L'homme a-t-il besoin de l'art ?
I. Analyse des termes de la question :
- Art (Cf. indo européen ar : idée d’arrangement, de mise en ordre)
Deux sortes d’arrangements :
+ arrangements utilitaires (cf. artisan→techné)
+ arrangements non utilitaires visant à une satisfaction supérieure de l’esprit, du goût.
Cf. distinction entre praxis (savoir-faire) et poïesis (production, création)
L’art au sens esthétique est une production qui ne semble viser aucune utilité manifeste autre que le plaisir qu’on y prend. D’ailleurs le plaisir qui le qualifie ne doit-il pas être désintéressé, selon Kant ?
« Le goût est la faculté de juger d’un objet ou d’un mode de représentation, sans aucun intérêt, par une satisfaction ou une insatisfaction. On appelle beau l’objet d’une telle satisfaction. »
Kant Analytique du beau
C’est tout le sens de la distinction que fait Kant entre le beau et l’agréable (qui renvoie à une satisfaction intéressée).
- Besoin
Ce qui manque à un être vivant pour assurer sa vie organique
Distinction entre :
+ besoins naturels primaires indispensables pour survivre (faim, soif, sexualité, sommeil)
+ besoins naturels secondaires dont la satisfaction peut être différée (protection,, affection)
+ besoins culturels, acquis avec le milieu social. Or l’art n’appartiendrait-il pas à cette troisième catégorie ?
- Homme
+ biologie : être vivant faisant partie de l’espèce animale ; mammifère primate, famille des hominiens
+ morale : être humain moralement adulte (autonome et responsable), personne
+ philosophie : être générique représentant les qualités et les caractéristiques de l’espèce humaine : conscience de soi, langage, travail, culture au sens restreint comme production de l’esprit, etc.
« Les choses de la nature n’existent qu’immédiatement et d’une seule façon, tandis que l’homme, parce qu’il est esprit, a une double existence ; il existe d’une part au même titre que les choses de la nature, mais d’autre part il existe aussi pour soi, il se contemple, se représente à lui-même, se pense et n’est esprit que par cette activité qui constitue un être pour soi. Cette conscience de soi, l’homme l’acquiert de deux manières : Primo, théoriquement, parce qu’il doit se pencher sur lui-même pour prendre conscience de tous les mouvements, replis et penchants du cœur humain et d’une façon générale se contempler, se représenter ce que la pensée peut lui assigner comme essence, enfin se reconnaître exclusivement aussi bien dans ce qu’il tire de son propre fond que dans les données qu’il reçoit de l’extérieur. Deuxièmement, l’homme se constitue pour soi par son activité pratique, parce qu’il est poussé à se trouver lui-même, à se reconnaître lui-même dans ce qui lui est donné immédiatement, dans ce qui s’offre à lui extérieurement. Il y parvient en changeant les choses extérieures, qu’il marque du sceau de son intériorité et dans lesquelles il ne retrouve que ses propres déterminations. L’homme agit ainsi, de par sa liberté de sujet, pour ôter au monde extérieur son caractère farouchement étranger et pour ne jouir des choses que parce qu’il y retrouve une forme extérieure de sa propre réalité. Ce besoin de modifier les choses extérieures est déjà inscrit dans les premiers penchants de l’enfant ; le petit garçon qui jette des pierres dans le torrent et admire les ronds qui se forment dans l’eau, admire en fait une œuvre où il bénéficie du spectacle de sa propre activité. »
Hegel, Esthétique (1835), Textes choisis, traduction de S. Jankélévitch, Ed. P.U.F., 1953, pp. 21-22.
Est-ce un hasard si cette définition de l’homme est donnée dans Esthétique, un ouvrage de Hegel qui a justement pour objet l’étude du beau. ? Or le beau, selon Hegel n’est pas naturel, mais une production de l’esprit humain. En ce sens, l’art, si tant est qu’il recherche le beau, ne serait-il pas un besoin de l’esprit humain ?
II. Recherche des idées
Interrogations sur :
+ la notion de besoin : un besoin est avant tout une exigence organique biologique. S’il n’est pas assouvi, l’homme est en danger de mort.
+ l’utilité vitale, pour l’homme, de l’art : l’homme a-t-il besoin de l’art comme il a besoin de boire ? Mourra-t-il si l’art n’existe plus ?
+ le rapport art-besoin : l’art pouvant se définir par son inutilité immédiate, sa gratuité, son côté superflu pour le sens commun et le besoin se définissant par la nécessité d’être satisfait ou comblé, il semblerait que tout les oppose, de manière irréconciliable. Mais le besoin n’est-il que d’ordre biologique ? Ne pourrait-il pas être d’ordre psychologique ou spirituel ? Que serait un monde humain sans art ? Serait-il encore humain ?
III. Problématique
Si l’homme ne peut pas vivre sans boire, manger, assouvir ses besoins naturels primaires, il n’a aucun besoin de l’art pour vivre. Mais se contenter de survivre, est-ce encore être humain ? L’homme n’a-t-il pas, aussi, besoin de vivre pleinement, de se sentir exister ? N’est-ce pas le rôle de la culture que de l’y aider, en palliant ses insuffisances naturelles ? Or l’art est un fait culturel, non naturel. Bien qu’artificiel, l’art n’est-il pas aussi essentiel à l’homme que boire ou manger : ce superflu n’est-il pas, selon le mot de Voltaire, « chose bien nécessaire » ? Si l’homme a des besoins à combler pour vivre, n’a-t-il pas aussi besoin d’une raison de vivre ? En effet, si le seul but de l’homme n’était que de combler des besoins naturels, qu’est-ce qui le différencierait de l’animal ? L’art, en ce sens, ne serait-il pas ce qui permet à l’homme de réaliser son humanité, de répondre à son besoin spirituel de créativité, d’imprimer, comme le suggère Hegel, sa marque pour s’y reconnaître et prendre conscience de toutes ses potentialités, au même titre que le travail ou le jeu ?