Leibniz (dossier Le Monde)

Publié le par lenuki

Pascal Engel, philosophe

Leibniz, le dernier esprit universel

LE MONDE DES LIVRES | 22.05.08 | 17h47  •  Mis à jour le 22.05.08 | 17h47

 

Il ne suffit pas de croire, affirmait Leibniz, il faut savoir. Pascal Engel fait l'éloge de ce penseur, ennemi de tout bavardage transcendantal.

Quelle est la place de Leibniz et de sa pensée dans votre propre itinéraire philosophique ?

Une fois vacciné de mon "deleuzisme" juvénile, qui me faisait prendre Leibniz pour une sorte de métaphysicien fantastique à la Borgès, avec ses monades sans portes ni fenêtres, ses mondes possibles et ses automates spirituels, je l'ai redécouvert quand je me suis convaincu que les droits de la raison, de la logique et du sens commun l'emportaient sur ceux du corps sans organes. C'est à travers Bertrand Russell que j'ai commencé à lire sérieusement Leibniz.

Selon Russell, la métaphysique leibnizienne découle de sa théorie, selon laquelle toutes les propositions vraies sont "identiques" au sens où le prédicat y est entièrement contenu dans le sujet. Cela revient à nier la réalité des relations. Selon Leibniz, toutes les relations sont internes aux substances, en sorte qu'un homme qui serait en Inde et dont la femme mourrait en Europe s'en trouverait par là changé. L'espace, le temps et le nombre deviennent des idéalités.

J'ai appris plus tard qu'il fallait se méfier des simplifications de Russell. Mais sa lecture, qui mettait en avant chez Leibniz le projet d'une algèbre des pensées humaines, m'a orienté vers l'étude de la logique et de la philosophie du langage. Elle m'a aussi appris, comme le faisaient mes maîtres Vuillemin, Granger et Bouveresse, qu'on pouvait lire les philosophes du passé à la lumière de la logique et des problèmes d'aujourd'hui. Quoi qu'en disent les historiens de la philosophie, je ne vois pas ce qu'il y a de si mauvais dans ce type de lecture.

Leibniz est, de tous les cartésiens, celui qui croit le plus à l'existence d'un ordre rationnel et à l'objectivité de la vérité. A la différence de celui de Descartes, son Dieu ne crée pas librement les vérités éternelles : il doit respecter les principes de la logique. Leibniz appartient à la tradition réaliste qui va d'Aristote à Bolzano et Frege. C'est une tradition très différente de celle qui va de Descartes à Kant, Bergson et Merleau-Ponty : celle-ci croit trouver la raison dans la subjectivité et l'intuition, et conduit le plus souvent à l'idéalisme. J'ai toujours trouvé la première supérieure à la seconde. Leibniz commentait sarcastiquement la règle d'évidence : "A l'auberge de l'évidence M. Descartes a oublié d'ajouter une enseigne."

Quel est le texte de Leibniz qui vous a le plus marqué, nourri, et pourquoi ?

Les Nouveaux Essais sur l'entendement humain. D'abord parce que dans ce dialogue avec Locke, l'opposition entre le rationalisme et l'empirisme prend tout son sens, mais aussi parce que je n'ai pas cessé de retrouver les questions que Leibniz y soulève. Ce qu'il dit des noms d'espèces naturelles telles que "eau" ou "tigre", qui désignent implicitement des essences, anticipe celle des philosophes du langage contemporains. De même, sa théorie de la connaissance tacite et des "petites perceptions", qui implique que tout n'est pas présent à la conscience, ressemble étonnamment à celle qu'on trouve dans les sciences cognitives. La philosophie de la connaissance a encore beaucoup à y apprendre : elle doit chercher notamment à donner des versions contemporaines des distinctions leibniziennes entre vérités de raison et vérités de fait. Je partage avec Leibniz l'idée qu'il faut partir de ce l'on connaît et non de ce que l'on croit : il ne suffit pas de croire rationnellement, il faut savoir.

