourvoyer sur lui-même, au point que son existence en tant que substance distincte du corps s'est révélée contestable (cf. chapitre 1 p. 9). N'en est-il pas de même pour la matière ? Si l'on veut examiner en quoi elle consiste, et quels sont ses rapports avec l'esprit, les choses ne sont en effet pas si claires.

 

Exemple

Quand on parle de la matière d'un vêtement ou d'un objet, on parle de ce en quoi ils sont faits, ce qui constitue leur étoffe ou leur « matière première », sur lesquelles on a effectué ensuite une mise en forme ou un traitement chimique. C'est cela qui permet à Aristote  de distinguer, dans un objet, la cause matérielle de la cause formelle. Pour une statue sculptée, par exemple, la matière, c'est le marbre ; la forme, c'est la figure de la statue. Mais appliquée à l'ensemble de la réalité extérieure, et non pas à tel ou tel objet, peut-on dire ce qu'est la matière ? Non pas quelle est la matière de la statue, ni celle du marbre, mais la matière commune à tout objet et présente derrière toutes les différences de structure, de forme et de propriété des corps.

 

Définition problématique

Si la matière est présente en tout corps, elle n'est pas un corps en particulier, ni une substance  chimique spécifique, elle n'est, autrement dit, rien de constitué, est-elle même quelque chose ? Plotin établit ainsi  le caractère d'être « en puissance » de la matière. Cela signifie qu'elle est susceptible de devenir toutes choses, qu'elle est potentiellement tout et n'importe quoi, du marbre mais aussi de l'eau, etc. Or, si on la définit ainsi, son être nous échappe : soit qu'elle est une matière concrète, définissable, mais c'est alors un corps particulier, soit elle est un support général, un « porte-empreinte de toute chose » (Platon, Timée), et dans ce cas on ne peut qu'en faire une sorte de non-être, non achevé, non déterminé. Si elle est sans forme ni consistance, n'est-ce pas paradoxal ? Que reste-t-il d'elle ?

 

  1. Comment établir l'existence de la matière ?

 

La théorie atomique

Pour qu'elle ne soit pas réduite à néant, ni une pure abstraction, on arrête la division de la matière au plus petit élément possible, en-dessous duquel on ne peut plus descendre. Cela correspond à la définition de l'atome. Telle est la théorie proposée par Epicure et Lucrèce. Comme l'indique l'étymologie du mot (« a-tome » signifie « sans partie »), les atomes sont des particules insécables, constituant le fond matériel de toute chose.

Ils sont indestructibles et en nombre déterminé, car tous les corps existants ne sont que des configurations atomiques qui se forment, s'assemblent puis se désagrègent, à partir du même stock d'atomes initial. Le problème est qu'ils ne sont pas observables.

Epicure en établit l'existence par inférence et réflexion. Il conclut même que toute chose est matérielle, y compris l'âme. Mais est-ce vérifiable ?

 

La théorie spatiale

On constate que c'est plus l'existence de l'esprit, et non de la matière, qui peut être vérifiée. Dans l'analyse célèbre du morceau de cire de la Méditation deuxième, Descartes montre que les qualités perçues ne sont pas fiables pour saisir la nature de la matière (cf. chapitre 2 p 19). Les informations sensibles sur la couleur, l'odeur, la dureté, etc. changent du tout au tout selon que la cire est chauffée ou non, selon qu'elle est liquide ou solide. Pourtant, il s'agit bien de la même cire. La seule caractéristique réelle et constante est qu'elle remplit un espace, qu'elle possède une étendue, une longueur, une largeur et une surface. Mais c'est bien l'esprit qui parvient à définir la matière comme substance spatiale, divisible et modulable à l'infini, sans tenir compte des informations sensorielles.

 

Les particules élémentaires

Les deux théories précédentes s'opposent : l'une établit une matière indivisible, l'autre la divise à l'infini, comme l'espace. On sait aujourd'hui que le plus petit constituant de la matière n'est pas l'atome. Il doit à son tour être divisé en particules élémentaires, découvertes depuis la fin du XIXe siècle par les physiciens : noyau, électrons, neutrons. Désormais, ce sont les concepts d'énergie, de champ ou d'ondes magnétiques qui sont utilisés pour rendre compte de la matière. Cette dernière n'est donc ni de l'espace pur, comme l'estimait Descartes, ni une « matière » solide et compacte, comme le supposait Lucrèce. Mais, dans tous les cas, l'appareil conceptuel est déterminant (cf. chapitre 12 p. 118) : il y a modélisation de la matière par l'esprit humain. Les choses sont plus complexes encore avec la matière vivante.

 


Le vivant

 

  1. A quoi reconnaît-on un organisme ?

 

Distinction vie / vivant

Le concept de vie pose problème. Quand on parle du « miracle de la vie », ou si l'on dit que « la vie finit toujours par trouver un chemin », on ne désigne rien d'observable, plutôt une sorte de force occulte. Le concept de vivant a, lui, plus d'atouts. Appliqué aux êtres, il désigne davantage leurs propriétés, en évitant le recours à une entité abstraite ou mystérieuse qui s'appellerait « la vie ». Le point commun de tous les êtres vivants réside dans leur statut d'organisme, c'est-à-dire une structure organisée, dont tous les éléments sont interdépendants et capables de s'autosuffire. Pour cela, deux propriétés majeures : ils sont en relation constante avec le milieu extérieur dont il tirent bénéfice pour se développer et se nourrir, et ils sont capables de se reproduire.

