Les difficultés de la science
La science en difficulté
Tout chercheur en éveil devrait, ce me semble, admettre que la science est en difficulté. Encore convient-il de préciser le sens donné à ce titre emprunté à un article fameux (Freeman Dyson,
1993). La difficulté dont il s'agit ici ne provient pas, trivialement, d'un manque de crédits épisodique, ni de certaines formes d'opposition radicale (comme le cas Unabomber outre-Atlantique,
et quelques groupes ultras anti-expérimentation animale outre-Manche), lesquelles demeurent marginales. Et, certes, la science, prise au sens de quête patiente, scrupuleuse de la vérité, garde
valeur intacte.
Une image radieuse et superbe de la science fondamentale s'est établie avec l'observation astronomique et la découverte des lois de l'attraction universelle. Des instruments simples et de taille
modeste (lentilles, lunettes, horloges) permirent l'accès à la compréhension des mécanismes qui régissent les mouvements d'un univers (apparemment) pérenne. Cependant, les choses
diffèrent et se compliquent en passant de la physique à la biologie. Les créatures vivantes sont des êtres historiques, produits d'une évolution où se conjuguent hasard et
nécessité. Avec la découverte de son expansion, l'univers aussi s'est révélé objet historique, en devenir. La notion même d'universalité est désormais relativisée par l'hypothèse d'une
multiplicité d'univers (multivers).
Toute science naturelle combine instruments et concepts. Plus les objets d'étude sont historiques, c'est-àdire soumis à une évolution complexe et hasardeuse, plus ils se prêtent à modification
et manipulation. La dimension « découverte » s'estompe alors, au profit de la dimension « invention», et la part contemplative tend à se restreindre au profit d'un savoir-faire actif. Le terme
de technoscience, souvent utilisé de manière péjorative, est alors brandi comme un reproche envers des chercheurs jugés déviants. Mais, en réalité, c'est la nature plus ou moins
historique des objets étudiés qui influence surtout le choix des stratégies, et des moyens d'investigation adaptés. Quant aux sciences fondamentales, vouées à œuvrer aux confins de l'inconnu,
elles sont devenues, sous l'effet de leurs succès mêmes, dépendantes d'instruments de plus en plus énormes (accélérateurs, observatoires terrestres et spatiaux, ordinateurs de pointe,
etc.).
Il y a difficulté encore à concevoir les avancées de la science sur un mode autre que celui de la ruée vers l'or, d'une compétition prédatrice où le premier rafle la prime. Un berger offre en
pâture un domaine à son troupeau, un conquérant livre un territoire au pillage de ses troupes. Les rivalités impériales ont scandé le partage du monde. Conquête de l'espace,
jonché de débris spatiaux en moins d'un demi-siècle. Course au rendement agricole et pollutions généralisées. Engrenage implacable dans le processus de miniaturisation micro- puis
nano-électronique. Série d'échecs cuisants par emballements grégaires (amiante, farines animales, contaminations médicales, etc.). Malmesures de l'homme, de l'animal, de la nature.
Ce rappel, tout sommaire qu'il soit, amène à poser des questions qui méritent méditation approfondie : les citoyens ont-ils le droit d'émettre des préférences, et de participer à la définition
des priorités parmi le vaste champ des orientations possibles de la recherche ? Ont-ils le droit de proposer un moratoire temporaire dans tel ou tel domaine d'expérimentation risquée sur le
vivant et la nature, même en l'absence de preuves avérées de nocivité? En bref, sont-ils en droit d'attendre que leurs intuitions soient écoutées, et parfois respectées ?
Il y a difficulté encore à concevoir les avancées de la science sur un mode autre que celui de la ruée vers l'or
Gérard Toulouse
Physicien, École normale supérieure (Paris)