Outre la Théodicée - et son éblouissant final où Athéna fait contempler la série infinie des mondes possibles -, j'ai une prédilection pour sa Correspondance avec Arnauld. Le janséniste Arnauld le pousse dans ses retranchements, et s'attaque à sa doctrine selon laquelle l'individu César contient éternellement tous ses prédicats (conquérir les Gaules, franchir le Rubicon...), qui lui paraît menacer la liberté humaine. Ce n'est pas la seule de ses doctrines à avoir été mal interprétée, puisqu'on sait l'usage que fera Voltaire de la théorie qui veut que Dieu choisisse le meilleur des mondes possibles, selon un principe d'optimisation qui n'a rien à voir avec l'optimisme béat de Pangloss.

Selon vous, où cet auteur trouve-t-il aujourd'hui son actualité la plus intense ?

Aucun philosophe authentique n'est "d'actualité". Je crois en la pérennité des vrais problèmes philosophiques. Je ne pense pas qu'on puisse les résoudre, mais on peut trouver des formulations qui les enrichissent et élaborer des théories, y compris en métaphysique. Celles-ci doivent être informées des travaux scientifiques, sous peine de sombrer dans la pure spéculation. Je ne crois pas que la philosophie ait un but seulement thérapeutique, et qu'elle serve uniquement à dissiper les illusions des autres philosophes. Dès lors qu'on ne souscrit pas à l'une ou l'autre des formes de relativisme qu'on nous propose régulièrement, une attitude comme celle de Leibniz est encore à notre portée. Certes, son univers est bien loin du nôtre. Mais certaines de ses thèses sont encore avec nous. Il y a toujours lieu de se poser la question de la réalité des possibles, et la critique de Bergson selon laquelle le possible n'est rien d'autre que le miroir du réel ne me paraît en rien avoir menacé la fécondité de cette idée. Elle est toujours présente dans les théories contemporaines des dispositions et des pouvoirs de la nature. Le sens des principes leibniziens qui définissent l'identité et l'individualité est toujours discuté. Sa tentative de réconcilier les causes mécaniques et les causes finales mérite encore notre intérêt, même s'il est vrai que certaines de ses doctrines, comme sa théorie de l'harmonie préétablie de l'esprit et du corps, sont difficiles à ressusciter.

Leibniz essaya, contre Descartes, de préserver les acquis de l'aristotélisme. En un sens, c'est ce que font nombre de philosophes analytiques d'aujourd'hui. Les penseurs "profonds" de notre époque, comme Badiou, s'insurgent contre la scolastique. Mais Leibniz montre qu'on peut à la fois être scolastique et créatif. Malgré ses doctrines métaphysiques étonnantes, il n'y a chez lui aucun bavardage transcendantal. Et si ce monde pré-kantien était encore le nôtre ?

On a beaucoup dit que Leibniz était le dernier esprit universel. S'il vivait aujourd'hui, il ne pourrait plus tout savoir, mais il aurait peut- être monté une start-up, il serait conseiller des Grands, il défendrait l'Europe, il ferait des mathématiques financières, de la théorie des jeux, de la théorie des catégories, de la théorie des cordes et des sciences cognitives. Il ferait aussi un plan pour réformer les universités en préservant leur vocation de recherche, et s'opposerait aux tentatives de destruction dont elles sont aujourd'hui l'objet.

 

Repères

LE MONDE DES LIVRES | 22.05.08 | 17h47

 

Né à Leipzig en 1646, mort à Hanovre en 1716, Leibniz est sans doute l'un des derniers esprits universels de l'histoire intellectuelle européenne. Juriste, mathématicien, métaphysicien, il fut diplomate, historien, géologue, administrateur, ingénieur, inventeur et aussi traducteur, en excellant dans chaque domaine. Génie précoce, élevé par son père professeur de droit, il entra à l'université à 15 ans et devint docteur à 21 ! A 28 ans seulement, il se vit confier une mission diplomatique auprès de Louis XIV et séjourna quatre ans à Paris, en perfectionnant sa formation en mathématiques. Nommé conservateur de la bibliothèque de Hanovre, il conserva ce poste durant une quarantaine d'années, en multipliant les travaux pour construire un système de pensée universel, dont la complexité et la subtilité n'ont pas toujours été comprises.

