Locke (le Monde des Livres)

Publié le par lenuki


Le sens corrosif de l'empirisme

LE MONDE DES LIVRES | 14.08.08 | 13h17

 

Comment sensibiliser les élèves au mystère de la nature des choses ? Nous sommes si happés par nos activités, oubliant de les contempler et de les questionner...

Comme le fait Locke, portons un peu d'attention à cette fleur de lys. Elle n'est peut-être rien d'autre que cette blancheur visible à mes yeux, cette odeur sentie par mon nez, cette douceur éprouvée par mes doigts : une collection de qualités sensibles. Mais nous avons spontanément tendance à croire que la fleur posséderait une substance, une existence indépendante de ces qualités. Elles peuvent disparaître, la blancheur jaunir, les pétales se flétrir, ce que nous appelons "la fleur" reste présent.

Les élèves s'aperçoivent alors qu'il s'agit avec Locke de discuter cette difficulté : qu'est-ce qu'une chose ? N'est-elle qu'une multiplicité de sensations associées les unes aux autres, ou bien est-elle le réceptacle de ces qualités sensibles, subsistant indépendamment de celles-ci ? En réalité, peut-être que rien ne nous est donné d'autre à l'expérience que ces qualités sensibles, aussi durables ou fugaces soient-elles. Nous serions alors victimes d'un abus de langage en attribuant le même nom à cet être dont les qualités sensibles se sont transformées. Tout n'est-il donc que passage, devenir, ou bien y a-t-il quelque chose qui subsiste à travers le mouvement, le temps, et que nous nommons "objet" ou "sujet" ?

Avec nos élèves, livrons-nous à la fiction de la table rase : supposons notre esprit vierge de toute connaissance, de manière à se rendre disponible à "l'apparaître" du monde tel qu'il nous est donné de manière évidente, dans l'expérience la plus immédiate. Se manifeste alors une multiplicité de sensations simples. Mais nul objet sous-jacent à ces sensations, nulle "substance", comme le disent les philosophes.

Invitons à nouveau les élèves à rentrer en eux-mêmes : ce que nous nommons les actes de pensée (vouloir, percevoir, imaginer, désirer...) apparaissent eux aussi successivement à notre conscience, mais jamais la "chose pensante", l'"esprit", "l'âme", le "sujet" que nous supposons être le support ou la cause permanente de ces opérations. Là encore, nous sommes victimes des mots qui créent des problèmes métaphysiques insolubles. L'être du sujet et de l'objet nous demeurent inconnus, des questions de l'esprit humain restent sans réponse. Connaître, c'est s'en tenir aux limites des données de l'expérience : tel est le sens corrosif de l'empirisme, qui dissipe les faux problèmes métaphysiques.

Les élèves comprennent alors que nous ne sommes pas dans une situation meilleure que l'Indien philosophe évoqué par Locke : "Il disait que le monde était soutenu par un grand éléphant et on lui demanda : "Sur quoi l'éléphant repose-t-il ?". Il répondit : "Sur une grande tortue" ; mais on insista : "Qui soutient la tortue au large dos ?", et il répliqua : "Quelque chose, je ne sais quoi"."


Dimitri Derat, professeur au lycée Paul-Eluard à Saint-Denis.

 

 

 

Entretien avec Blandine Kriegel

Une autre généalogie de la modernité

LE MONDE DES LIVRES | 14.08.08 | 13h17  •  Mis à jour le 14.08.08 | 13h17

 

Quelle a été la place de Locke et de sa pensée dans votre propre itinéraire philosophique ?

Locke a été la grande figure des Lumières. "Le sage Locke", commente Voltaire, dans ses Lettres philosophiques. En 1700, la parution en français de l'Essai philosophique concernant l'entendement humain ouvre la querelle du sensualisme (la connaissance par les sens) et de l'innéisme (la connaissance par les idées innées) qui partage les Lumières. Son esthétique, sa pédagogie, son esprit de tolérance inspirent nos encyclopédistes ; de même, sa critique de la monarchie de droit divin, sa défense de la république, sa recommandation de déclarer les droits de l'homme influencent Rousseau et les Pères fondateurs de la révolution américaine. Pourtant, passé le XVIIIe siècle, l'Europe en général et la France en particulier vont l'oublier. La philosophie allemande préfère l'idéalisme à l'empirisme, Victor Cousin choisit de s'intéresser à Descartes plutôt qu'à Locke.

Puis, hypnotisée par la révolution et la contre-révolution, la pensée politique contemporaine s'intéresse à la liberté économique et à l'émancipation sociale plutôt qu'au droit politique. Dans les années 1950 et 1960, une discrète réhabilitation s'amorce avec les études de Maurice Cranston en Grande-Bretagne et de Raymond Polin en France. Leur écho reste néanmoins assourdi par la critique dominante que Macpherson consacre à celui qu'il tient pour un prophète du capitalisme. A la même époque, aux yeux de tous, l'Etat est devenu "le plus froid de tous les monstres froids", la violence est tenue pour "la locomotive de l'histoire". On estime qu'il n'y a plus ni république, ni Etat de droit, on ne croit plus qu'aux empires... C'est seulement lorsque ces certitudes ont été ébranlées, avec la fin du communisme, que nous avons redécouvert la philosophie politique classique et son dessein républicain.

