La raison et le réel: les notions en jeu

Publié le par lenuki

• Introduction
Dans l'intitulé de cette partie, "la raison" est considérée avant tout d'un point de vue scientifique, mais cela ne signifie pas que la réflexion sur la vérité ne concerne que les vérités scientifiques. Outre qu'il est possible de réfléchir sur la nature et l'élaboration de ces dernières - ce pour quoi quelques connaissances en histoire des sciences sont évidemment utiles - on ne s'interdit pas de considérer l'existence de vérités d'une autre nature. La connaissance elle-même peut être interrogée quant à ce qui la fonde  et quant à ses possibles limites. Elle apparaît aussi dans ses capacités à contester la croyance, ou du moins certaines croyances, celles qui relèvent de la religion posant des problèmes spécifiques. Si les mathématiques, et leur démarche démonstrative, ont pu être considérées, notamment par Descartes, comme le modèle de toute vérité, cette assimilation mérite d'être réexaminée, et, plus largement, on peut construire de la raison un concept qui ne soit pas exclusivement logique. De nombreux sujets mettent en cause la possibilité de connaître scientifiquement l'être humain et ce qui le caractérise , puisqu'on rencontre à ce propos l'opposition classique entre le déterminisme que favorise tout point de vue scientifique et la liberté que l'on attribue à l'homme. On frôle ainsi des considérations morales, qui deviennent éventuellement centrales dans les questions concernant le vivant, tandis que certaines questions relatives à ce dernier font classiquement référence au mécanisme cartésien et à sa contestation kantienne.
Récapitulation des notions
Théorie et expérience
Au sens ordinaire, l'expérience désigne l'ensemble des impressions que nous recevons de notre milieu. Un "homme d'expérience" a progressivement acquis des savoirs ou des savoir-faire lui permettant d'être de bon conseil ou de se comporter convenablement.
De ce premier point de vue, l'esprit est passif, et c'est parce que les situations qu'il rencontre sont par trop changeantes que les philosophes rationalistes (de Platon à Spinoza) se méfient du recours à l'expérience dans l'élaboration des connaissances. Au contraire, l'empirisme philosophique (Locke, Hume) considère que l'expérience est la seule origine de notre savoir et des structures de notre pensée. Kant propose une synthèse de ces deux conceptions, en montrant que l'expérience sensible ne constitue que le début de la connaissance : il lui faut être relayée par les structures a priori (indépendantes de toute expérience possible) de notre esprit, qui en organise les données.
Du point de vue scientifique, l'expérience désigne le troisième temps du raisonnement expérimental ; elle a pour objet de vérifier l'hypothèse élaborée à partir de l'observation. L'adoption de la mentalité expérimentale (à partir de Galilée) a permis de privilégier l'attitude inductive : il ne s'agit plus seulement d'examiner la nature en espérant qu'elle dévoilera ses lois d'elle-même (c'est la position d'Aristote), ce qui ne mène qu'à des théories fausses ; il s'agit désormais de poser activement des questions précises à la nature.
Une théorie scientifique constitue l'articulation systématique d'un ensemble de lois découvertes expérimentalement. On peut alors se demander en quoi consiste sa fonction : est-elle une explication ou une représentation d'un aspect du monde Philosophes et épistémologues admettent que la science n'a pas pour but de nous livrer la clef du "réel", elle ambitionne d'en construire des représentations compatibles avec ce que nous en percevons (cette différence entre réalité et vérité retrouve celle établie par Kant entre noumène et phénomène). Dès lors, une théorie physique est la mise en forme mathématique, par transcription en symboles, d'un certain nombre de propriétés des corps observés, reliées entre elles par des énoncés mathématiques qui serviront de principes à des déductions ultérieures. Ainsi, la physique est aujourd'hui plus "théorique" qu'"expérimentale". 
La logique
Discipline normative, qui indique les règles que l'on doit suivre si l'on veut raisonner correctement. La logique est une science formelle, qui ne prend pas en considération la signification matérielle ou empirique des propositions en jeu. Initiée par Aristote, elle doit à ce dernier sa théorie du syllogisme, qui constitue le modèle du raisonnement déductif. En raison de l'intérêt uniquement formel que l'on porte au raisonnement , il est parfaitement possible (même si Aristote ne s'y risquait pas lui-même) de construire des syllogismes logiquement valides avec des propositions matériellement absurdes. Par exemple, le raisonnement suivant : "Toutes les girafes sont myopes ; mon chien est une girafe ; donc mon chien est myope" est juste ou logiquement "vrai", bien qu'au moins deux des trois propositions qui le constituent ne semblent guère correspondre à la réalité, et que mon chien soit effectivement myope ou non n'a en lui-même aucun intérêt. Seul compte le fait que la troisième proposition (la conclusion) est la conséquence nécessaire des deux premières (les prémisses).
