Trois explications du monde de Tom Keve (Albin Michel 2010)

Publié le par lenuki

physique quantique

Ce livre est à la fois un  roman et une odyssée de la pensée, où se font écho avec bonheur des interrogations épistémologiques (Qu’est-ce que la réalité pour un physicien ? Quelles sont les limites de la connaissance humaine, de la rationalité et de l’objectivité ? Suffit-il d’expliquer pour  permettre la compréhension ? Etc.), des questions plus existentielles (à partir de la naissance de la psychanalyse), ainsi que des interrogations religieuses, dans la mesure où les grands savants de l’époque (fin XIXe  et première moitié du XXe siècle, dans la Mitteleuropa, c’est-à-dire l’Europe centrale) ont tous ou presque des origines juives porteuses d’un inextinguible désir d’apprendre et de savoir (Cf. la Kabbale et les yeshivas, c’est-à-dire les centres d’études talmudiques), cultivant le goût de la recherche, même si celle-ci est plutôt d’ordre mystique que purement rationnelle. Mais même si ce livre se veut fiction (les propos de chacun des protagonistes sont ceux qu’ils auraient pu tenir), il repose néanmoins sur une documentation, des références et des sources dûment répertoriées et spécifiées à la fin. Le livre met en scène de grands noms de la physique (Mach, Rutherford, Bohr, Pauli, Heisenberg, Einstein entre autres), des mathématiques (Gödel, Von Neumann) ainsi que de la psychanalyse (Freud, bien sûr, mais aussi Breuer, Jung et Ferenczi).

kabbale et connaissance

Ce qui frappe d’emblée, c’est l’extrême fertilité du terreau sur lequel ont grandi ces célèbres figures intellectuelles, qui prend ses racines à la yeshicva de Presbourg (aujourd’hui Bratislava), auprès d’un rabbin considéré comme un sage, le Chatam Sofer (1763-1839), tête de file du judaïsme orthodoxe en Europe. Celui-ci, très inspiré par la tradition, s’oppose à ce que soient enseignées, parallèlement aux textes sacrés (Talmud, Torah) des connaissances profanes, comme les langues, la physique, les mathématiques, l’histoire, etc., au contraire d’autres yeshivas comme celle de Hambourg, plus « modernes ».En effet, ce maître redoutait l’abandon de la foi par des élèves trop influencés par de telles connaissances, et par la modernité en général. Ce débat, d’ailleurs, occupe la seconde partie du livre, car il est crucial, puisqu’il exige de chacun qu’il se détermine par rapport à la croyance religieuse, voire au rôle de Dieu dans la connaissance humaine.

de la physique à la spiritualité

Le livre de Keve commence par le voyage de Freud, Jung et Ferenczi à la Clark University  ( université américaine fondée en 1887, située à Worcester au Massachusetts.). Rappelons que Freud était persuadé d’apporter la « peste » avec lui (les conséquences philosophiques et scientifiques de la psychanalyse). Tous les grands  noms de la science étaient conviés à l’anniversaire de cette université, et c’est pourquoi on peut supposer qu’ils se sont croisés, à défaut de se parler. De plus, ils étaient invités par A.A. Brill (1874-1948), psychanalyste qui refusa d’être rabbin et qui fut fondateur de la Société psychanalytique de New York et premier traducteur de Freud en anglais. D’emblée, tous les éléments de l’ «intrigue intellectuelle » sont mis en place : des savants (sciences de la nature), des psychanalystes (sciences de l’esprit) et une référence implicite, mais qui va « hanter « tout le roman : la tradition juive, par rapport à laquelle on se situe nécessairement. Ce qui les caractérise tous, c’est une authentique liberté de pensée, malgré le poids de la tradition et des connaissances acquises. D’où des dialogues incisifs, qui manifestent à la fois les interrogations des uns et les réponses (souvent provisoires) des autres. On ne peut pas émettre d’hypothèses sans cette liberté, qui invite l’esprit à s’exprimer tous azimuts. Comme le disait Freud : « Notre maison, c’est l’étude », c’est-à-dire la quête, la recherche et non le savoir. De plus, ce qui constitue la force morale de ces pionniers et explorateurs des zones d’ombre, c’est l’expérience de la marginalisation (dans leurs pays respectifs, au moins en ce qui concerne leurs pères, c’est les fonctions interdites aux juifs, voire les ghettos, qui pousse à suivre les chemins de traverse et à accentuer la discipline de soi et la rigueur. De plus, ce qu’enseigne la Kabbale, c’est que nous ne savons pas ce que nous croyons savoir (à l’instar de Socrate), voire que la connaissance absolue, ultime, nous échappera toujours : il n’y a donc que des connaissances relatives et provisoires ! Enfin, certaines vérités ne peuvent être atteintes que par le mythe ou la mystique (cf. Jung qui, pourtant, n’était pas d’origine juive) et non par la science, trop « profane ». Or, ce qui attise le désir de savoir, ne serait-ce pas cette impossibilité d’atteindre les vérités ultimes ? Derrière la physique, n’y aurait-il pas, toujours, une métaphysique qui s’ignore ?

