Rousseau
Penser le citoyen, par Aude Lapôtre
LE MONDE DES LIVRES | 21.02.08 | 11h57
Rousseau rappelle souvent qu'on ne peut juger des choses par le fait, mais seulement par le
droit. Ainsi il nous dicte de ne pas succomber à la fatalité. Attentif aux maux dont souffre la société de son temps, il les combat non à la manière d'un Voltaire, en s'attaquant aux diverses
manifestations de l'injustice, mais en adoptant une attitude plus systématique. Il remonte à une cause générale de l'injustice. Cette cause, c'est l'inégalité, dans la mesure où elle prive les
hommes de leur liberté : "L'homme est né libre et partout il est dans les fers."
C'est donc comme un penseur de la liberté que Rousseau demeure un auteur décisif. Mais, de quelle liberté s'agit-il ? On ne peut s'arrêter à
l'analyse de l'homme à l'état de nature, un être solitaire et bon, capable de satisfaire tous ses besoins puisqu'ils sont strictement délimités par la nature elle-même. Rousseau n'est pas
nostalgique car il est impossible de retrouver cette harmonie originelle de l'homme avec la nature. Si cette hypothèse a pour fonction de nous alerter sur tous les risques d'aliénation, vivre en
société ne relève pas du choix. La seule liberté dont dispose cet animal dénaturé qu'est l'homme est celle du citoyen, donc d'une liberté encadrée par la loi. L'Etat apparaît alors comme un
artifice susceptible d'instaurer une forme plus haute de liberté, désormais pensée à l'intérieur d'une communauté politique. Rendre compatibles la loi et la liberté, telle est la fonction du
concept de volonté générale.
Toutefois, tout cela n'est-il pas utopique ? L'unanimité a cédé la place au régime des partis, il n'est de démocratie possible que dans un régime
représentatif. Faut-il désespérer d'une pensée du politique toujours trop éloignée de la situation réelle ?
Rousseau nous enseigne une force d'indignation devant l'éternelle contradiction entre les Etats réels et la sagesse de l'homme libre, entre la loi
positive et la loi du coeur. En ce sens, toutes ses oeuvres disposent d'une portée critique. Voilà pourquoi il faut juger les choses non par ce qu'elles sont, mais par ce qu'elles devraient être.
Il s'agit de se donner les moyens de penser un idéal, non pour ignorer la complexité du réel, mais pour poser les fondements de toute légitimité. Enfin, ce sentiment de révolte peut à son tour
être dépassé si on relit le Contrat social à la lumière de l'Emile. Un homme n'est rien en dehors d'une communauté, parce que c'est parmi d'autres hommes et sous les lois de son
pays qu'il doit vivre. Ainsi, la théorie ne peut avoir de sens qu'à l'épreuve d'un engagement effectif en tant que citoyen.
Il semble que ce soit cette dimension concrète de la liberté dont témoigne l'oeuvre de Rousseau, liberté qui prend sa source dans l'apprentissage
d'une pensée autonome et qui s'accomplit dans l'exercice de la citoyenneté.
Entretien avec Julia Kristeva
Rousseau : choisir entre la liberté et le repos
LE MONDE DES LIVRES | 21.02.08 | 11h57 • Mis à jour le 21.02.08 | 11h57
Quelle est la place de Rousseau et de son oeuvre dans votre itinéraire intellectuel ?
Sofia, Bulgarie, mon pays natal : le rideau de fer se déchire déjà, mais personne ne prévoit la chute du mur de Berlin. Etudiants, universitaires,
intellectuels, nous lisions l'auteur du Contrat social en français, en allemand, en anglais ; des morceaux choisis en russe, en bulgare (plus rares). Nous ne sommes pas d'accord.
L'inspirateur des droits de l'homme - femme comprise -, l'inventeur de la théorie de l'aliénation avant Marx, "le Newton du monde moral" (Kant), le fondateur de la social-démocratie qui
nous manque tant, et même l'"inventeur des sciences de l'homme" (Lévi-Strauss), disent les uns. Erreur, objectent les autres : un doux rêveur qui sape la discipline morale de l'individu
et se rachète en prophétisant l'Etat totalitaire, en visionnant un "peuple en corps" mûr pour la terreur jacobine et le goulag soviétique ! "Donnez l'homme tout entier à
l'Etat", cet hyperorganisme supposé faire notre bonheur citoyen à coups de sécurité et d'ordre moral, sous la "suprême direction de la volonté générale" ! Votre solitaire solidaire
rêve en bolchevique !