Pour éviter de s'interroger sur la vérité matérielle des enchaînements, il est pratique de remplacer le vocabulaire ordinaire par des symboles (lettres et signes). La logique se rapproche alors des mathématiques, puisqu'elle prend l'aspect d'un calcul portant sur des propositions.
Les mathématiques
Étymologiquement, "mathématique" désigne le savoir (en grec : mathéma), et nombreux sont les philosophes ayant considéré que le raisonnement mathématique, par sa certitude et la rigueur de ses enchaînements, propose à la philosophie un véritable modèle. De Platon (pour lequel l'univers mathématique est le premier degré de l'univers intellectuel) à Descartes (qui en admire la distance relativement aux "expériences trompeuses" et la "pureté" de leur objet - cf. son texte, 3e sem., chap.2) ou Spinoza (qui rédige l'Éthique "à la façon des géomètres", en opérant des déductions de théorèmes à partir d'un ensemble de définitions, axiomes et postulats), la démonstration mathématique s'accompagne d'une évidence spécifique qui ne doit rien à l'empirisme.
Cette démonstration a pourtant été précédée d'un certain nombre d'activités empiriques (calcul de Pi à l'aide de ficelles, arpentage égyptien antérieur à la "géométrie" - ou "mesure du sol" - pure), que l'on peut considérer comme "prémathématiques". Les mathématiques se constituent en tant que telles lorsqu'est établie la règle de la démonstration, qui n'admet comme nécessité que celle admise par la raison elle-même, et travaille, comme l'a montré Kant, sur des notions a priori qui ne doivent leurs propriétés qu'à leurs définitions et à ce qu'elles impliquent. Ce caractère a priori règle la question de l'origine des notions utilisées : elles ne dérivent pas d'expériences progressivement épurées, elles ne préexistent pas davantage dans un univers autonome (thèse de Platon) ou dans l'esprit de Dieu (comme l'admettait Descartes), elles dépendent uniquement de décisions de l'esprit. C'est pourquoi on peut nommer les théories mathématiques des théories "hypothético-déductives", expression soulignant que leurs "objets" et leur syntaxe constituent un ensemble d'hypothèses mentales à partir desquelles sont opérées toutes les déductions possibles.
La vérité
La vérité est une valeur. Elle ne peut donc concerner directement les choses, qui n'ont de valeur que relativement au projet d'une conscience, mais elle est une qualité du langage, c'est-à-dire de la façon dont un esprit rend compte de son rapport aux choses. Ainsi, je ne peux espérer dire une vérité en affirmant par exemple : "Il pleut et il ne pleut pas", puisque ma formule ne respecte pas le principe dit de non-contradiction. Ce principe est de nature logique, et respecter les règles de la logique, c'est construire des vérités formelles (où l'univers empirique est ignoré). Si par contre, je prétends évoquer des choses du monde, je dois en plus garantir que les termes ou symboles que j'utilise sont adaptés à ce que je saisis (les phénomènes, et non le réel lui-même ) du monde. J'élabore alors des vérités dites "matérielles" : aux exigences de forme du discours s'ajoutent celles concernant le "contenu" du langage. Les vérités formelles sont celles qu'élaborent les sciences logico-mathématiques. Toutes les autres sciences construisent des vérités matérielles, puisqu'elles visent des objets qui font partie du monde. La vérité, toutefois, peut ne pas être scientifique. Elle se trouve également en jeu dans des domaines où aucune expérience ou vérification n'est possible. Par exemple en métaphysique. C'est pourquoi Kant demande qu'on introduise dans de tels domaines une cohérence minimale, interdisant de dire n'importe quoi : en postulant l'existence de Dieu, l'immortalité de l'âme et la liberté dans l'homme, il introduit, dans un domaine privé par définition des critères de la vérité empirique, certaines exigences de la vérité formelle. Les "postulats de la raison pratique" confirment en effet la cohérence globale de la morale et du monde, et se distinguent dès lors clairement d'opinions arbitraires.