 

Distinction éléments / ensemble

Un organisme possède plus de propriétés que chacun des éléments qui le constituent. C'est un tout à part entière. La créature du docteur Frankenstein reste un mythe : il ne suffit pas d'assembler un à un les organes pour avoir un organisme. Il suffit même de greffer un organe venant d'un corps extérieur pour que l'ensemble d'un corps de l'organisme le rejette. De la même façon, si un organe est déficient, voire manquant, il y a compensation et rééquilibrage spontané. Il y a « réparation » autonome en cas de fracture, ou, grâce à la coagulation, des cicatrices. Il y a création spontanée d'anticorps, etc.

Comme le résume Kant, un organisme est « un être organisé et s'organisant lui-même », ce qui le met à part de tout autre type d'objet matériel ou artificiel.

 

Synthèse

Les différences essentielles avec la matière inerte sont recensées par exemple par J. Monod, prix Nobel de médecine avec F. Jacob en 1965, pour ses travaux sur la biologie moléculaire : la morphogenèse autonome, c'est-à-dire la faculté de croître et de se développer, de s'organiser soi-même ; l'invariance reproductive, c'est-à-dire le fait de se reproduire à l'identique, avec les caractéristiques de l'espèce auquel on appartient ; et la téléonomie, c'est-à-dire le principe d'une loi (nomos, en grec) de structure et de fonctionnement régie par le fait de répondre à une fonction, à une fin (télos, en grec). Or, cela pose un problème important.

 

2.      Qu'est-ce qui donne vie à un corps ?

 

Principe

Une telle organisation, donnant à chaque organe une fonction, donnant à l'organisme les moyens spontanés de se maintenir en vie, semble attester d'une intelligence propre à ce type de phénomènes naturels. Comme s'il y avait application d'un plan, ou représentation d'une finalité à tenir. C'est exactement de cette façon qu'Aristote nous demande d'envisager le vivant. C'est la fonction à remplir qui a créé l'organe tel qu'il est. On ne peut pas l'étudier, ni le spécifier, si l'on ne commence pas par ce en vue de quoi il est fait. Il faut supposer dans l'organisme autre chose que la matière elle-même, c'est-à-dire ce qui fait justement qu'elle est organisée en vue d'une fonction, ce qui lui donne sa forme et son efficacité spontanée. Aristote appelle ce principe « l'âme ».

 

Typologie

Il ne s'agit pas pour Aristote de faire de l'âme une sorte de souffle aérien et matériel, comme le fait Epicure par exemple, mais il ne s'agit pas non plus de distinguer l'âme d'un côté et la matière de l'autre. Les deux sont liés, comme la forme de la statue l'est à la matière du marbre. C'est l'âme qui constitue à la fois le principe moteur et l'organisation de la matière, pour un être vivant. C'est l'âme qui donne à ce dernier les fonctions dont il est détenteur. Aristote distingue différents types d'âme : nutritive, sensitive et intellective, correspondant au végétal, à l'animal et à l'humain.

 

Objection

Mais il y a difficulté du fait que l'unité de ce qui est appelé « âme » est mis à mal. Que veut-on dire par différents types d'âme ? Et qu'est-ce que cette notion métaphysique viendrait faire en biologie ? Elle ne correspond pas à un phénomène observé ni vérifiable. Elle n'a aucun statut scientifique. Or si l'on ne peut observer une âme dans un organisme, pourquoi ne pas se contenter de voir en celui-ci un agencement d'éléments matériels, sans recours à une entité spirituelle ? C'est ce à quoi procède Descartes, par exemple. L'âme est, pour lui, bien distincte de la matière et n'intervient pas dans la constitution d'un organisme.

 

3.      La biologie est-elle une science comme une autre ?

 

L'animal-machine

On considère L'organisme selon l'analogie avec le mécanisme. Dans une machine, il n'y a que des composants matériels, électroniques par exemple, et la bonne marche de l'ensemble n'est que l'effet « automatique » de leur répartition mutuelle. Celle-ci est la cause, mais il n'y a pas d' »esprit » interne à l'organisme. Les découvertes très récentes de la biologie moléculaire, montrent bien que le phénomène de la vie se réduit dans sa formation, dans sa constitution, à un assemblage d'éléments purement physico-chimiques. Comme le montrait aussi Diderot, c'est la matière qui vit, qui sent et qui pense. Mais pourquoi alors toute matière n'est-elle ni vivante ni pensante ? Et comment expliquer les différentes vues plus haut entre organisme et matière inerte non organisée ?

 

Dilemme

Pour résumer la difficulté, on peut opposer les deux modèles théoriques vus. D'une part, le finalisme tient compte de la spécificité de structure et de comportement des êtres vivants, mais à recours à une entité spirituelle non observable : la biologie devient métaphysique. D'autre part, le mécanisme  reste purement scientifique, mais l'objet particulier de la biologie, le vivant et ses comportements, semble-t-il finalisé, risque alors de nous échapper. Le dilemme est difficile. Néanmoins, une solution de dépassement peut être donnée.

 

Résolution

La notion de comportement, définie par Merleau-Ponty, est ici pertinente, importée de la psychologie, elle traduit le fait qu'il n'y a pas seulement des actions-réflexes, une causalité mécanique pour un organisme, mais une sorte d'attitude d'ensemble en fonction de laquelle chaque situation est traitée, chaque stimulus intégré. Pour les animaux, ce sont des signaux qui sont appréhendés (cf. chapitre 7 p. 68), pour les êtres humains des signes, ce qui donne une part plus importante à l'esprit, à la compréhension symbolique. On ne peut donc concevoir la vie humaine sans esprit, mais on ne peut pas non plus séparer esprit et corps comme deux couches superposées et distinctes. L'esprit est une organisation comportementale spécifique de la matière vivante.

 

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Publié dans raison et réel

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