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J'entends les uns, j'approuve les autres. Par un de ces hasards qui font "naître" Rousseau lui-même sur la route de Vincennes, un ami journaliste
m'apporta de Paris, à l'époque, le premier volume de la "Pléiade" (Les Confessions, les Dialogues, Les Rêveries du promeneur solitaire), me faisant ainsi "renaître" à
Rousseau. Je crus comprendre qu'il avait fait bien mieux que de montrer comment "tout tenait radicalement à la politique". En rendant "son âme transparente", il offrait à ses
semblables une révélation inouïe qui n'en finit pas de bouleverser (et d'énerver !) le monde : l'homme "naturel" et "social" de son "vaste et triste système" n'était
autre que lui-même, "tourmenté de s'aimer, tourmenté de se voir". Les Discours, le Contrat étaient "peut-être faux", mais en les développant il s'y était
"peint lui-même au vrai". "Tout se tient", et je n'ai pas remplacé les écrits politiques par les écrits intimes. Mais je maintiens qu'il ne s'est pas borné à inventer le pacte
social, fondé sur la volonté générale comme nouvelle autorité politique, qui gouverne désormais la démocratie mondiale. Et que l'antivirus qu'il a produit, le contrepoids à la tyrannie
(démocratique ou spectaculaire), le garde-fou des totalitarismes émergents va bien au-delà du politically correct respect de l'individu. Ce citoyen de Genève, ce berger extravagant, ce
"forcené" (Diderot), ce "dévoré du besoin d'aimer" invite chacun à "rentrer au-dedans de soi", à "sentir son coeur". C'est plus difficile que de voter, la
littérature et la psychanalyse en témoignent, mais "le repos et la liberté sont incompatibles ; il faut opter", écrivait Rousseau aux Polonais.
Quel est le texte de Rousseau qui vous a le plus marqué, nourri et pourquoi ?
La Nouvelle Héloïse m'a détournée du refoulement héroïque pour me conduire à
l'émancipation du deuxième sexe. Car le double couple Claire-Julie - Saint-Preux-Wolmar assure la paix des ménages en même temps que la reproduction des citoyens, mais au prix du désir à mort
moralisé, que le marquis de Sade se chargera de débusquer, dans le dos de Rousseau. Toujours les Confessions, les Dialogues et les Rêveries : une véritable thérapie de
la caverne sensorielle. On passe ainsi des "chaînes affectives secrètes" (Mme de Warens, Mme d'Houdetot, Thérèse Levasseur, les cinq enfants donnés à l'Assistance
publique et la dénonciation de Voltaire, le "complot" des encyclopédistes, etc.) aux "révolutions" des âmes et des institutions. L'"amour-propre" devient "amour de
soi", qui cristallise en lucidité sur l'égotiste comme sur les humains. J'y ajouterai cet intermédiaire entre le "coeur" seul et son pacte avec la "volonté générale" qu'est
à mes yeux l'Essai sur l'origine des langues. Une langue différente serait possible, capable de dire la "morale sensitive" ? Il n'y aura pas d'autre bonheur pour le contractant social.
C'est peu. C'est énorme. "En me disant, j'ai joui, je jouis encore" : la littérature, ici, se fait salut.
Selon vous, où cet auteur trouve-t-il aujourd'hui son actualité la plus intense ?
Rousseau, l'humilié et l'offensé, prête encore sa voix aux victimes des inégalités sociales : "Quant à la richesse, que nul citoyen ne soit
opulent pour en pouvoir acheter un autre, et nul assez pauvre pour être content de se vendre." A-t-il trop embelli la nature humaine ? Il est accusé d'ignorer le mal que notre époque perçoit
de nouveau comme consubstantiel à l'homme : on risque de se reconnaître plutôt "frère" du tortionnaire nazi que du bon sauvage. Et si Rousseau avait mis au jour cette troisième voie que Freud
appellera sublimation ? Le mal, en effet, se métabolise sous sa plume en "obstacles" naturels et sociaux. Je ne les refuse ni ne m'en défends, semble dire l'auteur, car je peux
les alléger par une bonne sociabilité. De même, j'apaise mes douleurs dépressives et mes délires de persécution dans ma conscience sensible, si je suis capable de nouvelles solitudes dans de
nouveaux liens.