La démonstration
Raisonnement déductif qui prouve la vérité de sa conclusion en partant de prémisses (propositions premières) déjà admises comme vraies. En mathématiques, elle procède par une suite de substitutions d'éléments équivalents. Or, comme l'a établi Pascal, on ne peut tout démontrer : il existe donc de l'indémontrable, que l'on considère, soit comme dépendant d'évidences (axiomes, selon la conception classique), soit comme des hypothèses nécessaires de travail (axiomes, au sens admis lorsqu'on évoque l'existence de systèmes hypothético-déductifs).
En considérant les systèmes philosophiques, on peut admettre qu'ils sont élaborés à partir de choix et concepts initiaux, faisant office d'axiomes implicites. On peut dès lors tenter de les présenter sous une forme démonstrative - c'est ce qu'a voulu faire Spinoza avec son Éthique, rédigée "à la façon des géomètres".
L'interprétation (du latin interpretari qui signifie "expliquer", "traduire", "prendre dans tel ou tel sens")
L'interprétation (d'un texte, d'une oeuvre d'art) n'est possible que dans la mesure où la signification semble rester disponible, au moins en partie, à ceux qui ont pour tâche de la raviver et de la transmettre.
L'herméneutique, qui désigne initialement l'interprétation des textes bibliques, est aussi une théorie générale de l'interprétation, qui concerne tout particulièrement les disciplines envisageant l'étude des spécificités humaines - les sciences "humaines" ou "sociales".
Dans une cure analytique, le psychanalyste interprète ce que lui dit son patient : souvenirs, récits de rêves, lapsus : rien n'est à ses yeux insignifiant. Freud lui-même considérait que ce travail d'interprétation est en principe ou en droit interminable (ce n'est en fait que pour des raisons pratiques que l'on met fin à la cure et qu'on la considère comme "terminée").
Parce que plusieurs interprétations d'un même fait historique sont possibles, ou parce que diverses interprétations sociologiques peuvent se trouver en concurrence pour rendre compte d'une situation, on croit pouvoir accuser les sciences humaines de manquer d'"objectivité" ou de scientificité. Ce reproche témoigne d'une conception sans doute trop étroite de la "vérité", il oublie de plus que le sens produit par les conduites ou les actes de l'homme échappe par définition à une lecture unique, parce qu'il excède, dès son surgissement, les intentions, et parce qu'il s'offre à des interprétations d'autant plus nombreuses qu'elles seront effectuées dans des contextes (historiques, sociaux) variables.
La raison (du latin ratio qui siginife calcul, compte)
Signe distinctif de l'humanité pour Aristote, elle est classiquement considérée comme la faculté de "discerner le bien et le mal, le vrai et le faux" (Descartes), opposée aux sentiments, à la passion et à la folie. Selon Kant, elle est "pure", puisque c'est indépendamment de toute expérience qu'elle fournit, d'une part les principes de la connaissance, de l'autre ceux de l'action.
Conçue jusqu'au XVIIIe siècle comme universelle, elle incite à considérer les sociétés différentes de la nôtre comme moins rationnelles ou "primitives". Le développement de l'anthropologie (cf. Lévi-Strauss) invite à concevoir que, si ses manifestations ne sont pas universelles, elles n'en répondent pas moins à un besoin de rationalité partout à l'oeuvre.
De plus, les développements de la connaissance scientifique amènent à penser l'historicité d'une raison liée à ses propres performances : la raison se montre ainsi capable d'élaborer des systèmes logiques différents, ou de changer ses conceptions de l'espace et du temps.
À une raison statique, il convient finalement de substituer une raison dynamique, repérée dans l'ensemble des règles qui garantissent, pour une culture donnée (historique ou géographique) les conditions de compréhension réciproque et d'intercommunicabilité.
Le vivant
Étudié dès l'Antiquité, il ne devient objet d'une approche scientifique qu'au XIXe siècle (le terme "biologie" - science du vivant - date de 1803). D'abord "expliqué" par la présence d'une "force vitale" qui pouvait être l'âme, il est abordé d'un point de vue métaphysique par le vitalisme. Descartes oppose à ce dernier son mécanisme, qui fait de l'animal-machine l'équivalent strict d'une horloge. Si ce mécanisme a permis quelques avancées (Harvey, au XVIII° siècle, souligne le rôle de "pompe hydraulique" que joue le coeur dans la circulation du sang), il méconnaît gravement les qualités spécifiques de l'organisme, comme le montre Kant dans sa troisième Critique (deux montres ne peuvent en engendrer une troisième). Pour ne pas retomber dans le flou métaphysique du vitalisme ancien, Claude Bernard distingue soigneusement ce qui, dans le fonctionnement de l'organisme, est accessible à l'expérimentation et dépend d'un "déterminisme physico-chimique", d'une explication globale qui, faisant allusion à la "force vitale", ne peut être que d'un usage subjectif.