En résumé, grâce au livre de Tom Keve, lui-même physicien, on  découvre ce qu’est une véritable vie intellectuelle, qui ne peut se développer que par conflits internes (dialogue avec soi-même, doutes, voire « obstacles épistémologiques » selon le sens que leur donne Bachelard) ou externes (tradition, connaissances sclérosées en dogmes, religion, morale, etc.), par contradictions assumées (cf. texte ci-après), pouvant mettre en péril la santé psychique (d’où le recours à la psychanalyse…). La boucle est bouclée et le cercle de ces figures illustres du passé peut continuer à nous hanter…

Bonne lecture, dont je voudrais créer le désir grâce à l’extrait ci-dessous :

trois explications du monde

 

« Il grimpait péniblement, perdu dans ses pensées. Certainement la question se reposait aujourd’hui exactement dans les mêmes termes. Il n’y avait pas moyen de rendre l’étude des données de l’expérience compatible avec aucune conception globale exempte de contradictions. L’expérience dit que l’électron est une onde. L’expérience dit que l’électron est une particule. Ce doit être l’un ou l’autre. Pourtant, quoique ces deux affirmations s’excluent mutuellement, l’électron doit aussi être simultanément les deux à la fois. Non seulement il n’était pas exempt de contradictions, mais il était même littéralement fondé sur une contradiction. Il était une contradiction en soi. Bohr épousseta la neige de son pantalon, abaissa sa casquette sur son front. A coup sûr, le rêve de Mach était irréalisable en l’occurrence : jamais on ne pourrait faire tenir ensemble à la fois les données de l’expérience et un concept exempt de contradictions ; les deux ne pouvaient pas s’harmoniser pour devenir une seule et même chose. « C’est donc que la conception est fausse, se dit-il. Le véritable concept, quand nous le trouverons, sera exempt de contradictions. Mais pourquoi glorifions-nous l’absence de contradictions ? Qu’en est-il si la nature ne partage pas notre point de vue ? La contradiction est peut-être quelque chose d’inhérent à la fabrication de l’univers. Dans ce cas, toutes nos tentatives pour trouver des concepts exempts de contradictions ne font guère que trahir l’ambition de la race humaine d’imposer par la force ses modes de pensée tranchés et simplifiés à une mère nature profonde et complexe. » Il était remonté sur ses skis, glissant vers la vallée. Il avançait doucement, prudemment – son  esprit était ailleurs. Il y avait une auberge au bout du village. Quand il l’atteignit, il s’arrêta, retira ses skis et pénétra à l’intérieur. Ce n’était qu’une petite hutte de bois, une seule pièce basse de plafond, meublée de quelques tables dont les surfaces brutes avaient été polies par des coudes innombrables. Il s’assit sur un tabouret à trois pieds et demanda un, chocolat.