Pour Rousseau, le bonheur reste une idée à renouveler en Europe comme partout dans le monde. Est-ce l'herboriste, consolé par les corolles et les
calices, qui nous y mène, préfigurant l'écologiste moderne ? Est-ce la "religion morale" de ce "champion de Dieu" ? Un dieu qui n'est ni Yahvé ni Jésus, mais qui - en
s'inspirant des deux - s'éloigne aussi de ce "jus de pomme" qu'était selon Freud le dieu des philosophes ? C'est l'infatigable spirale de la pensée paradoxale et anxieuse de Rousseau,
résorbant le manque et les obstacles dans une mémoire à la recherche du choc affectif, qui lui tient lieu de religion personnelle. On a appelé "romantique" son "impudence
d'énoncer" (Hegel à propos de Diderot) les tourmentes passionnelles de l'homme dialoguant et rêvant avec un autre soi-même. Cette mutation de la littérature que Rousseau a inaugurée (après
saint Augustin et Montaigne) a donné pour thème aux modernes moins les "objets" que le "sujet" qui écrit.
Ainsi donc, en imaginant les fondements de la démocratie moderne, l'écrivain a diagnostiqué qu'elle ne saurait survivre qu'à condition de trouver
son langage. L'influence de Rousseau l'intime, incomparable à aucune autre, en fera un exemple pour Chateaubriand, Nerval, Musset, Hölderlin, Flaubert, Gide, Proust et jusqu'à Colette (botaniste
plus enchantée que le promeneur solitaire) et aux postmodernes qui se livrent, sous couvert d'autofictions, à des déluges de confidences. Mais il nous manque toujours un langage politique pour
sonder et déplacer les "obstacles" et les "dénaturations" actuels.
La rhétorique antique ayant échoué dans l'emphase volontariste des révolutionnaires et ses variantes totalitaires ou intégristes, le verdict de
Rousseau (qui prédisait déjà un avenir à l'éloquence de Mahomet !) n'a jamais été aussi cinglant : "Il y a des langues favorables à la liberté... Les nôtres son faites pour le bourdonnement
des divans." Il désignait ainsi les salons, les boudoirs, le confort idéologique et politique. Aujourd'hui, le bourdonnement des écrans et autres SMS est plus assourdissant que jamais.
Défavorable à la liberté.
Propos recueillis par Jean Birnbaum
Repères
Né à Genève en 1712, mort en 1778 à Ermenonville, Jean-Jacques Rousseau appartient d'abord au peuple des artisans et des petites gens. Il est
d'abord élevé par son père, horloger à Genève, sa mère étant morte peu après sa naissance. Eduqué en pension, il vivra presque toujours de petits emplois (graveur, laquais, secrétaire,
précepteur, copiste de musique). Tout en menant une existence de voyages, parfois de solitude, ponctuée d'épisodes dépressifs et de brouilles avec les philosophes de son temps (Voltaire, Hume,
les Encyclopédistes), Rousseau élabore une oeuvre littéraire et philosophique majeure, qui marque une mutation profonde de la pensée philosophique.
Rousseau est en effet le premier philosophe qui choisit d'accorder à l'émotion une place prépondérante. A la question "Qui suis-je ?", il ne répond
pas, comme Descartes : "Une chose qui pense", mais : "Je suis mon coeur." Par le moyen du coeur, la voix de la nature parle en nous. Les philosophes se défiaient généralement de
la sensibilité, des passions. Rousseau les place au contraire au coeur de sa réflexion et tire de cette mutation des conséquences politiques, éducatives et historiques qui ouvrent en grande
partie l'espace de la modernité.
Inspirateur de la Déclaration des droits de l'homme et de la Révolution française, mais aussi de la sensibilité romantique, Rousseau est encore,
directement ou non, le père de l'écologie, des mouvements éducatifs anti-autoritaires et de multiples courants de la pensée contemporaine.