Inventeur du calcul infinitésimal, Leibniz s'efforce de concevoir la réalité selon un principe fondamental de continuité (pas de saut ou ni de trou dans les phénomènes) et un principe de "raison suffisante" (rien ne se produit sans raison). Il s'attache également à mettre continûment en relation le caractère unique des événements et l'infinité des possibles. Ce qui le conduit notamment à renouveler la réflexion sur le mal.

Voltaire se trompe en caricaturant Leibniz en docteur Pangloss dans Candide. Il ne dit pas que tout va "pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles" mais que Dieu calcule les avantages inconvénients pour élire "ce qu'il y a de mieux à l'intérieur de ce qui est possible" et non pas le meilleur considéré absolument.

 

 

Dépasser la difficulté et les images d'Epinal, par Julien Pallotta

LE MONDE DES LIVRES | 22.05.08 | 17h47

 

De Leibniz, les élèves de classe terminale ont spontanément une idée : c'est le philosophe dont l'optimisme a été raillé par Voltaire dans Candide. Il n'est pas difficile de dépasser cette image d'Epinal : il suffit de confronter les élèves avec les textes du philosophe pour leur faire découvrir la richesse et la profondeur de sa pensée. Ils sont d'abord surpris par la variété des domaines abordés ou pratiqués par Leibniz : mathématiques, logique, histoire, droit, physique, diplomatie, outre la philosophie bien sûr. Dans un système scolaire où l'on apprend le cloisonnement des disciplines, il paraît étrange qu'un homme puisse penser ensemble ces connaissances disparates.

Mais en pénétrant dans les textes, c'est aussi par son style familier et imagé que Leibniz retient les élèves. Lorsque, au fil du cours, nous en venons à interroger la question de la liberté, la force philosophique de Leibniz nous est d'un grand secours. Pour prouver que notre volonté peut être déterminée par des motifs dont nous n'avons pas conscience, notre auteur en passe par une distinction conceptuelle essentielle entre la perception et l'aperception : ce n'est pas parce que nous n'apercevons pas les motifs de notre choix que nous ne les percevons pas. De quoi s'agit-il ? Si l'aperception suppose l'attention, en revanche, la perception, qui est continue dans notre existence, peut très bien ne pas franchir le seuil de notre conscience : aussi y a-t-il en nous à chaque instant une infinité de petites perceptions dont nous ne pouvons pas avoir conscience.

C'est ici que le style de Leibniz se révèle décisif : toujours accessible, simple et familier. Il fait appel à l'une des innombrables images qui peuplent ses écrits : l'image du "mugissement de la mer". Si nous n'apercevons que le brouhaha confus du rouleau de la vague, nous percevons néanmoins les cent mille petits bruits des gouttelettes dont l'assemblage confus est composé : image simple et vertigineuse qui ne manque pas de marquer les élèves. D'autres images chez Leibniz paraissent plus inquiétantes, comme ces insectes minuscules que nous avalons sans pouvoir les voir ; cette idée frappante (nous avons de la chance de ne pas tout apercevoir) trouve même son illustration au cinéma : au début de Blue Velvet, de David Lynch, la caméra, après un travelling avant, fait un très gros plan sur l'impeccable pelouse d'une maison de la middle-class américaine et révèle le monde grouillant et dégoûtant des insectes. Armé de cet exemple, l'enseignant est sûr d'avoir marqué l'imagination des élèves.

La philosophie est d'un abord difficile pour les élèves : souvent rebutés par l'abstraction, le découragement peut facilement être au rendez-vous. Mais certains textes de Leibniz - lui-même grand amateur de romans - imagés, concrets, familiers, peuvent être une porte d'entrée dans le "monde possible" de la philosophie.


Julien Pallotta, professeur de philosophie au lycée Gérard-de-Nerval de Luzarches (Val-d'Oise)

 

 

 

 

Publié dans philosophie auteurs

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