Quel est le texte de lui qui vous a le plus marqué et pourquoi ?

Les Deux traités du gouvernement civil qui dessine la contribution particulière de la seconde révolution anglaise (la Glorieuse Révolution) à la renaissance républicaine de l'âge classique. Au-delà de la problématique commune qu'il partage avec ses prédécesseurs (Bodin, Hobbes, Spinoza), Locke apporte sa touche particulière. Problématique commune : l'effort pour séculariser les prescriptions religieuses en règles du lien civil, la séparation entre l'état de nature et l'état civil, l'institution de la société civile par le pacte. Touche particulière : la redéfinition de l'état de nature où règne la loi naturelle, la dénonciation de l'état de guerre et de l'esclavage, le pacte d'association qui étend la liste des droits individuels et substitue la séparation des pouvoirs à la souveraineté. Locke dénonce l'état de guerre et établit l'équation entre l'état de guerre et l'esclavage.

"Capitaliste", Locke ? Peut-être. Mais impérialiste ? Certainement pas, car c'est lui qui, après Hobbes et avant Rousseau, fait le plus nettement de l'esclavage l'antinomie de la république. Du reste, c'est la lecture de Locke qui m'a conduite à intituler mon premier ouvrage L'Etat et les esclaves (Calmann-Lévy, 1979). La société politique qu'il imagine fait plus de place aux libertés individuelles et à la pluralité des pouvoirs : l'origine du gouvernement repose sur le consentement du peuple, sa fin est le bien commun et la conservation des propriétés. Son fonctionnement suppose la pluralité des pouvoirs législatif, exécutif, fédératif. Les lois doivent être rédigées et publiées.

Selon vous, où cet auteur trouve-t-il aujourd'hui une actualité plus intense ?

Tout le monde voit midi à sa porte. En France, la république semble inséparable - et elle n'est toujours pas séparée - de la Révolution. Aussi n'est-il pas malsain de traverser la Manche pour observer une autre généalogie de la modernité. Un siècle plus tôt, en Angleterre, tout semble commencer avec Cromwell, comme la Révolution en France. Le même idéalisme, la même violence, la même mise à mort du roi. Mais la Glorieuse Révolution ouvre à l'Angleterre moderne un destin de paix et de prospérité qui fera bientôt d'elle la première puissance mondiale. Locke est bel et bien le théoricien de ce destin. Républicain sincère marqué par la tradition puritaine, lecteur de Milton, il reprend l'argumentation qui fonde la liberté de conscience sur la finitude humaine. Contemporain de Newton, il assiste à l'émergence de la science moderne. Son ami le physicien Robert Boyle est le président de la Royal Society, où les idées de la Renaissance trouvent un relais dans la franc-maçonnerie. Insensiblement, le flot du biblicisme puritain s'écoule et s'infléchit dans un idéal humanitaire où les religions sont considérées avec le même intérêt et la même tolérance. Les différentes factions religieuses ayant servi de point d'appui aux partis politiques au XVIIe siècle, la reconnaissance de la tolérance et l'exaltation de la pluralité invalident la lutte à mort des partis.

Cette solution, la pacification des guerres de religion et des luttes de partis, pourquoi n'a-t-elle pas vu le jour en France ? Pourquoi l'Angleterre a-t-elle inventé un remède qui l'a prémunie des révolutions répétées que nous avons connues ? En France, nous sommes sortis des guerres de religion par l'Edit de Nantes et la proclamation de la neutralité de l'Etat. Mais, dans le même temps, la concentration du pouvoir dans la souveraineté, le lent mais irrésistible parcours de la philosophie cartésienne qui donne à la volonté le primat sur l'entendement et exile l'homme hors de la nature ouvrent la porte à l'idée des recommencements absolus. On perd la loi naturelle. Contre la religion de la force sortie du laïcisme machiavellien, la loi naturelle est la revanche de l'Angleterre puritaine qui croit à l'existence de normes stables régissant les relations humaines exactement comme Einstein dira plus tard que Dieu ne joue pas aux dés. A partir d'elle, Locke établit les bases axiomatiques de la réconciliation des partis dans l'espace constitutionnel du gouvernement pluriel.

Or nous qui rejouons toujours la division de la droite et de la gauche héritée de la Révolution française comme le même et unique grand drame national, nous avons manqué cette conciliation. Avec notre Etat administratif souverain, nous avons échoué à la pacification des partis. Voilà pourquoi la Révolution n'est pas terminée. Et notre philosophie soutient cette politique : nous croyons qu'il est possible de réinventer les règles, alors que Locke avait indiqué que nous pouvons les déclarer, parce qu'elles sont déjà présentes dans la nature politique et éthique de l'homme. Dès la fin du XVIIIe siècle, pourtant, la figure de Locke s'efface. Trop à gauche pour les conservateurs qui, dans la république à gouvernement monarchique, n'ont d'yeux que pour la monarchie, trop bibliciste et réformiste pour les révolutionnaires, il disparaît dans la tourmente créée par la Révolution et ses ennemis. Telle est donc l'actualité de Locke : la sortie de la Révolution par la reconstruction de la République.

 

Propos recueillis par Jean Birnbaum

Article paru dans l'édition du 15.08.08

 

 

Publié dans philosophie auteurs

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article