En s'affirmant scientifique au même titre que la physique ou la chimie, la biologie refuse les causes finales, mais il lui faut reconnaître que l'adaptation des organes à leur fonction, tout comme la structure et les performances des êtres vivants, semblent bien poursuivre un but, ou réaliser un projet : c'est ce que J. Monod nomme le caractère "téléonomique" des êtres vivants.
Les progrès récents de la biologie font naître des questions autres qu'épistémologiques : les avancées en génétique s'accompagnent d'une nécessaire réflexion morale sur la justification ou l'impossibilité de poursuivre certaines recherches.
L'esprit (du latin spiritus : souffle)
C'est un principe immatériel, opposé à la matière ou à la nature, et considéré comme premier, soit dans la connaissance, soit dans l'essence. La notion est marquée par ses origines religieuses (chrétiennes) : conçu de la sorte, l'esprit se distingue de ce que Platon nommait "intellect", qui ne peut plus, pour les philosophes chrétiens, signaler l'essence de l'homme.
Hegel fait de l'Esprit un principe impersonnel, contrairement à toute la tradition antérieure qui y voyait un caractère individuel. Il anime alors l'histoire dans son ensemble en rendant le monde de plus en plus rationnel. Même si son cheminement n'est pas rectiligne, il se réalise progressivement à travers les cultures, et atteint l'absolu grâce à ses manifestations successives dans l'art, la religion et la philosophie.
Pour les neurobiologistes contemporains (cf. Jean-Pierre Changeux), les processus mentaux ou intellectuels sont des faits d'organisation plus ou moins complexes, comparables aux programmes d'un "ordinateur vivant" particulièrement performant. Se trouve ainsi réactivée une conception matérialiste (La Mettrie, Diderot) pour laquelle l'esprit n'était qu'une activité du corps.
Idéalisme
Toute doctrine accordant un rôle prééminent aux idées. Aussi le sens du terme est-il variable : chez Platon, les idées sont dotées d'un mode d'être supérieur à celui des choses sensibles; chez Kant, l'idéalisme transcendantal désigne le fait que l'espace, le temps et donc notre perception des phénomènes, dépendent de notre condition subjective, et ne nous donnent pas accès aux "choses en soi".
Le terme idéalisme est apparu au XVIIe siècle, par opposition polémique au matérialisme. Mais selon Hegel, « toute philosophie est essentiellement idéalisme ou a celui-ci comme principe ».
La matière
Par opposition à "esprit", désigne ce qui existe hors de nous et s'offre à la perception sensible. Pour Aristote, elle est ce qui peut recevoir une "forme", et se définit dès lors comme puissance ou virtualité. Épicure en fait, grâce à sa théorie atomique, la réalité fondamentale et omniprésente. Chez Descartes, elle constitue les corps et se caractérise par l'étendue (tandis que l'âme se caractérise par la pensée). Diderot la conçoit comme une substance dynamique, en permanente transformation - de ses formes élémentaires à la vie et à la pensée elle-même.
La physique contemporaine, qui analyse la matière par des systèmes mathématiques de plus en plus "abstraits", mène à la concevoir en termes de champ et d'énergie : elle ne correspond plus en rien à la solidité que lui prête le sens commun et devient une sorte d'idéalité.
Le matérialisme
Toute théorie selon laquelle la matière est la seule réalité, ou la réalité fondamentale déterminant les autres aspects (notamment spirituels ou intellectuels) de l'existence. Le matérialisme est minoritaire dans l'histoire de la philosophie : initié par l'Épicurisme, qui comprend l'âme comme constituée d'atomes de la même façon que le corps et propose une version rare du matérialisme intégral, il réapparaît au XVIIIe siècle dans le cadre de la lutte anti-religieuse (il a été, antérieurement, synonyme d'athéisme).
Le matérialisme historique de Marx explique les transformations historiques d'une société par l'évolution de sa structure économique : la lutte des classes y apparaît comme déterminante, qui oppose ceux qui sont propriétaires des moyens de production et ceux qui n'ont que leur force de travail.
 

Publié dans raison et réel

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