La manière dont il devait s’y prendre lui apparut clairement. Après tout, comment Einstein s’est-il engagé dans la voie de la relativité ? Il n’a pas dit que la vitesse de la lumière devait se comporter comme n’importe quel autre vecteur. Non. Il a dit : « Voyons voir où cela nous mène si nous admettons que la vitesse de la lumière est toujours constante, toujours sans aucune exception. Peu importe que cela n’ait aucun sens. » Que veut-on dire par « sens » après tout ? Dans la théorie quantique, nous ne devrions pas chercher d’explications. De toute façon, une explication, on ne sait guère ce que c’est. Nous devons partir de la prémisse que l’électron est à la fois une onde et une particule. De la prémisse que la contradiction est au cœur de la nature. Bien sûr, ce n’est contradictoire que si nous autres humains voulons le voir ainsi. L’électron est à la fois onde et particule, et donc il n’est ni l’un ni l’autre. La contradiction ne se fait jour que dans l’ancienne acception des concepts. Les mots. Les questions. « Qu’est-ce que c’est ? Oui, mais qu’est-ce que c’est vraiment ? » L’arrogance de la race humaine ! Ce que c(est vraiment ? Comme si nous possédions la faculté de comprendre ce qui est « vraiment ». Le problème n’est pas de savoir ce qu’est l’électron, mais de savoir comment il se comporte. Et notre étude introspective des données de l’expérience démontre que l’électron se comporte tantôt comme une particule classique, tantôt comme une onde. Selon son bon plaisir. Il avala son chocolat, puis mit ses mains en coupe autour des la tasse chaude. Mais ce n’était pas le bon plaisir de l’électron qui déterminait son comportement, pensa-t-il. C’était le bon plaisir du physicien. Le résultat qu’il obtenait était fonction de ce que son bon plaisir lui avait dicté de chercher. L’électron se pliait chaque fois à son désir. L’expérimentateur décidait. L’acte de mesurer décidait de ce qu’il mesurerait.

Mais comment cela est-il possible ? se demanda-t-il. C’est délirant, à coup sûr. Ce ne pouvait être qu’un pur délire. Mais à en juger ainsi, n’était-il pas en train de refaire la même erreur ?...Il ne fallait pas se demander : « Comment est-ce possible ? Cela a-t-il un sens ? » Autant de questions sans valeur. Elles présupposaient toutes sortes de choses sur la capacité de l’intellect à comprendre la nature des choses, sur la mission de l’humanité, sur la signification des mots, et même sur le type de logique qui gouvernait l’univers. Si l’on pouvait accepter que la description du comportement d’un électron emprunte à la fois au modèle classique du comportement d’une particule et au modèle classique du comportement d’une onde, alors même que, selon les théories classiques, les deux s’excluent mutuellement…alors à partir de cette base on pourrait bâtir la « compréhension » de ses propriétés.

Mais il en fallait davantage pour le satisfaire. Il devait sortir des limites des termes comme « compréhension ». La conviction qu’il avait fait une percée était écrasante, et malgré cela, il avait la plus grande difficulté à trouver les mots pour le formuler, même pour lui-même. Les mots, ces outils merveilleux, comme ils pouvaient être aussi restrictifs et trompeurs ! Et pourtant ils étaient la clef. Les mathématiques suivraient. La compréhension ne relevait pas des mathématiques, mais de la vision. L’idée était compréhension. Et les mots étaient l’outil, au demeurant extrêmement imparfaits, pour communiquer la vision. Mais à formuler sa conclusion en ces termes, ne risquait-il pas d’être taxé de mysticisme ? Or, n’était-ce pas le cas ? On « voit » la vérité, et on sait qu’on la voit, même si l’on est incapable de l’exprimer avec des mots.

Il retourna difficultueusement au Sanatorium Winge, ses skis sur l’épaule. Toujours perdu dans ses pensées, il monta dans sa chambre. Il faisait sombre en ce début d’après-midi. Il s’allongea sur son lit tout habillé. L’exercice, l’air frais et le chocolat conspiraient contre lui ; il dut renoncer à sa vigilance, à la maîtrise de soi, à la conscience. En quelques instants il s’était endormi. Il rêvait… »

 

                                       Trois explications du monde  de Tom Keve  Albin Michel (p. 380 à 383)

 

freud cercle

Publié dans culture générale

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